« Drive My Car » de Hamaguchi Ryûsuke : un nouveau maître du cinéma japonais fait fureur dans le monde entier
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Comment expliquer le remarquable succès que Drive My Car, de Hamaguchi Ryûsuke, rencontre à l’échelle planétaire ? Le film, sorti en 2021, a été couronné par quatre prix au Festival de Cannes, dont celui du meilleur scénario — attribué pour la première fois à un film japonais. D’autres distinctions lui ont été décernées aux Golden Globes et par la Société nationale des critiques cinématographiques, basée aux États-Unis, et cette ascension a culminé le 28 mars lorsqu’il remporte l’Oscar du meilleur film étranger. Cette flambée d’enthousiasme à l’échelle planétaire a pris bien des gens par surprise.
Dans l’article qui suit, je m’attache à examiner le mondé fictionnel dépeint par Hamaguchi dans son œuvre précédente et me penche sur quelques uns des facteurs qui me semblent se trouver à l’arrière plan du succès de Drive My Car.
Inspiré du western classique
Peut-être la principale raison de l’excellente réception de l'œuvre de Hamaguchi par les cinéphiles, les critiques et les collègues cinéastes du monde entier réside-t-elle dans la vision ambitieuse qu’il se fait de son métier de cinéaste, tout en respectant l’histoire du 7e art et le travail des générations de metteurs en scènes qui l’ont précédé.
Avant de se lancer dans un nouveau projet, Hamaguchi dit qu’il aime revenir à Rio Bravo, le classique du western réalisé en 1959 par Howard Hawks. Rio Bravo est un chef d'œuvre savamment orchestré, où chaque détail a sa raison d’être. Bien sûr, Drive My Car n’est pas une copie conforme du film de Hawks. Mais dans des scènes comme celle où le héros du film Kafuku Yûsuke (joué par l’acteur Nishijima Hidetoshi) et Watari Misaki (Miura Tôko), la jeune femme qui lui fait office de chauffeur, parlent de leur passé traumatique, le réalisateur se garde bien d’introduire ne serait-ce qu’un soupçon de mélodrame ou de sentimentalisme. Des émotions complexes sont exprimées, ou suggérées, par de simples gestes. Dans une scène, Yûsuke jette négligemment un briquet à Misaki. Celle-ci l’attrape à la volée et allume sa cigarette. C’est un moment tout simple, mais chargé d’intensité émotionnelle. De telles scènes rappellent l’atmosphère à la fois dépouillée et sophistiquée du western classique.
Hamaguchi a retenu les leçons de l’attention aux détails propre aux cinéastes qui l’ont précédé. Hawks n’est qu’un exemple parmi d’autres. Si l’on s’en tient aux réalisateurs japonais, il est clair que Hamaguchi s’est abondamment inspiré de l'œuvre de certains de ces prédécesseurs comme Ozu Yasujirô, Mizoguchi Kenji, Naruse Mikio, Masumura Yasuzô, Sômai Shinji, et Kurosawa Kiyoshi, dont il a été l’élève à l’Université des arts de Tokyo. L’influence de ses prédécesseurs est indubitablement l’un des éléments que les cinéphiles du monde entier ont perçus dans l'œuvre de Hamaguchi. Il a étudié l’histoire de l’expression cinématographique, et vise à construire à partir du passé en faisant accomplir à la forme artistique un pas de plus dans une nouvelle direction. Cela fait de lui un auteur et un styliste ambitieux, d’un genre qui s’est raréfié ces dernières années.
Les secrets d’une bonne prestation
Les films de Hamaguchi sont en outre amusants et rafraîchissants. Ils n’ont rien de ce côté guindé, pesant, dont peuvent parfois souffrir les œuvres délibérément ambitieuses. C’est particulièrement vrai dans le cas de son autre film de 2021 Contes du hasard et autres fantaisies, qui était imprégné d’une sensibilité légère, à l’image d’un coquelicot. L’idée que les films de Hamaguchi puisent leur inspiration dans une étude minutieuse de l’expression cinématographique ne doit pas suggérer qu’ils sont ennuyeux et didactiques, ou dénotent un solipsisme introspectif que seuls les cinéphiles purs et durs pourraient trouver séduisant. En fait, les films de Hamaguchi ont un attrait universel et s’adressent à une large audience.
Cela tient notamment, me semble-t-il, à sa volonté artistique de mettre l’accent sur une question fondamentale, qui, en vérité, est devenue l’un des piliers de son expression cinématographique : « À quoi tient une bonne prestation ? » C’est une question d’un intérêt brûlant pour tout un chacun. Pratiquement tous les jours, nous voyons des gens en représentation dans des films ou à la télévision. Il arrive que ces prestations nous touchent profondément ; il arrive aussi qu’elles soient trop empruntées et ostentatoires pour être convaincantes. Ceci étant, quel est le secret d’une bonne prestation ? Réussit-elle à capturer l’unicité de la vie humaine et à exprimer les émotions complexes que les mots ont bien du mal à dire ? Et si c’est le cas, comment ? Les films de Hamaguchi nous incitent à nous poser ces questions fondamentales à propos de l’expression artistique, et cela fait pour le moins partie de ce qui donne à son œuvre un attrait si universel.
Les cinéastes ne peuvent pas bluffer en matière de qualité de la représentation, car les spectateurs ne mettent pas longtemps à détecter l’imposture. Aussi puissamment armé que soit un film sur le plan de la théorie et des idées, il tombera à plat si les prestations capturées par la caméra manquent de conviction. L'œuvre de Hamaguchi est le fruit d’un processus ininterrompu de tâtonnements, mené dans un contexte sans merci, et c’est ce qui rend ses films si palpitants.
Capturer les vraies émotions
Hamaguchi fait remonter son ambition de devenir cinéaste à sa rencontre avec un film : Husbands (1970), de John Cassavetes. Ce film ne jouit pas d’une célébrité exceptionnelle au Japon, où il n’est jamais sorti ni en salle, ni en DVD ou autre média. Cassavetes avait un regard critique sur le courant dominant du cinéma d’Hollywood, auquel il reprochait de gommer la complexité inhérente à la réalité humaine et de la présenter comme quelque chose d’anodin et, à ses yeux, inintéressant.
Parallèlement à son travail d’acteur, il a constitué un groupe d’amis qui partageaient son ambition de faire un autre genre de cinéma. Ce groupe travaillait sur ses projets les week-ends et la nuit. Il en a résulté une nouvelle approche et une forme d’expression cinématographique jusqu’alors inconnue. Ces films, avec leur nouveauté choquante, peinaient à susciter l’enthousiasme du public, et Cassavetes n’a jamais rencontré le succès commercial en tant que réalisateur, mais son œuvre a trouvé un écho dans un cénacle de fans.
Inspiré par Cassavetes, Hamaguchi a manifesté, dès le début de sa carrière, un grand intérêt pour la question de savoir comment obtenir des acteurs un rendu convaincant des émotions. Il a consacré jusqu’aujourd’hui sa carrière à la recherche de méthodes lui permettant de parvenir au mode d’interprétation qu’il souhaite. Les premiers fruits de cette quête apparaissent dans des films comme Passion (2008), Shinmitsusa (Intimacies, 2012) et Happy Hour (2015). Le dernier de ces films se déroule à Kobe, et son tournage a pris près de deux ans, à l’issue d’un atelier de longue haleine dont les participants n’avaient aucune expérience préalable du métier d’acteur. La projection de la version finale du film dure 5 heures et 14 minutes. Hamaguchi a dit qu’il a conçu Happy Hour comme le pendant féminin de Husbands, et pendant une partie du tournage le titre attribué au film était Brides.
Drive My Car pose lui aussi la question de la conception qu’on se fait de l’interprétation et de la façon dont on peut parvenir à capturer le bouillonnement constant des émotions complexes que tout être humain héberge en son for intérieur. Le fruit de ce questionnement est une insondable profondeur, à mille lieues de la platitude et du simplisme critiqués par Cassavetes. Dans le même temps, le film s’attache à examiner des questions difficiles en adoptant une position d’égalité avec le public et d’ouverture à son égard. Hamaguchi ne prend pas de grands airs ni ne se complait dans l’obscurantisme. Il fait confiance aux spectateurs, et les invite à se poser les questions de concert avec lui. En ce sens, le film est vraiment « tourné vers le public ».
Dans le film, Nishijima Hidetoshi joue le rôle de Kafuku Yûsuke, un metteur en scène que taraude aussi la question de ce que veut dire donner une représentation. L’approche du jeu d’acteur et les genres d’interprétations que, dans le film, Kafuku cherche à tirer de ses acteurs relèvent du même genre de recherche artistique que Hamaguchi poursuivait dans Happy Hour et d’autres films. Le metteur en scène convie les spectateurs à prendre part au voyage dans lequel lui-même et ses acteurs sont embarqués et à partager les questions auxquelles ils espèrent trouver une réponse en tournant le film.
La diversité et le cinéma
Peut-être l’ampleur du succès international de Drive My Car a-t-elle aussi quelque chose à voir avec l’ambiance contemporaine et l’essor de la diversité en tant que valeur. Que peut faire un film, en tant que forme d’expression artistique, pour combattre la vague de rejet et de chauvinisme qui balaie le monde ? Dans la seconde moitié de Drive My Car, des acteurs venant d’horizons différents se réunissent pour répéter et jouer une pièce de théâtre de Tchekhov, dans laquelle chacun s’exprime dans sa langue maternelle. Une femme utilise même la langue des signes. Il n’est pas difficile d’imaginer l’attrait que cet élément du scénario, qui cherche sans ambiguïté à tirer pouvoir et force de la diversité, aurait pu exercer sur les critiques dans le climat d’aujourd’hui.
Le film accorde indéniablement de la valeur à la diversité, mais cela ne tient pas simplement au fait qu’il inclut dans son scénario la représentation d’une pièce polyglotte. Si le récit fonctionne, c’est uniquement parce qu’il est construit autour du travail assidu auquel le metteur en scène s’est astreint pour communiquer avec des acteurs provenant d’horizons linguistiques différents et comprendre comment ils s’expriment par le truchement de leurs voix et de leurs corps. Cela a exigé de Hamaguchi une révision en profondeur de sa conception du jeu d’acteurs et de la mise en scène. Il a dit que la réalisation de Drive My Car, et notamment la partie sur la pièce de théâtre, l’a contraint à procéder à une révision fondamentale du système utilisé pour produire le film en coopération avec le producteur et ses propres collaborateurs — notamment en ce qui concerne la répartition du temps alloué (parfois en livrant bataille aux traditions cinématographiques japonaises).
Il résulte de tout cela que, non content d’intégrer la diversité au nombre des thèmes qu’il aborde, le film montre en outre que le tournage en lui-même peut être divers et polymorphe (notamment en ce qui concerne la collaboration entre le metteur en scène et les acteurs). Si Drive My Car embrasse la diversité, il le fait à un niveau profond. Je suppose que c’est cela qui a le plus impressionné et surpris les cinéastes et les critiques du monde entier. Démonstration est faite que le spectacle et sa production peuvent en eux-mêmes être une source de diversité. Dans Drive My Car, Hamaguchi apporte la preuve qu’une nouvelle approche du processus de production ouvre la possibilité de créer un genre différent de films.
Destruction et rétablissement
Pourquoi un auteur comme Hamaguchi est-il apparu au Japon, et pourquoi maintenant ? Pour conclure cet article, j’aimerais envisager quelques unes des raisons possibles, y compris les antécédents de l’auteur. Hamaguchi est né en 1978. Quand il a obtenu son diplôme universitaire, il était prêt à se lancer dans une carrière professionnelle, les années de boom étaient arrivées à leur terme et l’économie japonaise était entrée dans une phase de morosité chronique. Les gens de la génération de Hamaguchi ont subi deux séismes de grande ampleur et vu s’effondrer la promesse de sécurité et de prospérité croissante que les générations précédentes tenaient pour acquises.
Un autre facteur important est à chercher dans la trilogie de films documentaires que Hamaguchi a tourné dans le Tôhoku au cours des années qui ont suivi le Grand tremblement de terre de l’Est du Japon, survenu en mars 2011 : Nami no oto (The Sound of the Waves, 2012), Nami no koe (Voices from the Waves, 2013) et Utau hito (Storytellers, 2013). C’est dans cette série de documentaires poignants que Hamaguchi a abordé le sujet de la destruction et du rétablissement et se l’est approprié. Dans le cadre du processus de rétablissement consécutif à la destruction de leur réalité quotidienne, il arrive que les gens regardent avec un œil neuf le monde qui les entoure et y trouvent des signes qui leur suggèrent de nouvelles possibilités. Pendant plusieurs années, Hamaguchi s’est servi de son métier pour décrire cette sorte d’espoir contemporain. Drive My Car est l’ultime étape de ce voyage — jusqu’aujourd’hui.
Comme Hamaguchi lui-même l’a souligné à de nombreuses reprises, la puissance de Drive My Car vient en grande partie des histoires originelles de Murakami Haruki, centrées sur les regrets, la consolation et la guérison du traumatisme émotionnel — le film, tout en étant fondamentalement basé sur l’histoire du même nom, emprunte des éléments à d’autres ouvrages. Mais la résonance avec les expériences vécues personnellement par Hamaguchi dans les zones dévastées du Tôhoku (nord-est du pays) et l’écho que l’histoire donne aux questions qui le hantent contribuent aussi à faire du film une adaptation si réussie à l’écran. Une fois un événement traumatique relégué dans le passé, comment continuons-nous à vivre, et quels espoirs convient-il de nourrir ? Telles sont les questions essentielles que Hamaguchi pose dans son œuvre. Il ne fait pas de doute qu’elles ont désormais touché profondément les spectateurs, à l’heure où la mise en suspens de la vie quotidienne ordinaire perdure à l’ombre de la pandémie de coronavirus.
Outre qu’il est un parangon de ce que peut produire le cinéma, Drive My Car réussit à capturer et à exprimer quelque chose de profond sur le moment contemporain. Voilà pourquoi il restera sans doute longtemps dans les mémoires.
(Article mis à jour le 28 mars 2022. Photo de titre : les acteurs Nishijima Hidetoshi [gauche] et Miura Tôko © 2021 Drive My Car production committee)