« Wasan », les mathématiques traditionnelles japonaises

Sakuma Yôken, un maître des mathématiques « wasan » au XIXème siècle

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Abe Haruki [Profil]

Les wasan, la façon traditionnelle japonaise d’aborder les problèmes mathématiques, étaient ouverts à tous ceux qui étaient avides de connaissances. Sakuma Yôken (1819-1896) a enseigné à des milliers d’étudiants tout en entreprenant de nombreux voyages, l’occasion pour lui de parfaire sa propre compréhension de cette science.

Mathématicien itinérant et star d’un manga ukrainien ?

Les maîtres de wasan qui voyageaient fréquemment comme lui, étaient connus sous le nom de yûreki sanka, « mathématiciens itinérants ». Yamaguchi Kazu était l’un des plus connus. Il est né vers 1780 à Suibara, actuelle ville d’Aagano, à Yamagata, mais il a étudié le wasan dans la capitale, Edo. Quelques décennies avant sa mort, lui aussi avait entrepris six grands voyages, parcourant l’Archipel du nord-est (région du Tôhoku), au sud (île de Kyûshû). Ses deuxième et troisième voyages durèrent respectivement un an et près de deux ans et demi. Tout comme Yôken, il évoque dans son journal les interactions avec les mathématiciens qu’il a rencontrés, ainsi que les nombreux sangaku qu’il a pu voir lors de ses périples. Beaucoup ont disparu, faisant de ces écrits une source inestimable pour les chercheurs. En revanche, quasiment aucun document n’est disponible sur Yamaguchi Kazu lui-même.

Ganna Mamonova à Kiev lors d’une interview en ligne (image avec l’aimable autorisation d’Abe Haruki)
Ganna Mamonova à Kiev lors d’une interview en ligne (image avec l’aimable autorisation d’Abe Haruki)

Ganna Mamonova est une chercheuse ukrainienne qui a été invitée au Tsuji Lab (« Babylab ») du Centre international de recherche sur la neuro-intelligence de l’Université de Tokyo d’août 2022 à juillet 2023. Elle explore la possibilité de présenter Yamaguchi Kazu dans ses propres travaux.

Mamonova est professeure agrégée de mathématiques à l’Université économique nationale de Kiev, spécialisée dans les probabilités. Ses travaux de recherche portent notamment sur l’utilité des mangas dans l’enseignement des mathématiques. Au Babylab, elle a participé à la traduction japonaise de sa bande dessinée « Un nombre amusant de cas » (Tanoshii ‘“baai no kazu”). Elle s’est alors familiarisée avec les sangaku et le large public auquel ils s’adressent. C’est lorsqu’elle a lu Sacred Mathematics : Japanese Temple Geometry de Fukagawa Hidetoshi (titre original : Sei naru sûgaku : sangaku, traduction anglaise par l’Université de Princeton), qu’elle s’est intéressée à Yamaguchi Kazu.

Un extrait de la bande dessinée « Un nombre amusant de cas » (Tanoshii ‘baai no kazu
Un extrait de la bande dessinée « Un nombre amusant de cas » (Tanoshii ‘“baai no kazu”) de Ganna Mamonova, dessins de Tatiana Denisenko (avec l’aimable autorisation de Ganna Mamonova)

La bande dessinée de Ganna Mamonova met en scène le brillant philosophe, mathématicien et physicien du XVIIe siècle, Blaise Pascal, dans son quotidien. Le lecteur est alors invité de façon ludique à découvrir le nombre de façons dont diverses choses peuvent être combinées. Ganna Mamonova consacrera sa prochaine bande dessinée à des mathématiciens japonais de l’époque d’Edo, avec Yamaguchi Kazu en tant que personnage principal.

« L’époque d’Edo était si paisible qu’il était simple de voyager pour étudier les mathématiques, ce qui est une chose précieuse » explique Ganna Mamonova. « À cette époque, on pouvait choisir d’être rationnel, et Yamaguchi Kazu symbolise cette pensée. J’aimerais aller à Kyoto et dans d’autres endroits que Yamaguchi Kazu a visités, pour en apprendre davantage sur ses voyages et son sangaku, ce qui me permettra de développer ma vision du livre. »

Jusqu’en 2022, Ganna Mamonova a vécu à Boutcha, ville qui la même année a été le théâtre d’un horrible massacre par l’armée russe. Elle est venue au Japon dans le cadre d’un programme d’accueil d’urgence de l’université de Tokyo destiné aux universitaires et aux étudiants fuyant le conflit. Elle est retournée en Ukraine, dans une zone relativement sûre, mais notre entretien a été réalisé en sachant qu’il serait immédiatement interrompu en cas d’annonce d’un raid aérien (à la date d’octobre 2023).

Ganna Mamonova explique que la bande dessinée traduite pendant son séjour au Japon sera utilisée par la maison d’édition éducative Gakken pour récompenser les donateurs qui ont soutenu son projet de financement participatif, pour la reconstruction des infrastructures éducatives détruites à Boutcha. « J’espère que nous recevrons le soutien de nombreuses personnes » confie Ganna Mamonova.

Une bataille de sangaku dans un temple de Nagoya

Pour finir, un mot sur un événement marquant de l’histoire du wasan. Ôsu Kannon à Nagoya, qui faisait alors partie du domaine d’Owari. Tout commence avec un sangaku accroché là en 1799 par un mathématicien qui vivait près du château de Nagoya. Selon Fukagawa, ce sangaku n’existe plus, mais le livre Kitano sankei (1812) mentionne de nombreux détails le concernant.

Le sangaku proposait le problème suivant : trois ellipses sont enfermées dans un seul cercle, touchant sa circonférence. Étant donné les longueurs des deux axes des trois ellipses, quel est le diamètre du cercle extérieur ? Un autre mathématicien a critiqué la réponse fournie, mais pour Fukagawa, cette critique était erronée. Un troisième mathématicien a donc posté un autre sangaku, la critiquant à son tour. Cependant, le diagramme de ce troisième sangaku était lui aussi partiellement faux, ce qui n’était pas pour améliorer les choses.

Des mathématiciens itinérants et même des amateurs commencent à s’intéresser à ce problème épineux. La réputation de l’école est en péril et des mots tels que « farce », « embarras » et « ridicule » fusent de toutes parts. La situation dépasse largement le débat académique, et s’engage alors une bataille par sangaku interposés qui durera pas moins de six ans au total. Malheureusement, il n’existe aucune trace du résultat final, mais le spectacle de cette querelle, avec en toile de fond le prestigieux temple Ôsu Kannon aurait captivé de nombreux amateurs. Là encore, un genre de divertissement que l’on ne trouve qu’en temps de paix.

Le temple Ôsu Kannon (© Pixta)
Le temple Ôsu Kannon (© Pixta)

(Photo de titre : l’école de wasan de Sakuma Yôken et l’accord exigé des nouvelles recrues. Il est interdit de « rire des erreurs des autres » et de « se vanter de ses propres capacités ». Toutes les photos : © Abe Haruki, sauf mentions contraires)

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Abe HarukiArticles de l'auteur

Titulaire d’un diplôme d’ingénierie obtenu en 1977 à l’Université de Hokkaidô. Après un complément d’études aux États-Unis, il entre au journal Asahi. Il fait partie du personnel de l’agence new-yorkaise du journal de 1996 à 1999. De 2013 à 2020, il travaille dans les préfectures d’Okayama et de Shiga en tant que grand reporter régional. Depuis son départ de l’Asahi, il exerce son activité en tant que journaliste indépendant.

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