« Wasan », les mathématiques traditionnelles japonaises

« La fille mathématicienne » : quand des jeunes s’attaquent à des problèmes arithmétiques durant l’époque d’Edo

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L’élaboration, à l’époque d’Edo, des wasan, la façon traditionnelle japonaise d’aborder les problèmes mathématiques, était une approche à laquelle participaient aussi bien des samouraïs que des gens ordinaires, jeunes ou âgés. Les documents historiques montrent que les femmes et les adolescents s’efforçaient de résoudre des problèmes difficiles bien avant que le pays ne s’ouvre et importe des savoirs occidentaux dans le cadre de la modernisation amorcée à la fin du XIXe siècle.

La suite des aventures de la fille mathématicienne

Inspiré par cette histoire, Endô Hiroko a écrit un roman qui a insufflé une nouvelle vie à cette fameuse « fille ». Le livre, intitulé lui aussi Sanpô shôjo, a été publié pour la première fois en 1973, et réédité en 2006. Le roman, qui puise l’essentiel de son contenu dans l’œuvre originale, met en scène une jeune héroïne appelée Aki qui est initiée au wasan par son père, un médecin. Entre autres aventures, Aki détecte une erreur sur un sangaku offert par un jeune et fier samurai qui effectue des études dans un célèbre dôjô de wasan et elle fonde sa propre école pour enseigner les fondements de l’arithmétique à des enfants pauvres vivant dans des maisons urbaines nagaya. Au cours de ses périples, elle rencontre divers adeptes historiques du wasan.

Endô, dit-on, s’est donné beaucoup de mal pour écrire son roman. Elle s’est plongée dans des ouvrages sur l’histoire des mathématiques, a consulté des mathématiciens experts sur les points les plus délicats de sa recherche et étudié l’état des mathématiques au Japon à cette époque. C’est ce qui rend cet ouvrage fascinant pour les lecteurs intéressés par la façon dont les wasan étaient considérés et appréciés par les gens vivant au milieu de l’époque d’Edo. Une adaptation du roman en manga, dessinée par Akizuki Meguru, a été publiée en feuilleton entre 2010 et 2014, et un film d’animation mis en scène par Tomura Shirô est sorti en 2015.

Le roman Sanpô shôjo (à gauche ; avec l’aimable autorisation de Chikuma Gakugei Bunko), inspiré du texte wasan de l’époque d’Edo portant le même titre, et son adaptation en manga. (Avec l’aimable autorisation des éditions Leed)
Le roman Sanpô shôjo (à gauche ; avec l’aimable autorisation de Chikuma Gakugei Bunko), inspiré du texte wasan de l’époque d’Edo portant le même titre, et son adaptation en manga. (Avec l’aimable autorisation des éditions Leed)

Que dire des garçons de l’époque d’Edo ? Dans son ouvrage intitulé Reidai de shiru Nihon no sugaku to sangaku (Les mathématiques japonises et les sangaku à travers des exemples), Fukagawa déclare que les sangaku et autres documents du même genre qui sont parvenus jusqu’à nous nous apprennent que les noms d’au moins 15 garçons âgés de 9 à 15 ans figurent sur des sangaku à Okinawa, Kyoto, Shiga, Gifu, Tokyo, Chiba et Gunma. Plus remarquable encore, observe Fukagawa, ils apparaissent en général en lien avec des problèmes qu’on considérerait aujourd’hui comme du niveau du lycée. D’habitude, les âges ne figuraient pas sur les sangaku, mais Fukagawa pense que leur mention délibérée constituait pour les adultes une façon d’encourager les jeunes talents.

Une chercheuse allemande découvre le wasan

Le docteur Antonia Karaisl, qui a commencé ses recherches sur le wasan en avril 2023 en tant que professeur assistante au Waseda Institute for Advanced Studies (WIAS), s’est spécialisée dans l’histoire de la relation entre la philosophie et la science. Son intérêt pour le Japon est né alors qu’elle explorait les savoirs que les missionnaires chrétiens ont transmis de concert avec leur religion. La géométrie euclidienne faisait partie des sujets qu’ils enseignaient. Karaisl avait espéré trouver des informations sur l’apparition de ce sujet et sa diffusion sur le territoire japonais, mais elle ne trouva rien qui indiquait que les choses se fussent passées ainsi. Perplexe, elle poussa plus loin ses investigations, et ne tarda pas à réaliser que la raison de l’incapacité de l’approche d’Euclide à s’imposer au Japon résidait dans le fait que ce pays avait déjà développé sa propre tradition mathématique.

Antonia Karaisl (© Abe Haruki)
Antonia Karaisl (© Abe Haruki)

Après avoir lu des ouvrages traitant des wasan tels que celui de Fukagawa et celui de Rothman intitulé Sacred Mathematics : Japanese Temple Geometry (Les mathématiques sacrées : la géométrie japonaise de temple), Karaisl a acquis la certitude que les wasan et les sangaku avaient pris leur essor via un réseau humain qui, loin d’être exclusivement constitué de spécialistes, incluait aussi des fans ordinaires.

« Ce genre de réseau humain n’existait pas en Occident », observe Karaisl. « Composé d’agriculteurs, d’enfants, de femmes…, il a peruré pendant 250 ans. N’est-ce pas incroyable ? »

Karaisl a décidé de venir au Japon pour y observer et étudier en personne les wasan. Le thème de recherche qu’elle proposait, « les sangaku japonais et la géométrie euclidienne : une histoire de lignes tangentes et parallèles ? », lui a valu une offre d’emploi au WIAS (l’Institut Waseda pour les études avancées). Sa durée de résidence est de trois ans, qu’elle passe à accumuler laborieusement des matériaux liés aux sangaku accompagnés d’explications en anglais destinées à partager cette tradition avec des chercheurs du monde entier. Elle a rencontré Fukagawa, qui lui a fourni des photographies de sangaku et d’autres matériaux appropriés. Elle a aussi visité Nagasaki, Iwate et Mie — et bien entendu vu le sangaku du temple Myôjôrin-ji.

« Cette œuvre, créée par des hommes, des femmes, des garçons et des filles passionnés de recherche intellectuelle, était tout simplement superbe », dit Karaisl. « J’ai été profondément touchée. »

(Photo de titre : le sangaku du sanctuaire Sôzume Hachiman-gû. Avec l’aimable autorisation de Fukagawa Hidetoshi)

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