Sankin kôtai : vérités et idées reçues sur le service en alternance à l’époque d’Edo

Le système « sankin kôtai », ou comment manifester son allégeance au shogun en temps de paix

Histoire

Durant l’époque d’Edo (1603-1868), sous le régime des shogun Tokugawa, les seigneurs féodaux ont été tenus de résider tour à tour dans la capitale et dans leur fief, en vertu du système du « service en alternance », appelé sankin kôtai. Le voyage pouvait prendre plusieurs semaines et se composait d’un impressionnant cortège, coûteux en personnel et en argent.

Une forme d’allégeance propre à l’époque d’Edo

À l’époque, le Japon comptait quelque trois cents fiefs (han) dont chacun était constitué par un territoire d’une valeur d’au moins dix mille koku attribué par le shogun à un seigneur féodal, le daimyô. Le koku est une ancienne unité de mesure équivalant à environ cent cinquante kilogrammes de riz.

Avant la mainmise du clan Tokugawa sur le Japon, les guerriers s’étaient déjà emparés du pouvoir à deux reprises en instaurant un gouvernement militaire, pendant les périodes agitées de Kamakura (1185-1333) et de Muromachi (1333-1568). Les daimyô faisaient allégeance au shogun en place en lui apportant leur soutien lors des nombreux conflits armés qui ravageaient régulièrement le pays. Mais à partir du moment où il a été unifié par les Tokugawa, l’Archipel a vécu en paix durant plus de deux siècles et demi. C’est alors que se rendre à Edo (Tokyo), demander audience au shogun et séjourner un certain temps sur place est devenu la nouvelle manière rituelle pour les vassaux de manifester leur loyauté. Ce type de « visite » a pris le nom de sankin. Le premier caractère san (参) désigne un déplacement effectué avec respect en direction d’un supérieur, tandis que le second kin (勤) implique la notion de devoir. Ce système de « service en alternance » était appelé sankin kôtai.

Quand Tokugawa Ieyasu (1542-1616) a mis en place son gouvernement militaire en 1603, le château d’Edo est devenu le centre politique et administratif du pays où il donnait audience à ses vassaux, tel un « souverain au milieu de sa cour ». (Voir notre article : Tokugawa Ieyasu et la fondation du shogunat d’Edo)

Tokugawa Ieyasu : un souverain entouré par sa cour

On pense que le système du sankin kôtai a commencé à partir de 1615, après que Tokugawa Ieyasu eut étendu son contrôle sur la totalité du Japon en réduisant à néant le clan des Toyotomi à proximité du château d’Osaka. (Voir notre article : Le Japon de Toyotomi Hideyoshi : l’État mis sous contrôle)

On sait en effet par des documents de la famille Satake que jusqu’en 1617, le daimyô du fief d’Akita a passé six mois de l’année dans son domaine et le restant à Edo. Conformément à la volonté de Tokugawa Ieyasu de faire du château d’Edo le centre politique du pays, il manifestait sa loyauté envers le shogun en séjournant six mois par an dans sa capitale. Et il devait sans doute en aller de même pour les autres fiefs.

La durée du service en alternance a toutefois changé, un an plus tard. La nouvelle fréquence du sankin kôtai est devenue d’un an à Edo suivi d’un an dans le fief. À l’époque, rien n’avait encore été strictement codifié à cet égard et le comportement des daimyô relevait du désir de montrer au shogun qu’on se pliait à ses volontés. Mais les choses ont pris ensuite une tout autre tournure en particulier après la disparition de Tokugawa Ieyasu, en 1616.

La promulgation de lois régissant l’activité des samouraïs

Le système du sankin kôtai n’a été officiellement promulgué qu’en 1635. Cette année-là, Tokugawa Iemitsu (1604-1651), le troisième shogun, a modifié les « Lois fondamentales régissant l’activité des guerriers » Buke shohatto) édictées en 1615 par son prédécesseur, Tokugawa Hidetada (1579-1632). Le nouveau texte spécifiait explicitement que « chaque année, à la quatrième lune, les daimyô et les propriétaires de petits domaines (shômyô) devaient venir “servir en alternance” à Edo. »

Ainsi, un daimyô arrivé à Edo à la quatrième lune restait sur place jusqu’à la troisième lune de l’année suivante où il rentrait dans son fief. Il était alors remplacé par un autre daimyô venu assurer la relève à la quatrième lune. Et ainsi de suite. Les seigneurs féodaux étaient donc tenus de se relayer au service du shogun et de ce point de vue, le sankin kôtai a pris dès lors le caractère d’une obligation.

Ce manuscrit fait partie des archives de la famille Tokuyama Môri, seigneurs du fief de Tokuyama dans l’ancienne province de Suô (actuelle préfecture de Yamaguchi). Il contient une copie d’une des « Lois fondamentales régissant l’activité des guerriers » (Buke shohatto) promulguées par le gouvernement d’Edo. En l’occurrence l’ordonnance édictée en 1635 par le troisième shôgun Tokugawa Iemitsu (1604-1651) qui fait obligation aux daimyô de « résider alternativement » (sankin kôtai) dans leur fief et à Edo en laissant en permanence leur famille dans la capitale. Le système du sankin kôtai a joué un rôle capital l’histoire du Japon, en particulier en contribuant au maintien de la paix dans le pays tout au long de l’époque d’Edo.  (Avec l’aimable autorisation des archives de la préfecture de Yamaguchi)
Ce manuscrit fait partie des archives de la famille Tokuyama Môri, seigneurs du fief de Tokuyama dans l’ancienne province de Suô (actuelle préfecture de Yamaguchi). Il contient une copie d’une des « Lois fondamentales régissant l’activité des guerriers » (Buke shohatto) promulguées par le gouvernement d’Edo. En l’occurrence l’ordonnance édictée en 1635 par le troisième shogun Tokugawa Iemitsu (1604-1651) qui a fait du sankin kôtai une obligation pour les seigneurs féodaux. (Avec l’aimable autorisation des archives de la préfecture de Yamaguchi)

Le système du service en alternance a ensuite fait l’objet de plusieurs réformes au cours des quelque deux siècles et demi qu’a duré l’époque d’Edo. La plus importante a eu lieu en 1722, du temps de Tokugawa Yoshimune (1684-1751). Le huitième shogun a réparti les fiefs en quatre groupes, réduit le temps du séjour à Edo à six mois et porté celui passé en province à un an et demi. Ce faisant, il a allégé le poids financier que représentait le sankin kôtai pour les daimyô.

Mais ces mesures ne furent pas suffisantes pour redresser la situation économique des nombreux fiefs mis en difficulté par les dépenses énormes occasionnées par le service en alternance.

Une parade militaire peu justifiée en temps de paix

Les dépenses liées au service en alternance consistaient essentiellement en frais de personnel. La première image qui vient à l’esprit quand on parle du sankin kôtai, c’est celle de l’imposant cortège qui suivait chaque seigneur féodal dans ses déplacements. Bien que le pays fût en paix, il s’agissait d’une véritable parade militaire réunissant un grand nombre de guerriers équipés de lances (yari) et d’arquebuses (teppô) qui n’avaient pourtant guère de chances d’être utilisées. Car l’objectif de toute cette mise en scène était avant tout de renforcer le prestige des daimyô.

Une fois les préparatifs du voyage terminés, les guerriers et le reste du cortège prenaient le chemin de la capitale shogunale et ils marchaient pendant des jours à travers le pays. Et quand ils venaient d’une région éloignée, le périple durait parfois plusieurs semaines. Les frais engagés devaient être énormes que ce soit en termes de personnel, d’hébergement pendant le trajet ou de séjour à Edo.

L’image ci-dessous représente une partie du cortège du septième daimyô du fief de Tsuyama situé dans l’ancienne province de Mimasaka (nord-est de la préfecture actuelle d’Okayama). L’action se situe en 1818, au moment où il revient de la capitale shogunale. Le seigneur est au centre de la rangée du milieu, dans son palanquin. Sur la partie de gauche de la rangée du haut, il y a des guerriers armés d’arquebuses et sur celle de droite, des archers. Cette œuvre, peinte en 1884, fait partie d’un ensemble de cloisons mobiles opaques (fusuma) composé de sept panneaux dont chacun mesure 0,95 mètre sur 1,91 mètre. Elle met en scène 812 personnages sur une longueur totale de quelque 13 mètres. Plus de 600 kilomètres séparaient le fief de Tsuyama d’Edo et le cortège du daimyô effectuait le trajet aller et retour à pied avec armes et bagages.

Cinquième panneau du « Retour du daimyô de Tsuyama dans son fief après l’augmentation de son revenu à 100 000 koku » (Jûman goku gokazô go hatsu gonyûkoku otomo tate no zu), un  ensemble de sept cloisons coulissantes peint en 1884. Matsudaira Naritaka (1788-1838), le septième daimyô de Tsuyama est dans son palanquin, au centre de la rangée du milieu. Il rentre triomphalement dans son fief après un séjour à Edo où son revenu a été à nouveau porté à 100 000 koku de riz. (0,95 m. x 1,91 m). (Avec l’aimable autorisation du Musée municipal de Tsuyama)
Cinquième panneau du « Retour du daimyô de Tsuyama dans son fief après l’augmentation de son revenu à 100 000 koku » (Jûman goku gokazô go hatsu gonyûkoku otomo tate no zu), un ensemble de sept cloisons coulissantes peint en 1884. Matsudaira Naritaka (1788-1838), le septième daimyô de Tsuyama est dans son palanquin, au centre de la rangée du milieu. Il rentre triomphalement dans son fief après un séjour à Edo où son revenu a été à nouveau porté à 100 000 koku de riz. (0,95 m. x 1,91 m). (Avec l’aimable autorisation du Musée municipal de Tsuyama)

Des guerriers soucieux de rehausser leur prestige

Le système du sankin kôtai est en général présenté comme l’expression d’une volonté délibérée des shogun Tokugawa d’affaiblir leurs vassaux et leurs fiefs en leur imposant des dépenses somptuaires énormes et d’empêcher toute rébellion dans les provinces. Mais les choses ne sont pas aussi simples qu’on pourrait le croire.

Le gouvernement militaire d’Edo a en effet recommandé à plusieurs reprises aux daimyô d’éviter de s’engager dans des frais excessifs dans le cadre du service en alternance. Et les vassaux du shogun n’ont pas forcément suivi ses instructions parce que pour eux, les déplacements accompagnés d’un somptueux cortège à travers l’Archipel et la vie dispendieuse qu’ils menaient à Edo étaient l’occasion de rehausser leur prestige et de montrer qu’il ne fallait pas les considérer comme d’obscurs guerriers de province.

(Photo de titre : le premier d’un ensemble de sept panneaux de portes coulissantes intitulé « Retour du daimyô de Tsuyama dans son fief après l’augmentation de son revenu à 100 000 koku » [Jûman goku gokazô go hatsu gonyûkoku otomo tate no zu]. Les personnages représentés sur la gauche de la rangée du haut font partie de l’avant-garde du cortège partie cinq jours plus tôt pour s’occuper des problèmes d’hébergement. Le palanquin situé au centre de la rangée du milieu est celui de l’intendant des finances préposé aux transports terrestres. Avec l’aimable autorisation du Musée municipal de Tsuyama)

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