Manipuler le japonais avec la marionnette : le parcours inspirant de Chloé Viatte
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Pendant l’enfance, découvrir un monde différent
Votre première rencontre avec le Japon ? « Les mangas », « les films d’animation », « les jeux vidéo », sont souvent des réponses que l’on entend. Pour Chloé, rien de tout cela. Son intérêt s’éveille grâce sa complicité avec une camarade de classe japonaise, dans son école primaire de Neuilly, en banlieue parisienne. Se rendant régulièrement chez elle, la petite Chloé y observe une atmosphère singulière : une langue qu’elle n’a jamais entendue, des programmes de la NHK en fond à la télévision, ces cahiers d’écoliers si particuliers où les enfants japonais apprennent à tracer des idéogrammes (kanji), des livres d’images en japonais… Elle reçoit même en cadeau le kimono que son amie avait porté lors d’une cérémonie pour enfants. Cette initiation à une culture inconnue durant son jeune âge l’influence tant qu’elle relève le défi une dizaine d’années plus tard d’intègrer un cursus universitaire de japonais à l’Institut national des langues orientales (INALCO), en parallèle à ses études de mathématiques.
Finalement, Chloé décide de se consacrer entièrement à la langue de l’Archipel. « “Les kanji sont vos amis”, disait ma prof. On la détestait pour ça (rires), mais je la remercie d’avoir été si exigeante envers nous ».
À Paris, des petits boulots pour de grandes expériences
Bien entendu, communiquer par écrit est une chose, interagir directement à l’oral en est une autre. Il n’y a donc pas le choix, il faut se jeter dans le bain. Une simple recherche de petites annonces — mot clef « Japon » —, de la jovialité et une dose de témérité lui permettent en vrac de travailler au show-room de Hermès, où elle présente directement les artisans aux gros clients japonais comme Mitsukoshi, d’assister une styliste japonaise située Galerie Vivienne (2e arrondissement de Paris) à organiser des défilés, mais également d’accompagner l’école Kanze, la plus prestigieuse école de théâtre nô, lors de leur tournée dans la capitale française. Sa mission est de jouer le rôle d’intermédiaire entre les artistes au moment des spectacles, des préparations et des répétitions, et l’équipe technique de la scène et des lumières du théâtre de la Villette. Nul besoin de maîtriser à la perfection chaque tournure japonaise, les formules de politesse et le langage honorifique. Apprenons sur le tas ! La condition essentielle est d’en connaître un minimum sur l’univers du spectacle. Chloé est rodée, 20 ans de ballet à son actif (semi-danseuse professionnelle dès le collège), la scène fait partie de sa vie. C’est sa passion qui l’emmènera découvrir, une fois installée au Japon quelques années plus tard, le monde du théâtre classique de marionnettes, appelé ningyô-jôruri.
Intégrer une troupe locale dans une île de la mer du Japon
Le ningyô-jôruri consiste en une histoire chantée au shamisen (le luth japonais à trois cordes) et illustrée par un spectacle de marionnettes. Cet art traditionnel, qui est attesté dès le début du XVIIe siècle à Kyoto, n’existe pratiquement plus dans sa forme ancienne sur l’Archipel aujourd’hui. L’une des dernières troupes à effectuer des représentations se nomme Saruhachi-za (saru pour « singe », hachi pour « huit » et za pour « troupe »). Saruhachi est le nom d’un hameau de l’île de Sado (préfecture de Niigata), dans la mer du Japon, où s’est installé le maître de la troupe. Autrefois lieu prospère grâce à ses mines d’or, qui viennent d’être classées cet été au patrimoine mondial de l’Unesco, Sado jouit d’une nature luxuriante mais abrite aussi des traditions culturelles, préservées, notamment grâce à sa position excentrée. « L’île sert un peu de conservatoire à des formes d’art qui ont souvent disparu ailleurs sur l’archipel nippon », dit Chloé. « On utilise souvent le terme de bunraku pour parler de l’art de la marionnette traditionnelle, mais le bunraku est apparu après le ningyô-jôruri, et il a contribué à faire disparaître les formes anciennes. Pour une troupe cherchant à revenir aux sources du théâtre de poupées, s’ancrer à Sado était primordial. »
Dans la ville de Niigata, Chloé est invitée à assister à une répétition. « Un spectacle où je n’ai pas compris grand-chose, mais que j’ai trouvé génial grâce à son atmosphère. » Saruhachi-za cherchait du monde pour les aider à monter une pièce, qui sera ensuite jouée au British Museum de Londres. Qu’importe de n’avoir aucune expérience dans le domaine ou de ne pas être japonais, la curiosité suffit pour faire partie du groupe. Les marionnettes du ningyô-jôruri accueillent tout le monde à (petits) bras ouverts. Il y a encore peu de femmes et de jeunes, certes, mais les restrictions n’existent pas.
Chloé intègre ainsi Saruhachi-za en 2009 en tant que marionnettiste et poursuit son activité jusqu’à aujourd’hui. Son nom de scène est « Yasato » (八里), qu’elle a reçu de son maître, et qui peut se aussi se lire « pari », en hommage à sa ville natale. Tous les membres de la troupe possèdent un nom composé soit de l’idéogramme du singe (saru, 猿) soit de celui du chiffre huit (hachi, 八).
Pour apprendre une langue et une culture en même temps, hors des sentiers battus, pourquoi ne pas s’essayer à une activité vieille de plusieurs siècles ?
Se frotter à la langue japonaise dans la peau d’une marionnette
Au sein de sa troupe de théâtre, les compétences linguistiques de Chloé progressent à vitesse grand V, notamment car ses « exercices » d’apprentissage du japonais sont réellement ardus. En effet, la plupart des pièces du répertoire de la troupe ont été écrites par le grand dramaturge Chikamatsu Monzaemon (1653-1724). Elles sont jouées dans la langue originale de l’époque, rien n’est modifié. À Chloé de se débrouiller seule pour « décrypter » les scènes, les lire, et surtout les comprendre. « C’est difficile ? Alors je prends ! » Un état d’esprit qui lui permet par exemple de recevoir sans se plaindre le texte d’une pièce écrite en japonais cursif. Dictionnaire à la main, à la sueur de son front, elle se plonge dans les œuvres qu’on lui propose de jouer. Mais il ne s’agit pas uniquement de savoir lire. Chloé pousse l’effort jusqu’à traduire les pièces en français, pour affiner sa compréhension du japonais d’une part, mais également pour comprendre toutes les scènes dans leur entièreté : « Les marionnettes jouent sur le texte déclamé par le récitant, il faut donc en avoir une parfaite maîtrise à l’oreille afin d’être juste dans son interprétation. Pendant les phases préparatoires des spectacles, il me faut toujours beaucoup de temps pour assimiler les pièces, leur intention, mémoriser et me familiariser avec le chant. »
Notons aussi la difficulté à trouver le sujet de la phrase. Qui parle ? Est-ce une réplique ou une narration ? Il n’y a pas didascalie dans une pièce japonaise, alors son exercice de transcription du texte en français est parfois parsemé d’erreurs. Pour rectifier les errements, les répétitions sont là, heureusement. Mais elles servent aussi à autre chose, apprendre à improviser. Chloé compare en effet la construction d’un spectacle de ningyô-jôruri avec le jazz. « Il n’y a pas de chorégraphie fixe, où “quand tu entends ça, tu fais ça”. Lors des répétitions, on se fixe des points de rendez-vous, qui sont des moments essentiels de la pièce, mais entre chacun de ces points, tout est improvisation et liberté. »
Dans un spectacle de la troupe Saruhachi-za, le récitant (tayû) chante le texte original tout en s’accompagnant au shamisen. En parallèle, les solistes (marionnettistes des personnages principaux) choisissent librement les gestes de leur marionnette en s’adaptant à la narration et au rythme de la musique que le tayû peut modifier à sa guise… Les marionnettistes des personnages secondaires, eux, suivent le mouvement.
Un art complexe qui survit tant bien que mal
Peu de décors, des marionnettistes « invisibles », un instrument qui résonne dans le silence, et des petites poupées en bois qui s’agitent… Derrière cette scène dépouillée se cache un art complexe qui invite à se fondre dans la culture du pays. Chloé en est extrêmement satisfaite. « J’ai tellement appris depuis sur les arts de la scène du Japon, sur l’histoire, sur la littérature, sur la langue, sur le bouddhisme, sur les rapports homme-femme, sur les façons de pleurer, de tenir un sabre ou une hallebarde, d’utiliser un métier à tisser, sur la façon de coudre un kimono, ou de sculpter, de faire des nœuds. C’est un apprentissage sans fin et absolument passionnant. »
Et puis, régulièrement, la troupe réalise ses propres pièces. « Nous en avons créé certaines sur la base des nouvelles fantastiques rédigées par Lafcadio Hearn (1850-1904), qui n’avaient jamais été jouées en marionnette. »
Les décors sont montés puis démontés par les membres de la troupe. Et ce sont eux qui les confectionnent, tout comme les marionnettes, leurs habits et leurs objets. Oui, le ningyô-jôruri est aussi un art physique, le corps entier est sollicité du début à la fin… Une marionnette est lourde, tout le poids de la tête tient sur un doigt, et le corps doit parfois se contorsionner d’une manière peu naturelle. Jouer du jôruri, c’est un peu comme épouser le corps d’une marionnette…
Le théâtre de marionnettes japonais a été inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco en 2008, mais cela n’empêche pas cet art de péricliter. Certes, les spectateurs de ningyô-jôruri restent relativement nombreux, mais attirer la jeune génération nippone n’est pas chose aisée. « La plupart des histoires racontées sont hors de nos préoccupations modernes. Mais ce qui est intéressant, c’est la permanence des émotions universelles et intemporelles comme l’attachement, l’amour, l’orgueil, l’avarice. Là, nous pouvons toucher tous les publics. Les enfants aussi en sont friands. »
Quant aux touristes et aux résidents étrangers, il est peut-être plus simple de pouvoir les charmer, car nombre d’entre eux recherchent des aventures authentiques, une immersion dans les traditions de l’Archipel. Les chercheurs japonais et étrangers s’intéressent également à cette forme de théâtre afin de tenter de comprendre ce qui se passait dans le monde des arts et dans la tête des habitants de l’époque d’Edo.
Relever des défis toujours avec plaisir
Sans son costume de scène, Chloé est professeure associée de français à la faculté Internationale de l’université Juntendô (Tokyo). Polyvalente, c’est aussi une personnalité publique : au Japon, elle débute en tant que chroniqueuse sur une chaîne locale de la préfecture de Niigata, puis poursuit sur la NHK, en télé et en radio. Qu’importe le trac, les aléas du direct ou la peur de mal s’exprimer, se mettre en difficulté de sa propre volonté permet à Chloé de s’améliorer grandement. Si improviser lors d’une émission en direct stimule ses acquis, apprendre des phrases par cœur écrites dans le script par des Japonais permet de corriger efficacement ses « tics de langage », notamment la confusion dans l’emploi des particules ga et ha (qui énoncent le thème ou le sujet de la phrase), et des particules ni et de (relatives au lieu et au temps, entre autres). En clair, imiter mot à mot un Japonais parler japonais est un bon exercice.
« Pour apprendre le japonais, une langue aux antipodes du français, mieux vaut ne pas fuir les difficultés et affronter la montagne qui se dresse devant nous. Et puis, il faut savoir qu’il y a des paliers, un peu comme les relais de repos lors de l’ascension du mont Fuji. À ce moment, on souffle un peu et on se lance des nouveaux défis pour ne pas stagner, c’est la seule solution pour progresser. Mais le plus important surtout est de se lancer des défis qui nous font plaisir, le plaisir est la clef du succès dans les apprentissages et dans la vie en général. »
(Interview et texte de Vincent Findakly, de Nippon.com. Photos d’interview de Nippon.com. Toutes les autres photos avec l’aimable autorisation de Chloé Viatte.)