Les Japonais désignés « Trésors nationaux vivants »

Kiritake Kanjûrô, Trésor national vivant : insuffler la vie dans les marionnettes du bunraku

Culture Art

Kiritake Kanjûrô a été nommé Trésor national vivant en 2021 pour la vie qu’il insuffle dans ses marionnettes grâce à la maîtrise des techniques traditionnelles du bunraku, l’art du théâtre des marionnettes.

Kiritake Kanjûrô KIRITAKE Kanjūrō 

Né à Osaka en 1953. Il est devenu apprenti sous la tutelle de Yoshida Minosuke III en 1967 et a fait ses débuts sur la scène en 1968, se produisant alors sous le nom de Yoshida Minotarô. Il a hérité du meiseki (nom de scène) de son père en 2003, devenant ainsi Kiritake Kanjûrô III. Au nombre des récompenses qui lui ont été décernées figurent le Prix d’encouragement artistique du ministère de l’Éducation, de la Culture, des Sports, des Sciences et des Technologies en 2008 ; la Médaille d’honneur avec ruban pourpre en 2008 et le Prix de l’académie japonaise des arts en 2009. Il a été nommé Trésor national vivant en 2021 pour l’art des marionnettes bunraku.

Synchroniser sa respiration

Au programme de novembre 2024 du Théâtre national de Bunraku d’Osaka figurait la pièce Chûshingura : The Treasury of Loyal Retainers (Chûshingura : le trésor des serviteurs loyaux), écrite à l’origine en 11 actes et considérée comme l’un des trois grands chefs-d’œuvre du répertoire bunraku. Ce classique donne un poignant récit de loyauté, de sacrifice et d’honneur librement inspiré de l’incident d’Akô, survenu au début du XVIIIe siècle, au cours duquel 47 rônin ont vengé la mort de leur seigneur.

Dans la pièce, le marionnettiste Kiritake Kanjûrô incarnait le personnage tragique de Hayano Kanpei, un serviteur qui, n’étant pas aux côtés de son seigneur au moment critique, n’a pas été en mesure d’intervenir. Depuis lors, Kanpei s’est retiré au domicile de son épouse et vit de la chasse. Sa situation empire lorsqu’il pense à tort avoir abattu son beau-père dans l’obscurité de la nuit, et, désespéré, il décide de mettre fin à ses jours.

Kanjûrô, parfaitement maître de son art, fait exprimer l’agonie à sa marionnette, expression encore exaltée par le récit passionné du tayu (récitant) et l’accompagnement musical au shamisen (luth japonais à trois cordes).

Ce n’est qu’après s’être poignardé que Kanpei apprend que l’homme qu’il a tué n’était pas son beau-père mais un voleur qui avait pris la vie de ce dernier. Exempté de tout méfait, il en vient à signer la promesse de vengeance du rônin avec son propre sang avant de rendre son dernier souffle. À l’instant où la vie quitte Kanpei, la marionnette s’affaisse dans les mains de Kanjûrô.

« Ma respiration doit être en synchronie avec le rôle de la marionnette », dit Kanjûrô. « Si des personnages retiennent leur souffle, alors je fais la même chose. Et s’ils suffoquent, moi aussi. Un guerrier et une femme noble ne respirent pas de la même façon, et si je n’ajuste pas ma respiration en fonction, les marionnettes ne ressembleront pas à leurs rôles. »

Non seulement la synchronisation donne vie à une marionnette, mais elle peut aussi l’éteindre quand le personnage meurt. « J’aime beaucoup mettre en scène des personnages qui ont été gravement blessés, comme Kanpei. D’habitude, ils ne meurent pas tout de suite — il peut s’écouler quinze à vingt minutes avant qu’ils ne succombent pour de bon. Ils investissent un tel effort dans chaque mot et chaque mouvement, à mesure que leur respiration s’amenuise, que leurs épaules commencent à se lever et retomber. Travailler à rendre ces petits détails avec exactitude est vraiment fascinant. »

Le maniement d’une marionnette bunraku est assuré par trois personnes travaillant à l’unisson : le omozukai, ou marionnettiste principal, contrôle la tête et la main droite, tandis que le hidarizukai se charge de la main gauche et le ashizukai des pieds. L’expression des émotions et des états d’esprit peut se faire avec un réalisme frappant via une adroite coordination entre ces trois personnes. Une simple inclinaison de la tête ou un doigt levé peuvent produire une forte impression.

Kiritake Kanjûrô tenant la marionnette de Hanayo Kanpei. (© Mizuno Hiroshi)
Kiritake Kanjûrô tenant la marionnette de Hanayo Kanpei. (© Mizuno Hiroshi)

« Le maniement des marionnettes par trois personnes est ce qui fait l’unicité du bunraku. Pour chaque production, nous collaborons avec des partenaires différents, dotés de niveaux d’habileté et d’expérience variables. Mais la pérennité de notre aptitude à coordonner nos mouvements en parfaite harmonie s’explique par le fait que, sur la scène, le omozukai envoie en permanence des messages aux deux autres marionnettistes. C’est ce qui permet les mouvements caractéristiques de l’art de la marionnette bunraku. »

Un monde fondé sur le mérite

L’accès au statut de marionnettiste à part entière relève d’un parcours rigoureux — 10 ans passés à manier les pieds, 15 ans la main gauche, et alors seulement atteindre le niveau de omozukai. Kanjûrô s’est engagé sur ce chemin alors qu’il n’était qu’en première année de collège.

« Mon père, qui était marionnettiste, m’a demandé un jour de l’aider parce qu’ils étaient en sous-effectif », se souvient Kanjûrô. « Il n’y a pas eu de répétition et on m’a juste dit de tenir les pieds de la marionnette. C’était physiquement épuisant. »

« Comme il n’y avait pas assez de gens pour manier les marionnettes, tout le monde était content quand je venais donner un coup de main. Au bout d’un certain temps, j’ai appris à faire bouger les pieds comme s’ils étaient vivants, et je me suis peu à peu laissé entraîner. À l’école, mes notes n’étaient pas particulièrement bonnes, et, quand j’étais en neuvième, j’ai donc dit à mon père que je préférais devenir marionnettiste plutôt que d’aller au lycée. »

Contrairement à bien des arts traditionnels, le bunraku est strictement fondé sur le mérite, et le fait d’avoir un parent qui soit un marionnettiste célèbre ne constitue pas une garantie de succès. La formation peut en outre s’avérer exténuante.

« Le métier de marionnettiste n’est pas quelque chose qu’on puisse enseigner seulement par les mots », souligne Kanjûrô. « Et donc, même si vous demandez, personne ne vous dira tout ce que vous voulez savoir. Vous devez regarder comment font les autres, et vous êtes voués à commettre de nombreuses erreurs avant de faire correctement votre métier. Vous commencez par manier les pieds, mais physiquement parlant, c’est très exigeant. Quand le personnage reste assis sans bouger, notamment, vous devez garder pendant longtemps les hanches baissées et inclinées en arrière, ce qui est très pénible. Cela met vraiment votre endurance à rude épreuve. »

Toutefois, lorsqu’on commence à se familiariser avec les diverses techniques, il n’y a pas de retour en arrière. « Au début, la meilleure façon d’apprendre consiste à travailler les pieds. Cela tient au fait que vous êtes placé juste à côté du omozukai, si bien que vous êtes à même non seulement d’observer ses mouvements, mais aussi de les sentir. Plus j’apprenais, moins la formation était ardue, et plus augmentait ma passion pour le bunraku. Aujourd’hui, je suis probablement davantage amoureux du bunraku que quoi que ce soit d’autre ! »

(© Mizuno Hiroshi)
(© Mizuno Hiroshi)

Développer le potentiel du bunraku

Kanjûrô a fait son apprentissage auprès de Yoshida Minosuke III, qui a été nommé Trésor national vivant en 1994. C’est son père, Kiritake Kanjûrô II — auquel cet honneur a été conféré en 1982 — qui a choisi son mentor. « Un jour, mon père m’a dit “Va travailler sous la tutelle de Minosuke“, et c’est ce que j’ai fait. »

Dans un livre publié lors du quinzième anniversaire du début de sa carrière, Kanjûrô écrit ceci à propos de son professeur :

Mon maître est un marionnettiste hors pair capable d’incarner le personnage dès l’instant où il tient la marionnette, mais c’est quelque chose dont je suis incapable. Si je m’étais forcé à rentrer dans ce moule, j’aurais sans doute quitté cette profession depuis longtemps. En fait, peu après le début de ma formation auprès de lui, il m’a déclaré sans ambages que je ne serais jamais capable de faire ce qu’il fait. “je peux t’apprendre tout ce que je sais, mais tu ne seras jamais capable de le faire“, m’a-t’il dit. « Tu vas donc devoir trouver ton propre chemin. » Je lui suis vraiment reconnaissant d’avoir partagé ce point de vue avec moi.

Grâce à ce conseil, Kanjûrô a créé son propre style, en peaufinant son art jusqu’à être nommé Trésor national vivant en 2021 — une réussite remarquable qui s’étend sur deux générations, à la fois comme parent et enfant et comme maître et apprenti. On l’a loué pour sa magistrale appropriation des techniques traditionnelles du bunraku, l’art des marionnettes, comme le montre la virtuosité de son interprétation d’un vaste éventail de rôles, tant féminins que masculins.

« Il y a maintenant presque soixante ans que je travaille comme marionnettiste, et donc, à un niveau personnel, il n’y a vraiment rien qui me reste à apprendre. Mais en ce qui concerne le travail de l’équipe de trois personnes chargées du maniement des marionnettes, j’ai le sentiment qu’il existe des attentes potentielles à combler. Il s’agit d’un système d’une efficacité étonnante, qui évolue au cours des siècles, et son amélioration va constituer une tâche formidable, mais j’ai toujours aimé relever de nouveaux défis. »

Au nombre des initiatives récentes de Kanjûrô figurent la création de nouvelles œuvres et la coopération entre les genres. En 2024, il a supervisé une production totalement innovante, intégrant l’animation dans la scénographie, qui a rencontré le succès tout au long de la tournée qu’elle a effectuée dans cinq villes des États-Unis.

« Les arts du spectacle n’existeraient pas sans public, mais malheureusement, la taille de la réserve de fans du bunraku reste pour le moment plutôt réduite. C’est un sérieux problème, et j’espère que le nombre des gens qui viendront assister à nos spectacles va augmenter. Quand ce sera le cas, je suis sûr qu’ils voudront en voir davantage. De notre côté, nous devons accroître nos efforts de promotion et veiller à transmettre nos compétences aux générations à venir. Nous avons beaucoup de travail à faire. »

Kiritake Kanjûrô jouant le rôle de Kitsune Tadanobu dans Yoshitsune and the Thousand Cherry Trees (Yoshitsune et les mille cerisiers) au Nippon Bunraku, représentation donnée en mars 2017 au sanctuaire d’Ise. (© Kitchen Minoru)
Kiritake Kanjûrô jouant le rôle de Kitsune Tadanobu dans Yoshitsune and the Thousand Cherry Trees (Yoshitsune et les mille cerisiers) au Nippon Bunraku, représentation donnée en mars 2017 au sanctuaire d’Ise. (© Kitchen Minoru)

(Interview et texte de Sugihara Yuka et Power News. Photo de titre : © Mizuno Hiroshi)

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