« Wasan », les mathématiques traditionnelles japonaises
« La fille mathématicienne » : quand des jeunes s’attaquent à des problèmes arithmétiques durant l’époque d’Edo
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À la fin de l’époque d’Edo (1603-1868), le temple Myôjôrin-ji, dans la ville d’Ôgaki (préfecture de Gifu), a reçu en offrande un sangaku qui existe toujours. Les sangaku sont un type d’ema, ces tablettes de bois offertes par des paroissiens dans l’espoir de résoudre les difficultés rencontrées au cours de leurs vies, mais ils ont un objectif plus modeste, celui de célébrer une solution à un problème apparu dans la tradition wasan des mathématiques japonaises. Dans la liste des donateurs de sangaku figurent les noms de deux femmes, ainsi que celui d’un adolescent, ce qui montre bien que, loin d’être l’apanage des hommes adultes, la tradition des wasan était aussi pratiquée par des femmes et des enfants.
Une tablette précieuse
Le sangaku du temple Myôjôrin-ji a été offert en 1863 par « Asano Genjûrô, étudiant à Asano Takamitsu, et d’autres personnes ». Le troisième problème formulé sur le sangaku est attribué à « Kawai Sawa », un nom féminin. Kawai avait 16 ans à l’époque. Fukagawa Hidetoshi, chercheur spécialisé dans les wasan et ancien professeur de mathématiques dans l’enseignement secondaire, titulaire d’un doctorat de l’académie bulgare des sciences, donne du problème et de sa solution l’explication qui suit.
Une ellipse contenant trois cercles, un rouge, un bleu et un jaune, de rayons différents, se dresse au-dessus d’une ligne droite. Chacun de ces trois cercles touche le bord de l’ellipse. Des cercles rouges et blancs sont disposés à droite et à gauche de l’ellipse, en contact avec elle, qui se trouve au milieu. Comment trouver le diamètre du cercle jaune quand le cercle bleu est porté à sa taille maximale ? Solution : utiliser un abaque pour diviser par 3 le diamètre du cercle bleu.
« Dans le diagramme du sangaku, le cercle additionnel disposé au sommet de l’ellipse disparaît lorsqu’on dessine une ellipse adéquate et que le cercle bleu atteint sa taille maximale, si bien qu’il est préférable de ne pas l’inclure. Vu la façon dont le problème est formulé, la réponse est néanmoins correcte », explique Fukagawa. « Ce problème est conforme ou supérieur au niveau attendu d’un étudiant en licence de mathématiques, et le fait qu’une jeune fille de seize ans s’attelle à des problèmes aussi difficiles a de quoi surprendre. »
En outre, le sixième problème à partir de la droite représenté sur le même sangaku est attribué à « Okuda Tsu », une autre nom féminin (âge non spécifié), et le dixième à un garçon de quinze ans répondant au nom de Tanabe Suteji Shigetoshi. Nous ne savons malheureusement rien d’autre sur ces gens, Mais leur apparition sur ce document montre bel et bien que des femmes et des adolescents s’attelaient aux problèmes de wasan de concert avec les hommes adultes — et que leur compétence était suffisamment respectée pour qu’ils figurent sur les tablettes.
Des femmes dans l’entourage mathématique des samouraïs
Et ce phénomène n’était pas spécifique à Ôkagi. Le sangaku ci-dessous a été offert en 1861 au sanctuaire Sôzume Hachiman-gû, dans la ville actuelle d’Okayama, par les élèves d’une école locale de wasan. D’après Fukagawa, le personnage central de ce tableau est le professeur de l’école, et tous les autres sont des élèves, dont certains utilisent des abaques et d’autres des sangi et des sanban (baguettes et tapis de calcul) pour résoudre des équations de haut niveau. Au nombre des étudiants figurent deux femmes et un garçon en train de regarder des abaques. (Le samouraï qui se mouche en bas à gauche constitue un autre détail savoureux.)
À gauche et à droite du panneau central sont affichés les problèmes suivants.
- Étant donné un carré d’une surface de 85 000 unités carrées, trouver la longueur d’un côté.
- Étant donné un cercle inscrit dans un triangle dont les côtés mesurent 10, 17 et 21, trouver son diamètre.
- Étant donné un cube de volume 1 881 676 371 789 154 860 897 069, trouver la longueur d’un de ses côtés.
Les solutions modernes de ces problèmes obtenues via des machines à calculer ou des ordinateurs devraient être conformes à ceci :
- X2 - 85 000 = 0.
Réponse : 291,547... - Calculer la surface S du triangle en utilisant la formule de Héron*, puis calculer le rayon du cercle en utilisant la formule r = 2S/(a + b + c).
Réponse : 2r = 7 - X3 - 1 881 676 371 789 154 860 897 069 = 0.
Réponse : 123 456 789
*La « formule de Héron » mentionnée dans le second problème permet d’obtenir la surface S d’un triangle lorsqu’on ne connaît que les longueurs de ses côtés (a, b et c). La formule s’écrit communément S = √(s(s–a)(s–b)(s-c)), où s = (a+b+c)/2. De nos jours, elle est en général enseignée à l’école, mais elle était déjà bien connue des mathématiciens de wasan.
Ce sangaku a un valeur inestimable pour l’histoire qu’il raconte sur les femmes et les enfants se mêlant aux samouraïs en train de travailler sur des problèmes mathématiques, en ayant recours à la formule de Héron, aux abaques et aux sangi pour résoudre des équations de haut niveau comportant des nombres constitués d’une grand quantité de chiffres.
Un texte revu et corrigé par une fille de docteur ?
Le titre Sanpô shôjo (« La Fille mathématicienne ») a fait de nombreuses apparitions à l’époque contemporaine — en tant que titre d’un livre de 1973 d’Endô Hiroko, publié en 2006, suivi d’une version manga publiée à partir de 2010. Mais le texte original était un écrit wasan en trois volumes publié en 1775 — autrement dit, il y a presque 250 ans, au milieu de l’époque d’Edo. Le livre a été attribué à un certain Kôchû no Inja (« Reclus dans une marmite »), présenté dans la préface du livre comme « un docteur originaire d’Osaka, dont les descriptions de techniques mathématiques ont été notées et revues pour une publication ci-incluse par sa fille Taira Akiko. » D’où, explique l’auteur, l’usage du mot « fille » (shôjo) dans le titre.
Le livre est mentionné dans les écrits de Aida Yasuaki, un pratiquant du wasan en activité à cette époque, grâce à quoi nous savons que le vrai nom de Kôchû no Inja était Chiba Tôzô. Chiba était en effet un médecin originaire d’Osaka pratiquant à Edo, doublé d’un passionné su wasan pleinement initié à l’école Seki.
Jetons un regard sur le contenu du livre, en nous appuyant sur Wasansho sanpô shôjo o yomu (« Lire le texte wasan Fille mathématicienne »), de Kotera Hiroshi, chercheur dédié au wasan et ancien professeur à l’école secondaire Tôdai-ji Gakuen.
Le Sanpô shôjo commence par la présentation d’une méthode de calcul de pi. Cette méthode implique l’usage de polygones réguliers inscrits dans un cercle : d’abord un carré,puis un octogone, suivi d’un hexadécagone, pour finir avec un polygone doté d’un nombre effarant de côtés, dépassant les 100 000. Comme le texte l’indique, cela nous apprend que circonférence : diamètre = 355 : 113 = 3,14159202… Le livre remarque toutefois que ceci n’est pas encore parfaitement exact, et promet, non sans grandiloquence, de révéler plus tard une méthode secrète pour exprimer pi sous la forme d’une série infinie.
Aujourd’hui encore, on utilise le calcul de pi pour tester les super-ordinateurs. L’importance qu’il revêtait pour les pratiquants du wasan signifiait à l’évidence qu’il était nécessaire de traiter ce sujet dans les premières pages d’un livre pour prouver la compétence de l’auteur. Le livre aborde ensuite de sujets connus des mathématiciens modernes, tels que les séries géométriques, les cercles inscrits dans des triangles, les équations quintiques, les multiples les plus rares de fractions et diverses combinaisons de ces approches. Les trois volumes contiennent en tout plusieurs douzaines de problèmes, de genres différents, rédigés en chinois et en japonais.
L’examen minutieux effectué par Kotera des problèmes au cas par cas a révélé que la majorité de ceux écrits en japonais étaient élémentaires, tandis que ceux rédigés en chinois avaient tendance à présenter une difficulté moyenne ou plus élevée. Le livre comporte aussi quelques erreurs mathématiques, et reste un peu à l’écart du courant dominant des wasan. Quel genre de fille était donc « Akiko », l’éditrice du livre ? Malheureusement, en dehors de ce livre, rien n’atteste ne serait-ce que de son existence. D’après Kotera, Aida Yasuaki ne la mentionne pas non plus. Certains ont suggéré que « Akiko » n’était rien d’autre qu’un artifice littéraire, mais la vérité reste inconnue.
L’évaluation de Sanpô shôjo faite par Aida était en général favorable à Chiba Tôzô, mais Fujita Sadakuse, un rival de la même génération pratiquant du wasan, n’était pas aussi généreux. Il détestait tellement le livre qu’il en a écrit une critiqué acerbe, chargée d’émotions, intitulée Sanpo shôjo no hyô (Une évaluation de la fille mathématicienne). La fille mystérieuse a en outre soufflé sur les flammes d’une animosité de longue date entre deux passionnés du wasan.
La suite des aventures de la fille mathématicienne
Inspiré par cette histoire, Endô Hiroko a écrit un roman qui a insufflé une nouvelle vie à cette fameuse « fille ». Le livre, intitulé lui aussi Sanpô shôjo, a été publié pour la première fois en 1973, et réédité en 2006. Le roman, qui puise l’essentiel de son contenu dans l’œuvre originale, met en scène une jeune héroïne appelée Aki qui est initiée au wasan par son père, un médecin. Entre autres aventures, Aki détecte une erreur sur un sangaku offert par un jeune et fier samurai qui effectue des études dans un célèbre dôjô de wasan et elle fonde sa propre école pour enseigner les fondements de l’arithmétique à des enfants pauvres vivant dans des maisons urbaines nagaya. Au cours de ses périples, elle rencontre divers adeptes historiques du wasan.
Endô, dit-on, s’est donné beaucoup de mal pour écrire son roman. Elle s’est plongée dans des ouvrages sur l’histoire des mathématiques, a consulté des mathématiciens experts sur les points les plus délicats de sa recherche et étudié l’état des mathématiques au Japon à cette époque. C’est ce qui rend cet ouvrage fascinant pour les lecteurs intéressés par la façon dont les wasan étaient considérés et appréciés par les gens vivant au milieu de l’époque d’Edo. Une adaptation du roman en manga, dessinée par Akizuki Meguru, a été publiée en feuilleton entre 2010 et 2014, et un film d’animation mis en scène par Tomura Shirô est sorti en 2015.
Que dire des garçons de l’époque d’Edo ? Dans son ouvrage intitulé Reidai de shiru Nihon no sugaku to sangaku (Les mathématiques japonises et les sangaku à travers des exemples), Fukagawa déclare que les sangaku et autres documents du même genre qui sont parvenus jusqu’à nous nous apprennent que les noms d’au moins 15 garçons âgés de 9 à 15 ans figurent sur des sangaku à Okinawa, Kyoto, Shiga, Gifu, Tokyo, Chiba et Gunma. Plus remarquable encore, observe Fukagawa, ils apparaissent en général en lien avec des problèmes qu’on considérerait aujourd’hui comme du niveau du lycée. D’habitude, les âges ne figuraient pas sur les sangaku, mais Fukagawa pense que leur mention délibérée constituait pour les adultes une façon d’encourager les jeunes talents.
Une chercheuse allemande découvre le wasan
Le docteur Antonia Karaisl, qui a commencé ses recherches sur le wasan en avril 2023 en tant que professeur assistante au Waseda Institute for Advanced Studies (WIAS), s’est spécialisée dans l’histoire de la relation entre la philosophie et la science. Son intérêt pour le Japon est né alors qu’elle explorait les savoirs que les missionnaires chrétiens ont transmis de concert avec leur religion. La géométrie euclidienne faisait partie des sujets qu’ils enseignaient. Karaisl avait espéré trouver des informations sur l’apparition de ce sujet et sa diffusion sur le territoire japonais, mais elle ne trouva rien qui indiquait que les choses se fussent passées ainsi. Perplexe, elle poussa plus loin ses investigations, et ne tarda pas à réaliser que la raison de l’incapacité de l’approche d’Euclide à s’imposer au Japon résidait dans le fait que ce pays avait déjà développé sa propre tradition mathématique.
Après avoir lu des ouvrages traitant des wasan tels que celui de Fukagawa et celui de Rothman intitulé Sacred Mathematics : Japanese Temple Geometry (Les mathématiques sacrées : la géométrie japonaise de temple), Karaisl a acquis la certitude que les wasan et les sangaku avaient pris leur essor via un réseau humain qui, loin d’être exclusivement constitué de spécialistes, incluait aussi des fans ordinaires.
« Ce genre de réseau humain n’existait pas en Occident », observe Karaisl. « Composé d’agriculteurs, d’enfants, de femmes…, il a peruré pendant 250 ans. N’est-ce pas incroyable ? »
Karaisl a décidé de venir au Japon pour y observer et étudier en personne les wasan. Le thème de recherche qu’elle proposait, « les sangaku japonais et la géométrie euclidienne : une histoire de lignes tangentes et parallèles ? », lui a valu une offre d’emploi au WIAS (l’Institut Waseda pour les études avancées). Sa durée de résidence est de trois ans, qu’elle passe à accumuler laborieusement des matériaux liés aux sangaku accompagnés d’explications en anglais destinées à partager cette tradition avec des chercheurs du monde entier. Elle a rencontré Fukagawa, qui lui a fourni des photographies de sangaku et d’autres matériaux appropriés. Elle a aussi visité Nagasaki, Iwate et Mie — et bien entendu vu le sangaku du temple Myôjôrin-ji.
« Cette œuvre, créée par des hommes, des femmes, des garçons et des filles passionnés de recherche intellectuelle, était tout simplement superbe », dit Karaisl. « J’ai été profondément touchée. »
(Photo de titre : le sangaku du sanctuaire Sôzume Hachiman-gû. Avec l’aimable autorisation de Fukagawa Hidetoshi)