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« Drive My Car » de Hamaguchi Ryûsuke : un nouveau maître du cinéma japonais fait fureur dans le monde entier

Culture Cinéma

Miura Tetsuya [Profil]

Drive My Car, de Hamaguchi Ryûsuke, utilise une approche cinématographique unique en son genre pour raconter une histoire de perte et d’espoir. Le film a remporté quatre prix au Festival de Cannes 2021 et l’Oscar du meilleur film international le 28 mars 2022. Un professeur d’études cinématographiques se penche ici sur l’approche qui caractérise le cinéaste, et met en lumières divers facteurs qui expliquent l’attrait que son œuvre exerce sur les spectateurs et les critiques du monde entier.

Comment expliquer le remarquable succès que Drive My Car, de Hamaguchi Ryûsuke, rencontre à l’échelle planétaire ? Le film, sorti en 2021, a été couronné par quatre prix au Festival de Cannes, dont celui du meilleur scénario — attribué pour la première fois à un film japonais. D’autres distinctions lui ont été décernées aux Golden Globes et par la Société nationale des critiques cinématographiques, basée aux États-Unis, et cette ascension a culminé le 28 mars lorsqu’il remporte l’Oscar du meilleur film étranger. Cette flambée d’enthousiasme à l’échelle planétaire a pris bien des gens par surprise.

Dans l’article qui suit, je m’attache à examiner le mondé fictionnel dépeint par Hamaguchi dans son œuvre précédente et me penche sur quelques uns des facteurs qui me semblent se trouver à l’arrière plan du succès de Drive My Car.

L'affiche japonaise du film (© 2021 Drive My Car Production Committee)
L’affiche japonaise du film (© 2021 Drive My Car Production Committee)

Inspiré du western classique

Peut-être la principale raison de l’excellente réception de l'œuvre de Hamaguchi par les cinéphiles, les critiques et les collègues cinéastes du monde entier réside-t-elle dans la vision ambitieuse qu’il se fait de son métier de cinéaste, tout en respectant l’histoire du 7e art et le travail des générations de metteurs en scènes qui l’ont précédé.

Avant de se lancer dans un nouveau projet, Hamaguchi dit qu’il aime revenir à Rio Bravo, le classique du western réalisé en 1959 par Howard Hawks. Rio Bravo est un chef d'œuvre savamment orchestré, où chaque détail a sa raison d’être. Bien sûr, Drive My Car n’est pas une copie conforme du film de Hawks. Mais dans des scènes comme celle où le héros du film Kafuku Yûsuke (joué par l’acteur Nishijima Hidetoshi) et Watari Misaki (Miura Tôko), la jeune femme qui lui fait office de chauffeur, parlent de leur passé traumatique, le réalisateur se garde bien d’introduire ne serait-ce qu’un soupçon de mélodrame ou de sentimentalisme. Des émotions complexes sont exprimées, ou suggérées, par de simples gestes. Dans une scène, Yûsuke jette négligemment un briquet à Misaki. Celle-ci l’attrape à la volée et allume sa cigarette. C’est un moment tout simple, mais chargé d’intensité émotionnelle. De telles scènes rappellent l’atmosphère à la fois dépouillée et sophistiquée du western classique.

Hamaguchi a retenu les leçons de l’attention aux détails propre aux cinéastes qui l’ont précédé. Hawks n’est qu’un exemple parmi d’autres. Si l’on s’en tient aux réalisateurs japonais, il est clair que Hamaguchi s’est abondamment inspiré de l'œuvre de certains de ces prédécesseurs comme Ozu Yasujirô, Mizoguchi Kenji, Naruse Mikio, Masumura Yasuzô, Sômai Shinji, et Kurosawa Kiyoshi, dont il a été l’élève à l’Université des arts de Tokyo. L’influence de ses prédécesseurs est indubitablement l’un des éléments que les cinéphiles du monde entier ont perçus dans l'œuvre de Hamaguchi. Il a étudié l’histoire de l’expression cinématographique, et vise à construire à partir du passé en faisant accomplir à la forme artistique un pas de plus dans une nouvelle direction. Cela fait de lui un auteur et un styliste ambitieux, d’un genre qui s’est raréfié ces dernières années.

Les secrets d’une bonne prestation

Les films de Hamaguchi sont en outre amusants et rafraîchissants. Ils n’ont rien de ce côté guindé, pesant, dont peuvent parfois souffrir les œuvres délibérément ambitieuses. C’est particulièrement vrai dans le cas de son autre film de 2021 Contes du hasard et autres fantaisies, qui était imprégné d’une sensibilité légère, à l’image d’un coquelicot. L’idée que les films de Hamaguchi puisent leur inspiration dans une étude minutieuse de l’expression cinématographique ne doit pas suggérer qu’ils sont ennuyeux et didactiques, ou dénotent un solipsisme introspectif que seuls les cinéphiles purs et durs pourraient trouver séduisant. En fait, les films de Hamaguchi ont un attrait universel et s’adressent à une large audience.

Cela tient notamment, me semble-t-il, à sa volonté artistique de mettre l’accent sur une question fondamentale, qui, en vérité, est devenue l’un des piliers de son expression cinématographique : « À quoi tient une bonne prestation ? » C’est une question d’un intérêt brûlant pour tout un chacun. Pratiquement tous les jours, nous voyons des gens en représentation dans des films ou à la télévision. Il arrive que ces prestations nous touchent profondément ; il arrive aussi qu’elles soient trop empruntées et ostentatoires pour être convaincantes. Ceci étant, quel est le secret d’une bonne prestation ? Réussit-elle à capturer l’unicité de la vie humaine et à exprimer les émotions complexes que les mots ont bien du mal à dire ? Et si c’est le cas, comment ? Les films de Hamaguchi nous incitent à nous poser ces questions fondamentales à propos de l’expression artistique, et cela fait pour le moins partie de ce qui donne à son œuvre un attrait si universel.

Les cinéastes ne peuvent pas bluffer en matière de qualité de la représentation, car les spectateurs ne mettent pas longtemps à détecter l’imposture. Aussi puissamment armé que soit un film sur le plan de la théorie et des idées, il tombera à plat si les prestations capturées par la caméra manquent de conviction. L'œuvre de Hamaguchi est le fruit d’un processus ininterrompu de tâtonnements, mené dans un contexte sans merci, et c’est ce qui rend ses films si palpitants.

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Miura TetsuyaArticles de l'auteur

Professeur à l’Université Aoyama Gakuin, où il est spécialiste des études cinématographiques et de la culture de la représentation. Né en 1976. Titulaire d’un doctorat de l’Université de Tokyo. Au nombre des ouvrages qu’il a publiés figurent « Journal alimentaire de LA » (LA Fûdo Diari), « Les heures heureuses de Hamaguchi Ryûsuke » (Happi Awâ-ron) et « Qu’est-ce que le cinéma ? une histoire du cinéma français » (Eiga to wa nani ka : France eiga shisô-shi).

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