En finir avec le mythe de l’empereur mâle : un nouveau regard sur la société du Japon ancien
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La position honorable des femmes dans l’ancien Japon
« Au Japon, la reconnaissance de l’histoire des femmes en tant que discipline universitaire s’est amorcée dans les années 1980, avec l’essor du féminisme et de l’accès des femmes aux milieux universitaires », dit l’historienne Yoshie Akito. « J’étais l’une de ces femmes », ajoute-t-elle.
Mais, comme elle le souligne, les fondations de son travail sur les femmes dans le Japon ancien avaient été posées bien avant.
« Dès avant la Seconde Guerre mondiale, » observe-t-elle, « l’ethnologue Takamure Itsue (1894-1964) avait soutenu que les coutumes du mariage en visite et de la résidence matrilocale avaient prévalu jusqu’à l’époque de Heian (794-1185). Ce n’est que beaucoup plus tard que le mariage patrilocal est devenu la norme. Dans le Japon ancien, les enfants étaient en général élevés dans les foyers de leurs parents maternels, ce qui donnait plus de poids à la lignée maternelle. Takamure affirmait que, dans la société japonaise ancienne, les femmes occupaient une position honorable et non pas inférieure. Mais à cette époque, les hommes exerçaient à l’évidence une domination sans faille sur les cercles académiques, et cette domination s’est perpétuée après la guerre, si bien que ses théories ont été en grande partie rejetées. »
Lire entre les lignes
Dans ses propres recherches, Yoshie s’est efforcée de mettre en lumière le rôle politique des femmes dans le Japon des premiers temps en procédant à une lecture attentive des textes anciens, notamment celle d’ouvrages du VIIIe siècle comme le Kojiki (Chroniques des faits anciens), le Nihon shoki (Chroniques du Japon) et le Shoku Nihongi (Suite des chroniques du Japon), auxquels il faut ajouter le Man’yôshu (anthologie poétique remontant aux VIIe et VIIIe siècles), les rapports appelés fudoki, concernant les provinces, et les premières lois écrites du Japon.
« On ne trouve pratiquement aucune mention des femmes dans la recherche universitaire sur l’essor de l’État et de l’ancien gouvernement de Yamato », dit Yoshie. « Et pour les débuts de l’époque ancienne, la pénurie de matériaux est particulièrement criante. Mais les quelques sources dont on dispose commencent tout de même, pour peu qu’on les relisent avec la question [des femmes] présente à l’esprit, à révéler toutes sortes d’indices jusque-là négligés. Elles contiennent, par exemple, des références à des femmes chefs de villages ou de clans, et on apprend que les femmes jouissaient de droits de succession. »
Au début des années 2000, la recherche sur les femmes dans le Japon ancien avait commencé à susciter beaucoup d’intérêt avec la publication de plusieurs livres présentant de nouvelles découvertes sur le rôle des femmes chefs de clans et empereurs. (Dans cet article, le mot japonais tennô, qui est neutre, est en général traduit par « empereur ». Mais, par souci de clarté, « impératrice » est utilisé pour désigner le titre porté par des individus spécifiques.)
« Les universitaires de sexe féminin mettaient progressivement en lumière le rôle dirigeant joué par les femmes dans le Japon ancien, et un petit nombre d’historiens de sexe masculin faisaient référence à ces découvertes dans leurs propres travaux. À peu près à la même époque, la question historique de la succession au trône impérial est devenue un sujet brûlant dans les medias de masse, en raison d’une inquiétude grandissante de voir la lignée impériale échouer dans une impasse sous la règle en vigueur de la succession masculine patrilinéaire. »
Qui était Himiko ?
C’est aussi vers cette époque que Yoshie s’est lancée dans une étude de grande ampleur sur Himiko, un personnage que nous connaissons grâce à un récit figurant dans Les chroniques des trois royaumes, une histoire dynastique de la Chine du IIIe siècle. Ce récit, connu des universitaires japonais sous le nom de Gishi Wajin den (Histoire des Wa des annales de Wei), parle de Himiko en tant que reine du Yamatai, un pays situé sur le territoire des Wa, autrement dit au Japon. Il raconte qu’un groupe de chefs de clans a « conjointement établi » Himiko comme leur souveraine en vue de mettre un terme à des années de guerre civile. Il la présente aussi comme une reine-shaman et déclare qu’elle gouvernait avec l’assistance de son frère cadet.
« Au Japon, des centaines, voire des milliers, de textes ont été écrits sur Himiko et le Yamatai, tous basés sur le Gishi Wajin den. Une lecture trop étriquée de cette source a conduit les universitaires à la conclusion, qui continue de prévaloir, que Himiko était une shaman recluse, et que c’était son frère cadet qui gouvernait de facto. Personne n’a jugé pertinent de remettre en question l’hypothèse, pourtant tendancieuse, selon laquelle il allait de soi que c’était un homme qui tenait les rênes du pouvoir politique. »
Yoshie pense que le Gishi Wajin den doit être interprété à l’aune des découvertes archéologiques et historiques récentes, en sachant que le récit reflète les préjugés de la société strictement patriarcale et patrilinéaire de la Chine ancienne. En relisant attentivement le texte avec tout ceci présent à l’esprit, Yoshie est devenue de plus en plus convaincue que Himiko était personnellement en charge du gouvernement et de la diplomatie de son pays.
Pour prendre un exemple, l’une des raisons qui explique que les historiens aient sous-estimé le rôle politique et diplomatique de Himiko réside dans le fait que le Gishi Wajin den déclare qu’elle n’est jamais apparue en chair et en os devant des émissaires étrangers. Mais du point de vue de Yoshie, cette discrétion même montre à l’évidence qu’elle exerçait bel et bien le pouvoir monarchique. « Les monarques de Yamato n’apparaissaient jamais en personne devant les étrangers, et ce jusqu’à la fin du VIIe siècle, quand la construction du Palais Fujiwara, de style chinois, a créé un espace où ils pouvaient tenir audience avec les émissaires étrangers », observe-t-elle.
Les analyses archéologiques du contenu des kofun, les tumulus du Japon, suggèrent qu’il y avait des chefs de clans des deux sexes d’un bout à l’autre de l’archipel japonais, dont un pourcentage de femmes situé quelque part entre 30 et 50 % du total. Certaines de ces femmes étaient enterrées avec des armes. D’après Yoshie, l’« établissement conjoint » de Himiko comme souveraine ayant autorité sur une trentaine de chefs de clans a eu lieu dans le contexte d’une société dans laquelle les femmes participaient au gouvernement sur un pied d’égalité avec les hommes.
D’après le Gishi Wajin den, le royaume de Wei a conféré à Himiko le titre de « reine des Wa et amie des Wei » — ce qui, selon Yoshie, témoigne des talents diplomatiques de Himiko.
Lever le voile sur l’impératrice Suiko
Entre la fin du VIe siècle et le troisième quart du VIIIe, six femmes — représentant huit règnes séparés — sont montées sur le trône impérial du Japon : Suiko, Kôgyoku/Saimei, Jitô, Genmei, Genshô et Kôken/hôtoku. En fait, au cours de cette période cruciale de l’histoire ancienne du Japon et de la cour impériale, approximativement la moitié des empereurs ont été des femmes. Et pourtant les historiens les ont traitées comme si elles n’étaient rien de plus que des « héritiers transitoires » , recrutés au cas par cas pour prévenir une rupture de la lignée masculine.
Yoshie estime que l’histoire s’est montrée particulièrement injuste à l’égard de la première de ces femmes, l’impératrice Suiko (r. 592-628). Fille de l’empereur Kinmei et de Soga no Kitashihime, du puissant clan des Soga, Suiko a régné pendant 36 ans, et son règne a été le théâtre de progrès importants dans le processus de construction de la nation, aidé en cela par l’introduction du bouddhisme. Mais le crédit de ces avancées est souvent attribué à l’oncle de Suiko, Soga no Umako, et à son neveu, le prince régent Shôtoku (574-622). Selon Yoshie, ceci est en partie dû à des informations erronées véhiculées par les Chroniques du Japon, l’histoire officielle qui constitue notre source principale pour la période qui va de la fin des années 500 au début du VIIIe siècle.
« La déification du prince Shôtoku ayant commencé à peu près à l’époque de la compilation des Chroniques du Japon, il est difficile de se faire une vision claire de l’impératrice Suiko, dont cette légende a tendance à brouiller l’image », dit Yoshie. « Mais si l’on s’en tient aux faits historiques incontestés, il semble clair que Suiko était une souveraine à part entière, qui s’était activement engagée dans la diplomatie et savait comment tirer le meilleur parti des talents de ces deux hommes. »
Au cours de cette période de l’histoire, dit Yoshie, le titre de roi ou d’empereur était conféré à des gens dont l’autorité était acceptable aux yeux des chefs des puissants clans du pays — comme dans le cas de l’« établissement conjoint » de Himiko survenu quelques siècles plus tôt. Yoshie pense que le choix d’un souverain parmi d’autres héritiers remplissant les conditions requises obéissait moins à des considérations de genre que d’âge et d’expérience ; Il fallait avoir à peu près 40 ans pour se qualifier.
On peut lire dans les Chroniques du Japon que le père de l’impératrice Suiko, âgé de 31 ans, a eu le sentiment d’être trop jeune et inexpérimenté pour devenir empereur ; il a alors demandé à l’épouse d’un empereur précédent de monter sur le trône à sa place, mais elle a refusé. D’après Yoshie, ce récit (toute considération d’inconsistance historique mise à part) peut être interprété comme la preuve que la sagesse et l’expérience se voyaient accorder plus d’importance que le genre.
« La cour de Yamato était en train de consolider son pouvoir au milieu d’une intense compétition », dit Yoshie. « Et elle avait même envoyé des troupes dans la péninsule coréenne ; le monarque devait donc être quelqu’un doté de l’expérience et de l’autorité nécessaires pour maintenir la cohésion entre ses sujets et les gouverner. »
Lorsque l’impératrice Suiko est montée sur le trône, elle avait 39 ans ; le prince Shôtoku, qui s’appelait alors Umayado, n’avait quant à lui qu’une vingtaine d’années. Vu l’importance qu’on accordait alors à l’âge et à l’expérience, Yoshie juge peu probable que le prince Shôtoku se soit chargé de la gestion des affaires de l’État pour le compte de Suiko. Yoshie remet aussi en question la croyance très répandue selon laquelle Suiko aurait été avant tout la marionnette de Soga no Umako, son puissant oncle.
« L’oncle et la nièce n’avaient que deux ans d’écart », souligne-t-elle. « J’ai tendance à les voir comme deux personnes intimes depuis l’enfance, élevées ensemble dans le même foyer matrilocal du clan Soga — deux égaux qui partageaient les mêmes idées sur la construction de la nation via l’introduction et la diffusion du bouddhisme. »
La société « bilinéaire » du Japon ancien
Il y eut une époque où les historiens classaient toutes les sociétés selon deux catégories, soit patrilinéaires soit matrilinéaires. Mais il est de plus en plus admis, avec l’aval de l’anthropologie culturelle, que le Japon ancien était une société « bilinéaire », qui attribuait la même valeur aux lignées maternelles et paternelles. Les deux lignées parentales contribuaient à définir la position des individus au sein du clan, et les descendants masculins comme féminins de l’empereur étaient considérés comme des héritiers légitimes du trône.
« Le principe de patrilinéarité a été inclus dans le code japonais à la fin du VIIe siècle, quand la cour a adopté le système Ritsuryô, construit sur le modèle des institutions de la Chine des Tang. Mais je pense que la bilinéarité a perduré dans la société japonaise, notamment dans la classe dominante, approximativement jusqu’à la fin du VIIIe siècle », dit Yoshie. Elle remarque que l’arbre généalogique du prince Shôtoku, tel qu’il est décrit dans le Tenjukoku mandala shûchô, qui date de 622, montre clairement qu’une importance égale était accordée à la descendance masculine et féminine. Les Chroniques du Japon, en revanche, ont tendance à privilégier la lignée masculine, ce qui témoigne de l’influence grandissante des normes chinoises chez les notables japonais.
Avoir du sang impérial du côté maternel comme paternel donnait davantage de poids aux revendications de légitimité et, aux VIe et VIIe siècles, les mariages consanguins étaient courants parmi les membres de la maison impériale. Durant cette période, en fait, il suffisait de remonter à deux générations pour trouver chez la majorité des empereurs, hommes et femmes, des liens de parenté, à la fois du côté paternel et maternel, avec un empereur précédent.
Yoshie remarque que tant l’empereur Jomei (r. 629-641) que son épouse, devenue par la suite l’impératrice Kôgyoku, étaient apparentés à l’empereur Kinmei du côté paternel comme maternel. Leurs fils — qui allaient devenir empereurs sous les noms de Tenchi et Tenmu — n’étaient encore que de petits enfants à la mort de l’empereur Jomei, et leur mère est montée sur te trône sous le nom d’impératrice Kôgyoku (r. 642-645). « Elle a abdiquée pour une courte période de temps, mais son talent lui a valu d’être rétablie et de régner à nouveau sous le nom d’impératrice Saimei (r. 655-661). Il ne fait pas de doute que, au fur et à mesure de leur croissance, ses fils ont tiré les leçons de la manière exemplaire dont elle a mené son règne. De ce point de vue, on peut considérer que les empereurs Tenchi et Tenmu constituent de bonnes illustrations de la succession impériale matrilinéaire.
La succession masculine est une règle moderne
Deux autres impératrices ont également régné à l’époque d’Edo (1603-1868) : l’impératrice Meishô (r. 1629-1643) et l’impératrice Go-Sakuramachi (r. 1762-1771). Yoshie convient que toutes deux avaient probablement le statut de nagatsuki, ou « héritières transitoires », selon la terminologie en vigueur, et elle suppose que, à partir des années 1960, les universitaires se sont appuyés sur ces exemples pour en arriver à la conclusion que tel avait toujours été le statut des impératrices. Mais la recherche de Yoshie n’abonde pas dans ce sens.
Les règles actuelles de la succession impériale — selon lesquelles seul un homme issu de la lignée masculine peut prétendre monter sur le trône du Chrysanthème — ont été codifiées pour la première fois dans la Loi de 1889 sur la maison impériale, adoptée de concert avec la Constitution de Meiji dans le cadre du projet japonais de construction d’un État-nation impérial moderne.
« Les règles de succession ont fait jusqu’au bout l’objet d’un âpre débat, mais il a finalement été décidé qu’une femme ne pouvait pas monter sur le trône et que la succession devait être exclusivement patrilinéaire, de père en fils. » Le débat a été relancé dans les années 1990, en pleine pénurie d’héritiers masculins éligibles, et, en 2005, une commission gouvernementale a entériné la succession féminine. Mais l’élan en faveur de la réforme a fléchi après que le prince Fumihito (le frère de l’empereur actuel) et la princesse Kiko eurent donné naissance à un héritier masculin en 2006.
Sur le papier tout du moins, le Japon a renoncé au système ie et autres institutions patriarcales après la Seconde Guerre mondiale. La Constitution d’après-guerre, fondée sur le principe de souveraineté populaire, assigne à l’empereur un rôle strictement cérémoniel et accorde des droits égaux aux hommes et aux femmes. « Il n’empêche que le chauvinisme masculin persiste dans la société japonaise », dit Yoshie, « et la maison impériale continue de se plier à des règles de succession adoptées à l’époque de la souveraineté impériale. »
Le problème réside en grande partie, dit Yoshie, dans le fait que la majorité des Japonais ne se rendent pas compte que la succession masculine patrilinéaire est un mode de fonctionnement relativement nouveau.
« Je pense que l’hostilité d’un grand nombre de gens à l’idée de changer les règles provient de la croyance erronée que la succession masculine est une tradition sacrée remontant à des temps immémoriaux. Il est temps pour les Japonais de se libérer de ce mythe et de voir les “traditions” de la maison impériale sous un angle différent, qui prenne en compte le rôle symbolique attribué à l’empereur par la Constitution du Japon. »
(Texte d’Itakura Kimie, de Nippon.com. Photo de titre : portrait sublimé de l’impératrice Suiko, réalisé en 1726 par Tosa Mitsuyoshi. Avec l’aimable autorisation du temple Eifuku-ji, Osaka)