Sur les traces des chrétiens cachés du Japon

Les chrétiens cachés d’Ikitsuki, sur leur île en gardiens de leur foi

Histoire Région Tourisme

Le shogunat a fini par interdire le christianisme au Japon, mais dans la préfecture de Nagasaki, des « chrétiens cachés » ont continué de pratiquer leur foi pendant plus de 200 ans sur l’île reculée d’Ikitsuki. Aujourd’hui, rares sont les descendants de ces premiers chrétiens à connaître encore ces prières chantées que leur ont transmises les missionnaires européens dans la deuxième moitié du XVIe siècle.

Ikitsuki et Hirado

Située dans la préfecture de Nagasaki, l’île reculée d’Ikitsuki a abrité des générations de chrétiens dits « cachés ». Ces croyants ont clandestinement pratiqué leur foi malgré les persécutions ayant sévi au Japon tout le long de l’époque d’Edo (1603-1868). Les traces de leur histoire persistent encore, mais pour aller à leur rencontre il faut se rendre à Ikitsuki, ce qui n’est pas une mince affaire. Mon voyage commence à la gare de Nagasaki, il est six heures et demie du matin quand je monte dans un premier bus (et il me faudra en prendre plusieurs) direction le musée « Shima no Yakata ». Quand j’arrive à bon port, il est peu avant midi.

Le pont d’Ikitsuki relie les îles de Hirado et d’Ikitsuki.
Le pont d’Ikitsuki relie les îles de Hirado et d’Ikitsuki.

Chrétiens clandestins et chrétiens cachés

Nakazono Shigeo est le directeur du musée. Dans le cadre des recherches qu’il mène depuis 30 ans sur les chrétiens cachés, il a réalisé de nombreux entretiens avec des habitants d’Ikitsuki. Ma première question porte sur les différentes façons de désigner ces chrétiens historiques.

Différents termes sont utilisés. Senpuku kirishitan sert à désigner les « chrétiens clandestins ». Inscrits comme paroissiens dans des temples ou des sanctuaires, ces croyants historiques ont continué de pratiquer à couvert en se faisant passer pour des bouddhistes ou des paroissiens shintô pendant la période de répression du christianisme. Après la levée de l’interdiction en 1873, si certains ont choisi de recevoir le baptême pour devenir officiellement catholiques, d’autres ont préféré continuer à pratiquer leur culte comme jadis, on les appelle « chrétiens cachés », kakure kirishitan.

« Sur Ikitsuki, les croyants ne revendiquent aucune appellation en particulier, mais quand ils ont besoin de se distinguer des autres catholiques japonais qu’ils appellent alors les « nouveaux chrétiens », ils se pensent comme de « vieux chrétiens », des « chrétiens historiques ». Nakazono souligne par ailleurs que kakure, qui signifie « caché », peut selon la graphie choisie prendre des significations différentes. En effet, les chercheurs qui écrivent kakure en utilisant l’idéogramme « 隠れ » tendent à souligner la nature clandestine de la foi, alors qu’écrire kakure en katakana «カクレ » permet plutôt d’indiquer que se cacher est plus un choix qu’une obligation. Nakazono préfère quant à lui écrire en hiragana « かくれ » car cette graphie permet pense-t-il, de maintenir un entre-deux.

Spécialiste de l’histoire des chrétiens cachés, Nakazono Shigeo dirige le musée « Shima no Yakata ». Ses travaux portent également sur la pêche traditionnelle à la baleine, les deux thèmes principaux du musée d’Ikitsuki.
Spécialiste de l’histoire des chrétiens cachés, Nakazono Shigeo dirige le musée « Shima no Yakata ». Ses travaux portent également sur la pêche traditionnelle à la baleine, les deux thèmes principaux du musée d’Ikitsuki.

Chanter les prières orasho

Sur Ikitsuki, on est encore chrétien dans quatre villages, à Ichibu, à Sakaime, à Motofure et à Yamada. À Ichibu, trois habitants me donnent à entendre des orasho, ces prières que les kakure kirishitan psalmodiaient en diverses occasions et tout au long de l’année. Le terme d’« orasho » vient du latin oratio, il désigne ces prières importées au Japon au XVIe siècle par les missionnaires portugais.

Pendant la séance de chant qui durera une demi-heure, les trois hommes ont psalmodié environ 30 orasho, parfois en joignant leurs paumes et parfois en faisant le signe de la croix. Ils terminent par un « Raodate » (Laudate Dominum), un « Najô » (Nunc dimittis) suivi d’un « Gururiyôza » (O Gloriosa Domina). Cette pratique cultuelle n’existe plus que sur l’île d’Ikitsuki et il s’agirait de la première musique occidentale jamais introduite au Japon.

Trois habitants chantent les prières (orasho) récitées par les chrétiens d'antan sur l'île d'Ikitsuki.
Trois habitants chantent les prières (orasho) récitées par les chrétiens d’antan sur l’île d’Ikitsuki.

« À l’origine, les gururiyôza étaient chantés au XVIe siècle dans la péninsule ibérique, explique Nakazono. Ailleurs ces prières ont ensuite été remplacées par d’autres types de chants, grégoriens notamment venus d’Italie, mais à Ikitsuki la tradition a perduré. »

Le musicologue Minagawa Tatsuo a montré dans ses travaux qu’un chant figurant sur une partition publiée en Espagne en 1553 avait les mêmes vers latins et la même mélodie que le gururiyôza de Kyûshû.

« Gururiyôza
Gururiyôza dômino, ikisensa sunderashîdera
Kiteya kiyanbegurûride, radasude sâkuraôberi »

« O gloriosa Domina
O gloriosa Domina, excelsa super sidera,
qui te creavit, provide, lactasti sacro ubere. »

(« O glorieuse Dame, plus élevée que les astres, celui qui t’a créée et prédestinée, tu l’as nourri de ton sein sacré. » Hymne des Laudes à l’Office de la Ste Vierge, POTHIER, Joseph. Revue de Chant grégorien, 1902, no.1, p. 5)

« Certains chercheurs affirment que les croyants ont retranscrit phonétiquement les orasho sans chercher à les traduire ou à utiliser des caractères qui auraient permis d’en rendre visible le sens. Le message et la doctrine n’ont donc pas été préservés, explique Nakazono. Pour eux, les orasho ne servent pas à diffuser un dogme, ils permettent d’exprimer la foi et les sentiments des croyants s’adressant à Dieu. Ainsi la forme l’emporte sur le fond, le sens compte moins que la fidélité aux sons originaux. »

De nos jours, on continue de psalmodier à Ikitsuki des prières dans la forme même qu’elles avaient à leur arrivée au Japon. Ces suppliques « historiques » diffèrent grandement de celles des catholiques japonais modernes.

Préserver la forme

De nombreux ouvrages et chercheurs ont analysé comment la foi des chrétiens cachés a pu se transformer après le départ des missionnaires, à la suite de l’interdiction du christianisme sur l’Archipel. Murakami Shigeyoshi, dans son livre intitulé « Encyclopédie des religions japonaises » (Nihon shûkyô jiten) paru en 1988, précise en ces termes :

« Le décret interdisant le christianisme a complètement coupé les chrétiens cachés des enseignements de l’Église. Pendant une longue période, seule la transmission orale des pratiques a été possible. En l’absence de tout catéchisme, les croyants se sont peu à peu éloignés du dogme et des pratiques catholiques originelles pour modeler une forme de syncrétisme dans lequel se retrouvaient intégrés des traits venus de croyances indigènes. »

Comme le montre l’exemple du gururiyôza, les kakure kirishitan sont restés fidèles à plusieurs rites anciens, ils ont non seulement continué de psalmodier ces orasho mais ils ont également perpétué des rites agraires, précise Nakazono. « En l’absence des missionnaires, les croyants se sont retrouvés sans appui, sans savoir quoi changer, ni comment. Contre toute attente, ils ont donc fidèlement transmis ce qu’ils avaient appris sans en changer la forme d’un iota. Les anciens kakure kirishitan en ont bien conscience et le disent eux-mêmes. »

Les kakure kirishitan d’Ikitsuki ont chez eux des rouleaux représentant des figures de la Bible, des autels bouddhiques pour les ancêtres ou des amulettes provenant des sanctuaires shintô de la paroisse. Les différents cultes se côtoient sans se mélanger, christianisme, bouddhisme et shintoïsme font bon ménage.

Les rouleaux sacrés sont des objets de culte importants pour les kakure kirishitan d’Ikitsuki. On pense qu’ils ont été peints sous l’égide des missionnaires dans les années 1590 pour être distribués aux croyants. On reconnaît ici, l’enfant Jésus, la Vierge Marie ainsi que Saint  Jean-Baptiste. (Avec l’aimable autorisation du musée « Shima no Yakata »)
Les rouleaux sacrés sont des objets de culte importants pour les kakure kirishitan d’Ikitsuki. On pense qu’ils ont été peints sous l’égide des missionnaires dans les années 1590 pour être distribués aux croyants. On reconnaît ici, l’enfant Jésus, la Vierge Marie ainsi que Saint Jean-Baptiste. (Avec l’aimable autorisation du musée « Shima no Yakata »)

Les autels sont très importants pour les chrétiens cachés d’Ikitsuki, ils y exposent notamment leur rouleau orné de figures sacrées. (Avec l’aimable autorisation du musée « Shima no Yakata »)
Les autels sont très importants pour les chrétiens cachés d’Ikitsuki, ils y exposent notamment leur rouleau orné de figures sacrées. (Avec l’aimable autorisation du musée « Shima no Yakata »)

Cet objet de culte formé d’un faisceau de plusieurs petites cordelettes appelé otenpensha servait lors de rituels de purification et pour chasser les « mauvaises humeurs » responsables des maladies. (Avec l’aimable autorisation du musée « Shima no Yakata »)
Cet objet de culte formé d’un faisceau de plusieurs petites cordelettes appelé otenpensha servait lors de rituels de purification et pour chasser les « mauvaises humeurs » responsables des maladies. (Avec l’aimable autorisation du musée « Shima no Yakata »)

Koteda Yasutsune, qui contrôlait Ikitsuki et l’ouest de Hirado au milieu du XVIIe siècle, a forcé les habitants à se convertir au christianisme. Une fois les statues enlevées puis brûlées, les temples bouddhistes ont été transformés en églises. Son catholicisme sectaire n’autorisait aucune autre religion ou croyance. Le contraste est saisissant avec la façon dont les villageois d’Ikitsuki ont laissé se côtoyer christianisme, bouddhisme et shintô.

Avant même la période de répression instaurée par le shogunat, le daimyô (seigneur) contrôlant le fief de Hirado, avait implanté ses propres mesures de contrôle. Il permit à la région de ne pas tomber sous le coup d’une inquisition ailleurs si pressée de mettre sous astreinte les territoires sous l’égide de seigneurs chrétiens. Excentrées, les îles d’Ikitsuki et de Hirado sont restées très ouvertes aux autres cultures. Grâce à ces facteurs conjugués, les habitants ont pu continuer de pratiquer leur culte et presque aucun n’a choisi de rejoindre le giron de l’Église catholique après la levée de l’interdiction.

À Hirado, l’église érigée à la mémoire de Saint François Xavier avoisine des temples bouddhistes.
À Hirado, l’église érigée à la mémoire de Saint François Xavier avoisine des temples bouddhistes.

Quel legs pour l’avenir ?

Grâce à leur inscription au patrimoine mondial de l’Unesco (2018), les sites relatifs aux chrétiens cachés de la région de Nagasaki et les kakure kirishitan sont aujourd’hui au devant de la scène. Mais la situation reste précaire et l’avenir incertain.

En effet, « après la levée de l’interdiction du christianisme, la quasi-totalité des chrétiens d’Ikitsuki ont continué de pratiquer leur culte historique plutôt que de rejoindre les rangs de l’Église catholique. Les archives montrent qu’en 1954, près de 90 % des 11 000 habitants étaient croyants alors qu’en 2017, on en comptait à peine 300 et qu’en 2024 ils seraient moins de 200 », explique Nakazono.

Tanimoto Masatsugu, l’un des quatre chanteurs d’orasho, se désole d’avoir tant de mal à trouver un disciple qui accepterait de perpétuer la tradition. À 67 ans, il est le plus jeune du chœur, les trois autres sont septuagénaires. « Nous avons essayé de trouver des successeurs chez la jeune génération, mais personne n’était intéressé. Nous ne chantons que quelques fois par an, pour des cérémonies commémoratives. »

Quand il était enfant, il se souvient que les adultes étaient nombreux à psalmodier l’orasho au Nouvel An ou pour la fête des récoltes à l’automne. Les femmes passaient alors de longues heures à préparer des festins, ces longs préparatifs justement qui pesaient sur les familles ont contribué à la disparition progressive des festivités.

Au printemps 2024, afin de préserver cet héritage culturel, Nakazono a commencé de numériser les 400 cassettes vidéo tournées depuis 1995. « Le culte des kakure kirishitan pourrait disparaître un jour prochain. Il faut le préserver pour pouvoir le léguer aux futures générations, du monde entier. C’est la raison d’être du musée d’Ikitsuki. »

Voilà plus de trente ans que plus aucun baptême n’a été célébré sur l’île. (Avec l’aimable autorisation du musée « Shima no Yakata »)
Voilà plus de trente ans que plus aucun baptême n’a été célébré sur l’île. (Avec l’aimable autorisation du musée « Shima no Yakata »)

Faire œuvre de mémoire

De l’autre côté du pont d’Ikitsuki, sur la côte ouest de Hirado, le village de Kasuga qui fait partie des sites chrétiens de Nagasaki classés au patrimoine de l’Unesco, attire les touristes. Malgré l’interdiction du christianisme, les habitants ont perpétué leur propre liturgie ainsi que le culte traditionnel associé au mont Yasuman. Eux non plus n’ont pas intégré l’Église catholique quand la liberté de culte a été instaurée, préférant rester des kakure kirishitan. Le village ne compte donc aucune église, et d’un autre côté, le culte des kakure kirishitan n’y est plus pratiqué, la dernière célébration remonte à 1998. Pourtant, les habitants se rendent tous les jours à l’office du tourisme Katarina, ouvert en avril 2018, pour raconter leur histoire aux touristes de passage en buvant un thé et en grignotant ou en dégustant des pickles faits maison.

L’office du tourisme Katarina est une maison traditionnelle composée de deux bâtiments : le premier abrite une boutique et un site d’exposition, le deuxième est un lieu de rencontre où les touristes de passage peuvent discuter avec des habitants du village.
L’office du tourisme Katarina est une maison traditionnelle composée de deux bâtiments : le premier abrite une boutique et un site d’exposition, le deuxième est un lieu de rencontre où les touristes de passage peuvent discuter avec des habitants du village.

Yamaguchi Mitsuko explique aux visiteurs comment faire de la plongée et trouver des algues tengusa, des ormeaux ou des oursins.
Yamaguchi Mitsuko explique aux visiteurs comment faire de la plongée et trouver des algues tengusa, des ormeaux ou des oursins.

Et l’office du tourisme porte bien son nom. En effet Katarina peut se comprendre de deux manières. D’une part il signifie en japonais standard établir un lien (na) grâce au récit (katari), mais en dialecte ce terme signifie également « prendre part à des activités ». L’intitulé parfait pour indiquer combien les habitants sont impliqués et ont à cœur de partager l’histoire et le culte de leurs ancêtres.

(Photo de titre : rizières en terrasses du village de Kasuga/Pixta. Toutes les autres photos sont de Nippon.com, sauf mentions contraires.)

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