
Le renouveau régional au Japon
Le « kuro-zake », un alcool unique de Kagoshima qui réhausse le goût des plats
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Un seul fabricant pour ce produit en péril
Le kuroki (saké noir) est l’une des quatre variétés de saké offerts aux divinités lors des grandes cérémonies annuelles du sanctuaire d’Ise. Il s’agit d’un saké opaque auquel ont été rajoutées des cendres végétales. Le brasseur Higashi-shuzô s’est basé sur ce saké pour créer son produit, un type de saké régional qu’il appelle kuro-zake, écrit avec les mêmes idéogrammes que kuroki, mais prononcé différemment.
Le satsuma-age, l’une des spécialités culinaires de Kagoshima, est un beignet de poisson blanc assaisonné de sel, de sucre et de condiments. De nombreux producteurs y rajoutent du mirin (saké doux) ou du saké régional ji-zake pour rehausser le goût. Un voyage à la découverte de ces ji-zake de Kagoshima s’imposait donc.
Fukumoto Fumio, quatrième génération de brasseur chez Higashi-shuzô, m’a expliqué que les producteurs de mirin locaux appellent souvent leurs produits ji-zake, un nom normalement attribué aux sakés régionaux. « Je comprends la confusion que cela génère pour les consommateurs, nous avons donc baptisé notre boisson kuro-zake. »
Fukumoto Fumio, le président de Higashi-shuzô
Il existe deux catégories de saké japonais, le himochi-zake et le akumochi-zake. De nos jours, presque tous les sakés sont des himochi-zake (le « hi » représente le caractère du feu) qui subissent un traitement thermique de pasteurisation, une méthode développée pendant l’époque d’Edo (1603–1868) et qui permet une plus longue conservation. Par contre, la méthode employée pour le akumochi-zake est bien plus ancienne, remontant à la période Heian, il y a plus de 1200 ans. Cette technique, qui consiste à ajouter des cendres au moût lors du brassage, est privilégiée par les brasseurs de Kagoshima, et utilisée dans la fabrication du kuro-zake. Il est similaire au saké choisi dans les cérémonies sacrées du shintoïsme, et les gens de la région de Kyûshû le consomment pour fêter le Nouvel An. Certaines personnes le boivent au quotidien mais, de nos jours, il est surtout utilisé en cuisine.
Le akumochi-zake, qui inclut le kuro-zake de Higashi-shuzô, est fabriqué avec du riz de table (et non du riz pour le saké) très peu poli, avec un apport important d’acides aminés variés.
L’absence de pasteurisation conserve les enzymes, ce qui est sa grande particularité. Le mélange d’alcool et d’enzymes élimine les mauvaises odeurs de la viande et du poisson, attendrit la viande et sublime les saveurs. Le mirin a des utilisations similaires mais il est fabriqué en mélangeant du riz gluant et du riz malté à du shôchû de riz. Sans fermentation alcoolique, il n’incorpore ni enzymes ni acide organique, ce qui le distingue du ji-zake.
La production de ji-zake à Kagoshima, qui avait prospéré durant l’époque d’Edo, s’est estompée avec la popularité grandissante du shôchû. De nos jours, il ne reste plus qu’une dizaine de brasseurs d’akumochi-zake sur les trois préfectures de Kagoshima, Kumamoto et Shimane, et Higashi-shuzô est le seul à ne pas pasteuriser. Ce produit est donc maintenant en péril. Pour la petite histoire, toute production avait été arrêtée durant la Seconde Guerre mondiale, en raison du manque de riz, et elle n’a été relancée qu’en 1953 par Higashi Kinai, le fondateur de Higashi-shuzô.
À l’époque, le produit phare était « Takasago no Mine », un type de saké kuroki. Il se vend toujours bien dans la région mais Higashi-shuzô envisage de cesser la production bientôt. C’est en 1990 que le kuro-zake, une version améliorée, bien plus riche en riz et acides aminés, est développé pour le marché commercial.
Une saveur hors-pair grâce à une multitude d’acides aminés
Le procédé de brassage du kuro-zake débute de la même façon que pour le saké ordinaire. On produit un moût d’amorçage, appelé kôji, en ensemençant le champignon Aspergillus oryzae à du riz cuit à la vapeur. On rajoute ensuite de la levure, de l’acide lactique et de l’eau dans une élaboration en trois étapes, le sandan-jikomi, pour créer un mélange appelé moromi. La particularité du kuro-zake vient du fait qu’une fois la fermentation terminée, on ajoute les cendres au moromi avant le pressage, et puis de l’alcool neutre et du sucre pour obtenir un produit conforme aux normes.
On observe de près le riz fraichement cuit afin de décider de la bonne température pour former le kôji, car celle-ci peut changer selon la saison et le temps.
Le début de la fermentation du moromi
Une particularité de Higashi-shuzô est son emploi d’un type de kôji jaune appelé ki-kôji. Cette variété est beaucoup utilisée dans la fabrication du saké, mais sa faible résistance à la chaleur peut diminuer la production d’acide citrique. Les producteurs de Kyûshû évitent ainsi de l’utiliser. À la place, ils choisissent des kôji noirs ou blancs qui avaient été développés dans la première moitié du XXe siècle pour la production du shôchû. Soucieux de préserver ses méthodes traditionnelles, Higashi-shuzô a pris la décision de maintenir l’utilisation du ki-kôji et a mis en place des climatiseurs pour contrôler la température au sein de la brasserie. Fukumoto Fumio précise que « le changement climatique a aussi un lien avec la diminution du nombre de producteurs de ji-zake. »
Sur un site dédié de la ville de Minami-Satsuma, Higashi-shuzô prépare également ses propres cendres de bois, l’ingrédient essentiel de la méthode de production de l’akumochi-zake. Des branches de chêne japonais (kashi) sont brulées à petit feu pendant trois heures. On rajoute ensuite de l’eau aux cendres, et on filtre le mélange pour obtenir un liquide transparent riche en lysine appelé aku. Sa haute teneur alcaline nécessite des précautions de manipulation. Elle agit comme un conservateur en élevant le pH du saké.
La préparation des cendres en brûlant des branches de chêne japonais kashi. (© Higashi-shuzô)
Très fortement alkaline, le liquide aku augmente les niveaux de pH, améliorant le temps de conservation.
À la dégustation, le kuro-zake est d’une couleur ambrée qui vient des réactions amino-carbonyles (les réactions de Maillard), avec une teneur en alcool entre 13,5 % et 14,5 %. Le nez rappelle le côté doux-amer des dattes, avec des notes de cosses de céréales, de fleurs séchées, de foin et de plantes médicinales. En bouche, il a une certaine viscosité, un côté moelleux bien arrondi, et une saveur riche et complexe, laissant une amertume légère en arrière-goût.
Le kuro-zake (gauche) et son prédécesseur, le Takasago no Mine (droite), représentent une tradition de akumochi-zake qui remonte à plus de 1 200 ans.
Fukumoto Fumio explique que Higashi-shuzô a collaboré avec le professeur Katô Sanae de l’Université de Kagoshima pour effectuer des analyses sur la composition du kuro-zake. Les résultats ont révélé que celui-ci contient plus de 18 variétés d’acides aminés. À part l’acide glutamique qui est connu comme étant riche en umami, de nombreux autres acides aminés donnent un goût riche et complexe. L’apport en acides aminés est deux fois supérieur à ce qu’on trouve dans les mirin commerciaux, et l’apport en sucre est de 60 % plus important, mais comme il provient de sources variées, le goût reste délicat tout en étant relevé.
Notons que le kuro-zake ne permet pas uniquement d’élever le goût et l’arôme des plats. L’apport d’alcool et d’enzymes produit en effet toute une série d’effets secondaires et en font un allié de taille en cuisine. Par exemple, dans la fabrication du satsuma-age, l’utilisation du kuro-zake rehausse la couleur, l’élasticité, la texture, et améliore le fumet. En fait, le kuro-zake à lui tout seul peut prendre la place du mélange à parts égales de mirin, saké et sauce soja qui forme la base de la cuisine japonaise, et il donne même de meilleurs résultats.
Faire connaître le kuro-zake dans le monde
Pour le moment, le gros de la production de kuro-zake est vendu aux fabricants de produits alimentaires et aux restaurants. Beaucoup de de fabricants de satsuma-age le commandent en quantité, mais il est aussi employé pour rehausser le goût de mets tels que les nouilles au sarrasin soba, les gyôza et les œufs de goberge mentaiko.
Le kuro-zake rehausse la texture et la couleur des satsuma-age frits.
Ici, le kuro-zake est ajouté au surimi de poisson dans une fabrique de satsuma-age.
Tanaka Naoko et Kenta, dont l’entreprise de kamaboko utilise le kuro-zake depuis plusieurs générations.
Au restaurant Fukiage-an de Kagoshima, les nouilles soba sont plongées dans un mélange d’eau et de kuro-zake afin de conserver leur saveur.
Parmi les inconditionnels du kuro-zake, on compte Sushi Yoshitake, un restaurant du quartier de Ginza (Tokyo), fier de ses deux étoiles au Guide Michelin. Le propriétaire, Yoshitaka Masahiro, en a même chanté les louanges à la télévision, expliquant qu’il utilisait ce produit dans la préparation des congres car il rendait la chair plus goûteuse.
J’ai voulu tester ce produit extraordinaire, et j’ai donc acheté une bouteille de kuro-zake et me suis mise à cuisiner avec. Je m’en suis servi davantage comme assaisonnement que pour préparer les ingrédients, et j’ai remarqué que son utilisation relevait sensiblement le goût des mets. On dit toujours que le curry japonais a meilleur goût le jour d’après, mais lorsque j’ai rajouté du kuro-zake à du curry fraichement préparé, il s’est tout de suite doté de ce goût particulier du lendemain. Comme l’avait dit Fukumoto Fumio, quelques gouttes de kuro-zake ravivent immédiatement un plat.
Les ingrédients naturels, le procédé de fabrication traditionnel ainsi que sa richesse en umami font du kuro-zake un beau produit adapté aux tendances culinaires actuelles. Et il ne faut pas oublier que le fondateur de la brasserie Higashi-shuzô, Higashi Kinai, y a travaillé jusqu’à l’âge de 100 ans (il est décédé à 102 ans).
J’espère grâce à cet article que les lecteurs ont eu envie de découvrir ce produit qu’est le kuro-zake ainsi que ses bienfaits. Et j’aimerais tellement qu’il soit connu dans tout le Japon et à travers le monde.
Le volcan Sakurajima, dans la ville de Kagoshima
(Photo de titre : le kuro-zake est mélangé au riz pour préparer des sushis. Toutes les photos : © Ukita Yasuyuki, sauf mentions contraires)