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Comment le manga et anime « Demon Slayer » est-il devenu un phénomène de société au Japon ?
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À la fin de l’année 2020, en pleine épidémie de coronavirus, la nouvelle qui a fait les plus gros titres a été celle des 32,4 milliards de yens (255 millions d’euros) de recettes au box-office du film Demon Slayer : Le train infini, battant ainsi le record du Voyage de Chihiro, de Miyazaki Hayao, et devenant par cela même le plus gros succès cinématographique de l’histoire du Japon. Quant au manga original, l’édition en volumes a atteint un total de 120 millions d’exemplaires. Le jour de la sortie du dernier tome, le 4 décembre, de longues files d’attente étaient visibles devant toutes les librairies des grandes villes.
Affiche de l’anime Demon Slayer : Le train infini. Le film est maintenant le plus gros succès cinématographique de l’histoire du Japon (et une sortie est prévue en France pour le courant 2021)
Lors de la parution du dernier épisode dans le fameux magazine de pré-publication Weekly Shônen Jump, le 18 mai de l’année dernière, la controverse a éclaté sur les médias sociaux à propos de la fin donnée à l’histoire. En même temps, la révélation selon laquelle l’auteur de la série était en réalité une femme a envenimé la discussion, et les hypothèses et théories les plus secrètes sur la raison qui lui faisaient stopper sa série au plus haut de son succès se sont répandues comme des légendes urbaines...
Depuis le début de la diffusion de la version animée à la télévision en avril 2019, la ferveur pour Demon Slayer n’a pas cessé de gonfler chez les amateurs de manga et d’anime. Et quand le succès du long métrage en salle, sorti en octobre 2020, s’est confirmé, c’est carrément devenu un phénomène national. Comme si un ballon rouge que l’on tenait dans une main était devenu une montgolfière géante pour tous nous emporter dans un voyage dans les airs, un vrai bond en avant. Le phénomène Demon Slayer était là.
La question est alors évidente : qu’est-ce qui donne à cette œuvre, pourtant classique au premier abord, ce pouvoir de fascination ?
Un méga-hit pourtant très classique
Il est exceptionnel qu’un manga devienne un phénomène social en lui-même. Dans la grande majorité des cas, le succès d’un média-mix s’appuie sur l’adaptation en anime. Mais s’agissant de Demon Slayer, le media-mix est parti du manga lui-même : après la pré-publication en magazine, d’abord une sortie en volumes, puis en anime à la télé, avant d’être décliné en long métrage pour salles, dans une progression en soi très générique. D’autre part, Demon Slayer est aussi devenu une marque. Ce qui à priori n’a rien d’extraordinaire non plus.
Quel sont donc les secrets cachés dans le contenu (l’histoire, les personnages, la vision du monde) ? Demon Slayer est considéré comme appartenant au genre du manga d’aventures et combats pour adolescents. La famille du héros a été exterminée par des démons et sa petite sœur en est elle-même devenu un. Pour venger sa famille et ramener sa sœur vers le monde des humains, il rejoint alors les Pourfendeurs de démons, et va donc participer, avec ses camarades, à une quête qui va le voir progresser de combat en combat. Un récit d’aventure et d’initiation, en quelque sorte.
Le personnage principal, Kamado Tanjirô possède un odorat particulièrement aiguisé, il peut deviner à « l’odeur » les sentiments et les motivations de ses partenaires. Un super pouvoir qui n’a pas d’utilité pratique dans la phase des combats, et de ce point de vue on peut dire que le héros appartient au type canonique du héros de manga de combat qui progresse en surpassant les difficultés grâce à son potentiel élevé.
La confrontation entre le Bien et le Mal est bipolaire entre d’une part le camp de la justice représenté par les Pourfendeurs de démons, et les Douze Lunes démoniaques, un groupe de démons menés par Kibutsuji Muzan qui peuvent transformer les humains en démons. À côté de cela, sont développées les relations de respect et de confiance à l’intérieur du groupe, l’amitié avec un compagnon entré dans le groupe en même temps que le héros, la sœur devenue démone qui connait les points faibles du héros. À vrai dire, du point de vue des personnages et de la vision du monde, tout cela semble très simple et facile à comprendre, on ne s’éloigne jamais du prototype du manga de combats pour jeunes adultes. Et de ce fait, relativement facile à convertir en réussite commerciale.
Évidemment, on trouve bien des traits particuliers et une originalité propre à Demon Slayer, mais, rien qui le distingue immédiatement des licences du même genre.
Le récit à progression inversée : une première bonne idée
La question demeure : pourquoi Demon Slayer, seul, connaît-il ce succès hors norme ? Cela ne viendrait-il pas d’une conjonction heureuse entre une stratégie commerciale qui a parié sur la montée des ventes après la fin de la publication en magazine, et les attentes et vision du monde des lecteurs qui ont évolué dans le contexte de la crise du coronavirus ?
Du point de vue de la structure narrative, les mangas de combats peuvent être divisés en deux types principaux : ceux qui se développent de scène en scène, et ceux dont le but ultime est déjà fixé d’entrée de jeu et dont la succession est établie par progression renversée à partir de ce but à atteindre. Dans le premier type, le héros devient plus fort en accumulant les victoires sur des ennemis, et chaque combat fait oublier le précédent. Cela peut continuer indéfiniment. C’est le modèle picaresque. Les récits qui suivent une ligne serrée en direction d’un épilogue prévu, que l’on appelle à progression renversée, eux, peuvent difficilement être prolongés. Les modèles génériques du premier type sont par exemple Dragon Ball. Dans le second type, citons comme modèle Assassination Classroom, ou Full Metal Alchemist. Demon Slayer appartient sans aucun doute au second type, avec 23 tomes à la clôture de la série, ce qui est relativement court pour un manga d’aventures et combats.
Les plus folles spéculations avaient prospéré sur la fin de la série au plus fort de sa popularité. Mais du fait de sa structure narrative de type progression renversée, il était clair que le nombre final de tomes tournerait autour de 25, quantité supposée optimale pour ce genre de récit. Mais plutôt que de dire que la fin surviendrait au plus fort de la popularité de la série, ne conviendrait-il pas mieux de parler de stratégie pour amener le pic des ventes au-delà de la fin du manga ? En effet, prolonger la parution en magazine implique de nouveaux tomes pour série en volumes papier, et une augmentation mécanique du total des ventes. Or, dans une série de structure progression renversée, empiler des combats supplémentaires selon une structure picaresque implique une dilution de la dynamique globale et un affaiblissement de la catharsis finale. Bref, c’est moins intéressant. On touche à l’essentiel de la dynamique narrative. Ne pas rallonger la sauce pour rechercher le profit à tout prix, inversement, laisse ouverte la possibilité de faire progresser les ventes en volumes, même après la clôture de la série. Évidemment, à condition de mettre en place la stratégie qui va avec.