Comprendre l’importance de l’axe cerveau-intestin : un scientifique japonais explique
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À un niveau ou à un autre, les êtres humains ont toujours pressenti qu’il existait une connexion entre l’esprit et les organes de la digestion. En anglais, on parle de gut feeling (sensation viscérale, intuition) et de butterflies in the stomach (papillons dans l’estomac, trac). En japonais, l’expression hara no mushi (« un insecte dans l’estomac ») désigne la colère dévorante, et danchô no omoi (sensation d’éviscération) une peine déchirante. Et pourtant, ce n’est qu’assez récemment que la science a commencé à s’intéresser aux mécanismes qui se cachent derrière ce lien. Le professeur Fukudo Shin, un éminent expert du syndrome du côlon irritable, ou SCI, fait partie des gens qui cherchent à élucider les implications de la connexion cerveau-intestin sur la santé humaine.
« Pendant longtemps, dit-il, la science médicale a considéré le cerveau comme l’organe suprême et le plus noble, et relégué l’intestin, situé dans le tractus gastro-intestinal inférieur, au rang d’organe périphérique voué à la complétion de la digestion et à l’excrétion des déchets. Mais nous avons appris qu’il existe une communication étroite dans les deux sens entre le cerveau et le système digestif, tout particulièrement l’intestin. » Tout ce qui perturbe ou altère cette communication — depuis le stress émotionnel jusqu’aux déséquilibres bactériens dans l’intestin — est susceptible de provoquer toutes sortes de désordres physiques et psychologiques.
« Nous devons revoir nos hypothèses de base en ce qui concerne la relation entre l’esprit et le tractus gastro-intestinal. »
Le syndrome du colon irritable en tant que dysfonctionnement de l’interaction cerveau-intestin
Le cerveau et l’intestin communiquent via le système endocrinien et le système nerveux autonome, qui comprend les systèmes nerveux sympathique, parasympathique et entérique (intestinal). Le nerf pneumogastrique, qui fait partie du système nerveux parasympathique, constitue sans doute le lien le plus important entre l’intestin et le cerveau. La façon dont le stress psychosocial peut affecter la transmission de ces signaux cerveau-intestin constitue un élément crucial de la recherche de Fukudo.
Fukudo a été l’un des premiers à envisager le syndrome du côlon irritable, comme un dysfonctionnement de l’interaction cerveau-intestin. Les patients atteints d’un SCI sont affligés de maux gastro-intestinaux (GI) intermittents sous forme de diarrhée, constipation, ballonnements et douleurs abdominales, qui peuvent avoir un impact sérieux sur la qualité de leur vie. En règle générale, pourtant, les examens et les tests cliniques ne décèlent aucune inflammation sévère ou autre anomalie intestinale.
Le professeur explique : « Le SCI se manifeste dans l’intestin, mais c’est aussi un dysfonctionnement lié au stress. On le rencontre surtout dans les sociétés industrielles avancées. Au Japon, on estime qu’environ une personne sur dix en souffre. »
Comme on pouvait s’y attendre, Fukudo a relevé une incidence de la dépression et de l’anxiété plus élevée chez les sujets atteints du SCI ou qui en présentent les symptômes, que chez ceux qui ne se plaignaient d’aucun symptôme GI. Selon lui, les patients atteints du SCI ont aussi tendance à partager certains traits de caractère, tels que la propension à la rumination ou à l’obsession. Outre cela, ils ont souvent du mal à verbaliser leurs émotions, ce qui peut être une source d’accumulation du stress. Le stress provoque la sécrétion d’hormones susceptibles d’accroître la motilité GI et la sensibilité viscérale, avec les symptômes de SCI qui en résultent.
Le microbiote et l’hormone du bonheur
Fukudo a certes axé ses recherches sur le rôle du stress psychosocial dans le SCI et d’autres troubles, mais il tient à souligner que l’interaction cerveau-intestin n’est pas une rue à sens unique. Loin de se réduire à un organe subalterne et soumis, obéissant aveuglément aux ordres du cerveau, l’intestin est en mesure de prendre ses propres décisions. Environ 90 % des signaux transmis par le nerf pneumogastrique circulent de l’intestin vers le cerveau. L’état de l’intestin, y compris son microbiote, peut affecter nos humeurs, nos préférences et notre comportement.
Les travaux scientifiques les plus récents indiquent que les divers micro-organismes qui habitent l’intestin jouent un rôle à part entière dans la communication qui s’établit entre le tractus gastro-intestinal et le cerveau. Leur fonction est en vérité si importante que beaucoup parlent désormais d’un « axe microbiote-intestin-cerveau ».
Nos corps sont un assemblage symbiotique très soudé de cellules humaines et de micro-organismes. Au cours des deux dernières décennies, les progrès spectaculaires de la connaissance de l’ADN ont permis aux savants de se doter d’une meilleure maîtrise de la quantité et de la diversité des organismes qui constituent le microbiome humain. En moyenne, le corps humain fourmille de plus de 100 milliards de milliards de microbes représentant quelque mille types de bactéries. Environ 90 % d’entre eux se trouvent dans les cellules et les muqueuses des intestins. À la naissance, nous héritons d’une partie du microbiote de notre mère, via la filière pelvigénitale, et nous en ingérons encore par le biais du lait maternel. Par la suite, notre flore intestinale continue de se diversifier pendant quelques années, pour se stabiliser vers l’âge de trois ans. (Voir aussi notre article : Nos amis les micro-organismes, ou une agriculture au service de notre système immunitaire)
Avec l’aide du microbiote intestinal, l’intestin génère divers produits chimiques dont on sait qu’ils ont un effet sur l’humeur et la cognition ainsi que sur la communication intestin-cerveau. En fait, plus de 90 % de la sérotonine du corps — un important neurotransmetteur et régulateur de l’humeur — sont secrétés dans l’intestin avec l’aide de microbes. Via les signaux envoyés au cerveau, notre flore intestinale exerce une influence sur nos envies alimentaires et les quantités de nourriture que nous ingérons. Des recherches récentes suggèrent que, lorsque certaines bactéries bienfaisantes prolifèrent dans l’intestin, le cerveau produit davantage d’ocytocine, l’« hormone du bonheur ». C’est ainsi que notre microbiote intestinal peut affecter nos émotions, notre sensibilité à la douleur et même notre comportement social.
La thèse de l’intestin comme « premier cerveau »
Équipé de son propre système nerveux, l’intestin est à l’évidence beaucoup plus qu’un organe digestif. Le professeur Michael Gershon, de l’Université Columbia, est l’inventeur de la célèbre formule « deuxième cerveau », employée pour désigner le système nerveux entérique. La thèse que soutient Fukudo est que, du point de vue de l’évolution, l’intestin est en fait le premier cerveau. « Lorsque les organismes multicellulaires ont fait leur apparition sur terre, il y a quelques centaines de millions d’années, le premier organe qui ait pris forme a été l’intestin », observe-t-il. Progressivement, un système nerveux s’est développé autour du tractus gastro-intestinal primitif. L’hydre d’eau douce (photo ci-après) est un exemple vivant d’animal qui fonctionne sans cerveau, puisqu’elle se contente d’un tube digestif entouré d’un réseau neural.
Fukudo estime probable que des déséquilibres chimiques à l’intérieur de l’intestin, provoqués entre autres par des changements survenus dans le microbiote, puissent générer de l’inflammation et même des transformations morphologiques dans le cerveau. Les travaux scientifiques ont mis en évidence le rôle des déséquilibres intestinaux dans un large éventail de pathologies, depuis les allergies et l’asthme jusqu’à l’autisme, la maladie de Parkinson et la maladie d’Alzheimer.
Pour maintenir en bonne santé l’axe cerveau-intestin
Ceci étant, comment comment faire pour maintenir son axe cerveau-intestin en bonne santé?
Fukudo commence par le cerveau et recommande un régime alimentaire riche en fibres et pauvre en hydrates de carbone et additifs raffinés, en accordant une place importante aux fruits et légumes de saison et aux aliments fermentés. Il a personnellement vu des cas où un changement de régime avait complètement modifié la donne.
Beaucoup de médicaments risquent de perturber l’équilibre microbien naturel des intestins. Fukudo déconseille notamment l’usage excessif des antibiotiques.
Il souligne aussi l’importance de prendre chaque jour un bon petit déjeuner, une pratique favorable à la régularité de nos modes de vie. « Je sais qu’il y a beaucoup d’enfants qui sautent le petit déjeuner, pour éviter de devoir à aller à la selle à l’école. Nos enseignants doivent adopter une attitude plus saine vis-à-vis des fonctions corporelles naturelles, telles que la défécation, de façon à ce que les enfants cessent de les percevoir comme quelque chose d’embarrassant. » Dormir suffisamment, s’accorder des pauses, effectuer régulièrement de l’exercice sont aussi des habitudes propices à la bonne santé de l’axe cerveau-intestin.
En se fondant sur sa propre expérience, Fukudo pense que la meilleure chose qu’on puisse faire pour prévenir et soulager le SCI est de prendre conscience du stress dans notre vie quotidienne et d’en parler autour de nous plutôt que de le refouler en notre for intérieur. De ce point de vue, la thérapie cognitivo-comportementale est riche de promesses en tant qu’outil permettant de soulager les symptômes du SCI et d’améliorer globalement la qualité de la vie. Au bout du compte, recourir à un traitement intégré corps-esprit est la solution la plus sensée pour remédier à un dysfonctionnement de l’axe cerveau-intestin.
Les symptômes du SCI sont bien réels et peuvent avoir un effet débilitant. Pourtant, jusque récemment, les gens qui en souffraient n’avaient pas grand-chose à attendre en termes de sympathie ou de compréhension, et encore moins de traitement efficace. Aujourd’hui, le traitement du SCI et d’autres pathologies suscite de nouveaux espoirs, grâce aux progrès spectaculaires accomplis par la science de l’interaction cerveau-intestin.
(Interview et texte de Doi Emi, de Nippon.com. Photo de titre : Pixta)