Exploration de l’histoire japonaise

Tokugawa Tsunayoshi : la légende noire du shôgun, sa mère et ses concubines

Histoire

Kobayashi Akira [Profil]

Au sein des chambres intérieures (ôoku) du château d’Edo, les concubines du shôgun permettaient de préserver les enfants de la lignée des Tokugawa. Mais lorsque le 4e shôgun de la dynastie mourut sans héritier, c’est son frère cadet Tsunayoshi (1646-1709) qui prit les rênes du pouvoir. Homme étrange, il restera dans les mémoires pour sa légende noire entachée de rumeurs largement infondées...

Ietsuna, un shôgun qui mourut sans héritier

Commençons par Ietsuna, le 4e shôgun de la dynastie des Tokugawa, un dirigeant sans charisme aucun. Quand son père Iemitsu meurt en avril 1651, Ietsuna n’a que 11 ans. Aîné de la fratrie, il reprend le flambeau de la lignée, lui succède quatre mois après son décès mais jamais il ne saura se rendre maître du pouvoir.

Les rênes de la gouvernance passent en effet aux mains des Vénérables dits « Kan’ei no irô », les plus fidèles soutiens du règne d’Iemitsu son père. Citons notamment Sakai Tadakiyo (1624-81) qui fut nommé Grand sage (Tairô) en 1666. De facto c’est lui qui détenait alors l’autorité suprême, tant et si bien qu’on le surnomma « Geba Shôgun », car sa résidence se trouvait devant l’entrée du château d’Edo dite Geba-fuda.

Ietsuna, quant à lui, était souvent moqué. On l’appelait littéralement « le shôgun comme vous voulez » (Sayôsei-shôgun) tant sa réponse était prévisible car il se pliait toujours aux avis des anciens lieutenants de son père.

On raconte qu’à la mort de son père Iemitsu, les chambres intérieures (ôoku, désignant le quartier résidentiel du château d’Edo réservé aux femmes affectées au service des shôguns) aurait été fortement réduit et que plus de 3 700 femmes auraient été remerciées. On lit dans certains textes encyclopédiques que cette coupe serait due au fait qu’Ietsuna y ait baigné toute son enfance. Mais aucun texte historique ne conforte cette lecture et la vérité est sans doute plus complexe.

Revenons aux faits avérés, Ietsuna a été shôgun pendant près de 30 ans, il eut une épouse régulière et deux concubines mais resta sans héritier. Ses concubines tombèrent enceintes, mais par deux fois l’enfant se révéla mort-né.

Le 6 mai 1680, resté sans descendance, Ietsuna convoque Tsunayoshi, son frère cadet, au château d’Edo et l’adopte comme héritier. Son intégration le consacre au rang de cinquième shôgun.

Deux jours plus tard, le 8 mai 1680, Ietsuna décède.

La trop mauvaise réputation de Keishô-in, la mère du 5e shôgun

Nommé par défaut à la tête du shogunat suite à la mort successive de ses deux aînés, pour beaucoup de ses contemporains, Tsunayoshi ne serait pas « apte à être shôgun ».
Nommé par défaut à la tête du shogunat suite à la mort successive de ses deux aînés, pour beaucoup de ses contemporains, Tsunayoshi ne serait pas « apte à être shôgun ».

Choisir Tsunayoshi en cinquième shôgun a été matière à controverse au sein du bakufu, le gouvernement shogunal.

Iemitsu avait trois héritiers potentiels: Ietsuna l’aîné, Tsunashige son cadet et Tsunayoshi le benjamin. Ietsuna succéda à son père, mais comme Tsunashige mourut de maladie avant Ietsuna en laissant un fils, nommé Tsunatoyo, à la mort du 4e shôgun deux rivaux se retrouvent en lice, Tsunayoshi frère du défunt et Tsunatoyo son neveu.

Héritiers en lice pour le titre de shôgun

Au décès d’Ietsuna, Tsunatoyo (1662-1712) est un jeune homme de 19 ans. Son père étant plus âgé que son rival Tsunayoshi, il aurait dû avoir la préséance.

Le choix se porte portant sur Tsunayoshi, alors qu’à l’époque, le droit de succession coutumier de la classe des guerriers (buke sôzoku-hô) voulait que le frère cadet du prédécesseur hérite et devienne shôgun. [Source : Tokugawa Tsunayoshi, de Fukuda Chizuru, Éd. Yamakawa Shuppansha]

Dans les premières années, le shogunat de Tsunayoshi laisse une impression assez favorable. L’administration étant stable et pérenne, Tsunatoyo devra attendre près de trente ans avant d’accéder au shogunat à son tour.

Certains ont avancé que ce compromis de succession avait permis d’éviter que la mère de Tsunayoshi (O-tama) et la grand-mère de Tsunatoyo (O-natsu) n’entrent en conflit ouvert. O-tama et O-natsu étaient en réalité de grandes rivales, et elles souhaitaient voir leur propre lignée remporter le titre de shôgun.

Ainsi O-tama a d’abord obtenu gain de cause quand son fils Tsunayoshi est devenu shôgun, mais O-natsu a eu voix au chapitre quand son petit-fils Tsunatoyo lui a succédé à la tête du shogunat. Toutes deux gagnantes, l’honneur était sauf, c’était somme toute une façon très japonaise de régler le différend. Comme O-tama et O-natsu étaient toutes deux devenues nonnes au moment des faits, les annales gardent trace de leur nom bouddhique. O-tama est désignée sous le titre de Keishô-in et O-natsu par celui de Junsei-in (qu’on gardera dans la suite du texte).

Mais une légende noire a circulé au sujet de Tsunayoshi et Keishô-in.

L’incident à l’origine de la vendetta des « 47 rônin » (1703) s’est déroulé pendant le shogunat de Tsunayoshi. Le jour où le seigneur Asano Naganori a attaqué et blessé Kira Yoshinaka, le shôgun s’apprêtait à accueillir en grande pompe les émissaires de la cour impériale pour que sa mère Keishô-in puisse accéder au premier cercle de la cour.

Après la mère du 3e shôgun (O-e de son prénom ou Sûgen-in de son nom bouddhique), Keishô-in était la deuxième femme du clan Tokugawa à recevoir ce titre honorifique de la cour impériale. Tsunayoshi y tenait et il fut absolument furieux qu’un seigneur commette un tel faux-pas et bafoue l’étiquette alors que le moment était si crucial pour lui et que les festivités battaient leur plein. Le geste d’Asano était impardonnable.

Yanagisawa Yoshiyasu, le favori du shôgun, savait combien Tsunayoshi tenait à sa mère, il intima donc à Asano de commette un suicide rituel (seppuku) en réparation de l’outrage. Les torts étaient partagés mais Kira pourtant cause de l’estocade ne fut pas puni. L’animosité à l’égard de Tsunayoshi, Keishô-in et Yanagisawa redoubla.

Tsunayoshi passait pour un faible, un « fils à maman » faisant primer sur toute autre considération les intérêts de sa mère.

Polémique autour d’un décret de protection des animaux

Parlons davantage de Keishô-in. On a pu dire qu’elle était à l’origine du décret voulant que tout animal reçoive protection et soit bien traité (shôrui awaremi no rei).

Tsunayoshi eut un fils légitime qui s’appelait Tokumatsu, mais il mourut prématurément à l’âge de cinq ans. L’histoire raconte que Keishô-in, sous l’emprise d’un moine, croyait qu’en promulguant un décret interdisant de tuer toute vie animale, le shôgun gagnerait en vertu et se verrait gratifié en retour d’un héritier. Elle serait donc à l’origine de ce surnom de « shôgun chien » (inu kubô) dont on affubla Tsunayoshi car il se voulait le protecteur des chiens et des bêtes de tout poil.

La mère de Tsunayoshi, Keishô-in, fut la deuxième femme Tokugawa à recevoir un tel titre honorifique de la cour impériale. En décrochant le plus haut rang possible, elle signait son ascension, son prestige et sa réussite dans la société du Japon du milieu d’Edo.
La mère de Tsunayoshi, Keishô-in, fut la deuxième femme Tokugawa à recevoir un tel titre honorifique de la cour impériale. En décrochant le plus haut rang possible, elle signait son ascension, son prestige et sa réussite dans la société du Japon du milieu d’Edo.

Les dernières recherches s’accordent à trouver que ce décret de miséricorde pour tous les êtres vivants était sur le fond empreint de bienveillance et puisqu’il se faisait le chantre de « la compassion pour toutes les vies animales en ce bas-monde ». Il ne pouvait s’agir en soi d’une mauvaise disposition. Mais il ne faudrait pas oublier que dans les faits, il eut incontestablement des conséquences néfastes sur les finances des masses populaires qui se retrouvèrent notamment à financer de grandes niches ou protéger les chiens errants.

Le mécontentement de la population face à un tel gaspillage des deniers publics finit par se retourner contre Tsunayoshi et sa mère. Qu’elle en ait été ou non l’instigatrice, Keishô-in passait à l’époque pour coupable, une intrigante manipulant le shôgun. D’autant qu’au final, Tsunayoshi n’eut jamais d’héritier mâle.

Tsunayoshi et les femmes

Dans les chambres intérieures (ôoku) de Tsunayoshi vivaient plusieurs femmes, à savoir Takatsukasa Nobuko sa 1ere épouse, mais aussi trois concubines : O-den, Shinsuke et Ô-suke originaire de Kyoto. Tokumatsu qui mourut en bas âge était le fils d’O-den.

Ce quartier des femmes fut sous le règne de Tsunayoshi, le lieu de toutes les manigances et médisances.

Nobuko et O-den étaient toutes deux originaires de Kyoto, mais en cas de mésentente, Keishô-in prenait toujours le parti d’O-den qui comme elle était issue d’un milieu modeste.

Pour contrer l’ascendant d’O-den, Nobuko recruta Shinsuke avec l’appui d’une dame de cour nommée Uemon-no-Suke-no-Tsubone, puis elle présenta la jeune femme à son mari.

En réponse, Keishô-in fit venir Ô-suke qu’elle présenta à son fils.

Certes Nobuko et Keishô-in ont pu essayer de faire changer les équilibres et peser sur la vie dans le quartier des femmes, mais il s’agissait aussi d’un calcul à visée politique puisqu’il fallait assurer la lignée et garder un ascendant sur le potentiel héritier et futur shôgun.

Ces antagonismes et rivalités sans fin qui tourmentaient la mère, l’épouse principale et les concubines, alimentaient toutes sortes de rumeurs qui faisaient les choux gras de tous ceux qui assistaient à ces agissements.

Surtout que l’implication des deux favoris de Tsunayoshi, Makino Narisada et Yanagisawa Yoshiyasu, venait encore compliquer la situation.

Yanagisawa Yoshiyasu était très proche  de Tsunayoshi alors que ce dernier n’était encore qu'un modeste seigneur de domaine. Quand Tsunayoshi devint shôgun, il prit Yoshiyasu comme favori qui devint progressivement un homme fort du shogunat. Ce népotisme flagrant contribua à le rendre impopulaire.
Yanagisawa Yoshiyasu était très proche de Tsunayoshi alors que ce dernier n’était encore qu’un modeste seigneur de domaine. Quand Tsunayoshi devint shôgun, il prit Yoshiyasu comme favori qui devint progressivement un homme fort du shogunat. Ce népotisme flagrant contribua à le rendre impopulaire.

Le trio Tsunayoshi, Narisada et Yanagisawa ne fut pas exempt de turpitudes, notamment au sujet des conquêtes féminines.

En effet, le shôgun fit main basse sur la femme (Aguri) et la fille (O-yasu) de Narisada.

Il se prit également d’affection pour Someko, une concubine de Yanagisawa. Comprenant que Tsunayoshi était tombé sous son charme lors d’une visite à demeure, Yanagisawa lui aurait cédé la jeune femme… Si l’on fait fond de ces histoires, il faut avouer que leurs relations étaient pour le moins chaotiques.

La légende noire du 5<sup>e</sup> shogun, Tsunayoshi et les femmes

Cependant, ces anecdotes ne sont pas en lien direct avec le quartier des femmes du shôgun. Qu’elles soient fondées ou non, elles donnent pourtant une idée des relations tumultueuses de Tsunayoshi avec la gent féminine. Les amateurs de petites histoires les intriquent aux fortes tensions ayant parcouru les ôoku et les rivalités à donner un héritier au shogunat.

On pourrait croire que ce quartier des femmes était au cœur d’un maelström de passions et de luxure. Cette vision a gagné l’opinion publique de l’époque et une légende a même couru sur Nobuko, on l’a soupçonnée d’avoir fait assassiner Tsunayoshi.

Un mot encore sur les favoris du shôgun. Ce statut aurait été créé suite à un incident qui défraya la chronique avant même l’épisode des « 47 Rônin ». Nous sommes le 28 août 1684, le Vénérable Hotta Masatoshi, grand conseiller de Tsunayoshi, est poignardé à mort par Inaba , son cousin. Hotta était le grand conseiller du shôgun, et Yanagisawa va lui succéder.

L’assassinat eut lieu au Gozasho, dans la résidence des dignitaires non loin de la demeure du shôgun. On pensa nécessaire de mettre des distances. À l’origine, ces « favoris » n’avaient d’autre fonction que d’établir une sorte de cordon pour préserver la sécurité du shôgun.

De plus, cette « garde rapprochée » n’était pas véritablement impliquée dans les décisions politiques et seuls les dignitaires avaient en main les rênes du pouvoir. Les favoris n’avaient initialement aucune forme d’influence sur le shôgun. [« Études sur l’entourage des shôgun Tokugawa », Tokugawa shôgun sokkin no kenkyû, Fukudome Maki / Rekishi Kagaku Sôsho]

Mais on a pu voir en eux des manipulateurs de l’ombre, cette vision a traversé les siècles.

Tsunayoshi est resté dans l’histoire comme un « idéaliste doublé d’un despote à l’esprit étroit » [Source : Tokugawa Tsunayoshi, de Tsukamoto Manabu. Éd. Yoshikawa Kôbunkan], en proie à une certaine paranoïa et son « décret de miséricorde pour toutes les créatures vivantes » serait une preuve tangible de cet idéalisme à tendance monomaniaque vénérant toute les bêtes à poil, à plumes ou à écailles.

Tsunayoshi reste un personnage ambigu, un shôgun dont il est ardu de dresser le portrait. De même, il est difficile de démêler le vrai du faux et lever le voile sur la réalité de la vie dans le quartier des femmes au tournant du XVIIIe siècle. Peut-être même que le mystère ne sera jamais percé et que le 5e shogun a lui-même par sa conduite grandement contribué à l’épaissir.

En fin de compte, Tsunayoshi aura été incapable d’offrir un héritier au shogunat et, à sa mort, les batailles de succession ébranleront tant les corridors du château d’Edo que les alcôves du quartier des femmes.

(Image de titre : portrait de Takatsukasa Nobuko, l’épouse de Tsunayoshi, détail tiré d’une estampe intitulée « Entre bien et mal, Trente-six Belles. Jôkô-in » (Zen-aku sanjû-roku bijin, Jôkô-in) où Jôkô-in est le titre honorifique de la femme du shôgun au soir de sa vie. Dépeinte comme une personnalité malfaisante, elle était soupçonnée d’avoir fait assassiner son mari puis de s’être suicidée à cause des nombreuses liaisons que le 5e shogun semblait entretenir avec les femmes de son entourage. Les trois pages accompagnant l’estampe de 1874 relaient diverses rumeurs sans doute non fondées. Collections spéciales de la bibliothèque centrale de la métropole de Tokyo. Toutes les illustrations : Satô Tadashi)

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    Kobayashi AkiraArticles de l'auteur

    Né en 1964 à Tokyo. Après avoir travaillé comme éditeur dans une maison d’édition, il devient indépendant en 2011. Il dirige actuellement Diranadachi, un bureau de production éditoriale, où il mène des projets de magazines de voyages ou d’histoire, des mooks, et écrit lui-même des articles.

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