En finir avec le mythe de l’empereur mâle : un nouveau regard sur la société du Japon ancien

Histoire Culture

En s’appuyant sur les recherches qu’elle a effectuées sur la reine Himiko et les impératrices du Japon, l’historienne Yoshie Akiko remet en question l’idée très répandue selon laquelle la tradition veut que la lignée impériale soit exclusivement masculine.

Yoshie Akiko YOSHIE Akiko

Historienne spécialisée dans l’histoire ancienne du Japon. Professeure émérite de l’Université Teikyô. Née en 1948. Diplômée de l’Université Tokyo Gakugei en 1971. Titulaire d’un doctorat de l’Université métropolitaine de Tokyo.

La position honorable des femmes dans l’ancien Japon

« Au Japon, la reconnaissance de l’histoire des femmes en tant que discipline universitaire s’est amorcée dans les années 1980, avec l’essor du féminisme et de l’accès des femmes aux milieux universitaires », dit l’historienne Yoshie Akito. « J’étais l’une de ces femmes », ajoute-t-elle.

Mais, comme elle le souligne, les fondations de son travail sur les femmes dans le Japon ancien avaient  été posées bien avant.

« Dès avant la Seconde Guerre mondiale, » observe-t-elle, « l’ethnologue Takamure Itsue (1894-1964) avait soutenu que les coutumes du mariage en visite et de la résidence matrilocale avaient prévalu jusqu’à l’époque de Heian (794-1185). Ce n’est que beaucoup plus tard que le mariage patrilocal est devenu la norme. Dans le Japon ancien, les enfants étaient en général élevés dans les foyers de leurs parents maternels, ce qui donnait plus de poids à la lignée maternelle. Takamure affirmait que, dans la société japonaise ancienne, les femmes occupaient une position honorable et non pas inférieure. Mais à cette époque, les hommes exerçaient à l’évidence une domination sans faille sur les cercles académiques, et cette domination s’est perpétuée après la guerre, si bien que ses théories ont été en grande partie rejetées. »

Lire entre les lignes

Dans ses propres recherches, Yoshie s’est efforcée de mettre en lumière le rôle politique des femmes dans le Japon des premiers temps en procédant à une lecture attentive des textes anciens, notamment celle d’ouvrages du VIIIe siècle comme le Kojiki (Chroniques des faits anciens), le Nihon shoki (Chroniques du Japon) et le Shoku Nihongi (Suite des chroniques du Japon), auxquels il faut ajouter le Man’yôshu (anthologie poétique remontant aux VIIe et VIIIe siècles), les rapports appelés fudoki, concernant les provinces, et les premières lois écrites du Japon.

« On ne trouve pratiquement aucune mention des femmes dans la recherche universitaire sur l’essor de l’État et de l’ancien gouvernement de Yamato », dit Yoshie. « Et pour les débuts de l’époque ancienne, la pénurie de matériaux est particulièrement criante. Mais les quelques sources dont on dispose commencent tout de même, pour peu qu’on les relisent avec la question [des femmes] présente à l’esprit, à révéler toutes sortes d’indices jusque-là négligés. Elles contiennent, par exemple, des références à des femmes chefs de villages ou de clans, et on apprend que les femmes jouissaient de droits de succession. »

Au début des années 2000, la recherche sur les femmes dans le Japon ancien avait commencé à susciter beaucoup d’intérêt avec la publication de plusieurs livres présentant de nouvelles découvertes sur le rôle des femmes chefs de clans et empereurs. (Dans cet article, le mot japonais tennô, qui est neutre, est en général traduit par « empereur ». Mais, par souci de clarté, « impératrice » est utilisé pour désigner le titre porté par des individus spécifiques.)

« Les universitaires de sexe féminin mettaient progressivement en lumière le rôle dirigeant joué par les femmes dans le Japon ancien, et un petit nombre d’historiens de sexe masculin faisaient référence à ces découvertes dans leurs propres travaux. À peu près à la même époque, la question historique de la succession au trône impérial est devenue un sujet brûlant dans les medias de masse, en raison d’une inquiétude grandissante de voir la lignée impériale échouer dans une impasse sous la règle en vigueur de la succession masculine patrilinéaire. »

Qui était Himiko ?

C’est aussi vers cette époque que Yoshie s’est lancée dans une étude de grande ampleur sur Himiko, un personnage que nous connaissons grâce à un récit figurant dans Les chroniques des trois royaumes, une histoire dynastique de la Chine du IIIe siècle. Ce récit, connu des universitaires japonais sous le nom de Gishi Wajin den (Histoire des Wa des annales de Wei), parle de Himiko en tant que reine du Yamatai, un pays situé sur le territoire des Wa, autrement dit au Japon. Il raconte qu’un groupe de chefs de clans a « conjointement établi » Himiko comme leur souveraine en vue de mettre un terme à des années de guerre civile. Il la présente aussi comme une reine-shaman et déclare qu’elle gouvernait avec l’assistance de son frère cadet.

« Au Japon, des centaines, voire des milliers, de textes ont été écrits sur Himiko et le Yamatai, tous basés sur le Gishi Wajin den. Une lecture trop étriquée de cette source a conduit les universitaires à la conclusion, qui continue de prévaloir, que Himiko était une shaman recluse, et que c’était son frère cadet qui gouvernait de facto. Personne n’a jugé pertinent de remettre en question l’hypothèse, pourtant tendancieuse, selon laquelle il allait de soi que c’était un homme qui tenait les rênes du pouvoir politique. »

Yoshie pense que le Gishi Wajin den doit être interprété à l’aune des découvertes archéologiques et historiques récentes, en sachant que le récit reflète les préjugés de la société strictement patriarcale et patrilinéaire de la Chine ancienne. En relisant attentivement le texte avec tout ceci présent à l’esprit, Yoshie est devenue de plus en plus convaincue que Himiko était personnellement en charge du gouvernement et de la diplomatie de son pays.

Pour prendre un exemple, l’une des raisons qui explique que les historiens aient sous-estimé le rôle politique et diplomatique de Himiko réside dans le fait que le Gishi Wajin den déclare qu’elle n’est jamais apparue en chair et en os devant des émissaires étrangers. Mais du point de vue de Yoshie, cette discrétion même montre à l’évidence qu’elle exerçait bel et bien le pouvoir monarchique. « Les monarques de Yamato n’apparaissaient jamais en personne devant les étrangers, et ce jusqu’à la fin du VIIe siècle, quand la construction du Palais Fujiwara, de style chinois, a créé un espace où ils pouvaient tenir audience avec les émissaires étrangers », observe-t-elle.

Les analyses archéologiques du contenu des kofun, les tumulus du Japon, suggèrent qu’il y avait des chefs de clans des deux sexes d’un bout à l’autre de l’archipel japonais, dont un pourcentage de femmes situé quelque part entre 30 et 50 % du total. Certaines de ces femmes étaient enterrées avec des armes. D’après Yoshie, l’« établissement conjoint » de Himiko comme souveraine ayant autorité sur une trentaine de chefs de clans a eu lieu dans le contexte d’une société dans laquelle les femmes participaient au gouvernement sur un pied d’égalité avec les hommes.

D’après le Gishi Wajin den, le royaume de Wei a conféré à Himiko le titre de « reine des Wa et amie des Wei » — ce qui, selon Yoshie, témoigne des talents diplomatiques de Himiko.

Suite > Lever le voile sur l’impératrice Suiko

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