GO Journal – Interviews de para-athlètes
Urata Rie : le goalball m’a permis de voir à travers le noir
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Capter le son : l’essence du goalball
— Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est le goalball ?
Urata Rie Le goalball se joue sur un terrain de 18 mètres sur 9, c’est-à-dire de la même taille qu’un terrain de volley-ball, où s’affrontent deux équipes de trois joueurs. À chaque extrémité du terrain, les buts font 9 mètres de long pour 1,3 mètre de hauteur. Le ballon de 24 cm de diamètre et de 1,25 kg contient une clochette. Les trois défenseurs se fient au son de la clochette pour protéger leurs buts et empêcher le ballon d’entrer. Chaque équipe joue à tour de rôle en attaque et en défense.
— Vous portez des lunettes couvrantes qui empêchent la lumière d’entrer, et le match se déroule dans le silence.
U.R. La communication entre les joueuses est essentielle, ce qui demande de maîtriser plusieurs principes. Trop de communication tue la communication, par exemple. C’est le plus difficile au début : comment communiquer ses intentions à ses partenaires ?
— Que vous transmettez-vous, concrètement ?
U.R. La joueuse qui lance décide de sa trajectoire, mais afin de ne pas dérouter ses coéquipières, il est important de les prévenir de la voix. Sur le terrain, les appels se croisent en permanence : « maintenant, on va faire ça », ou « attention, je vise de ce côté-ci ». En défense, c’est pareil, nous échangeons vocalement les informations pour savoir qui a touché la balle, et par quelle partie du corps, quelle direction prend le ballon, etc. La communication est instantanément partagée. La décision de chacune n’est pas nécessairement 100 % correcte, c’est pourquoi les trois joueuses sur le terrain doivent se mettre d’accord, pour améliorer leur assurance et leur position. D’autre part, il faut confirmer en retour qu’on a bien reçu et bien compris ce que l’autre a dit. Sans cela, la communication perd de son efficacité.
La communication avec le banc de touche est également importante. Quand une remarque ou une correction vient du banc de touche, on la partage entre les trois joueuses de champ, de façon à s’assurer que notre sentiment de la situation est en phase.
— Quel est le point sur lequel vous vous concentrez pendant les entrainements ?
U.R. Il y a la force et la condition physique, bien sûr, mais le plus important est la coordination des sens. Nous ne voyons pas le terrain, mais il y a tout de même certaines choses que nous arrivons à « observer ». Par exemple, nous arrivons à nous faire une image de la distance totale d’un bout à l’autre du terrain, ou de la position des adversaires. Pour « voir » le plus précisément possible, on s’entraîne en écoutant le son que fait la balle quand elle rebondit à tous les points du terrain. On évalue la position et la distance de la lanceuse et la trajectoire de la balle au bruit des pas des joueuses, au son de la clochette. En fonction de la trajectoire perçue, vous entrainez votre corps à réceptionner le ballon par telle ou telle partie du corps. Puisque nous ne voyons pas notre corps avec nos yeux, nous adaptons notre perception selon d’autres critères.
— Dans quelle mesure captez-vous correctement les sons pendant le match ?
U.R. Le bruit des pas et de la respiration des adversaires nous renseignent sur leur degré de fatigue. En attaque, nous utilisons de faux pas pour leurrer l’adversaire. Certains joueurs jouent également de leurs tibias ou des protections, ce qui fait un bruit différent. C’est un élément important à juger. Toutes sortes de sons sont mis à profit pendant le match, vraiment. Et moi aussi, cela m’a pris environ un an, au début, pour comprendre comment cela se faisait.
Aiguiser ses sens
— Vous avez été sélectionnée en équipe nationale pour représenter le Japon aux Jeux de Beijing 2008, trois ans seulement après vos débuts en compétition. Qu’avez-vous ressenti lors de ces premiers Jeux paralympiques ?
U.R. Au début, c’est comme un choc. J’étais prise entre la peur de faire une faute sur une scène aussi grande, et le formidable soutien du public. À la fin, j’étais comme avalée par l’ambiance, mon corps était tétanisé, et j’étais incapable de faire des choses que je réussissais facilement pendant les entrainements. Je ne percevais plus certains sons que j’aurais dû percevoir, je m’enfermais dans ma tête au lieu de déployer mes antennes. Quand je suis concentrée, j’entends tout ce dont j’ai besoin, mais je n’y arrivais plus, et je me laissais déconcentrer par d’autres bruits inutiles.
— N’est-il pas problématique de s’améliorer physiquement en tant qu’athlète après 40 ans ?
U.R Au contraire, le goalball aiguise les sens, alors on comprend très vite que l’on se développe. Et que vous ayez un handicap ou pas, si vous vous donnez à 100 %, l’âge ne fait rien à l’affaire. Même après avoir remporté une médaille d’or, vous ne pouvez pas regarder en arrière, ce qui empêche de se laisser prendre par des sentiments que vous n’avez plus besoin de démontrer quoi que ce soit. Par contre, ça vous donne envie de grandir encore plus. Le goalball est un sport qui donne un poids immense à l’expérience et aux capacités sensorielles.
Ce que je peux oberver depuis que j’ai perdu la vue
— Quand vous revenez sur vos dix ans de carrière, que ressentez-vous ?
U.R Le goalball a vraiment changé mon univers. Perdre la vue m’avait donné un tel complexe... Je ne peux plus faire ceci, je ne pourrai jamais expérimenter cela, je ne pourrai jamais être comme tout le monde… Je pensais tout de façon très négative. Mais dans le goalball, évidemment, être aveugle n’est plus une excuse ! Autrement dit, vous êtes vraiment confrontée à vous-même, et pas à votre handicap. Vous ne voyez pas, alors écoutez ! Écoutez, et vous finirez par « percevoir » quelque chose. L’handicap devient alors une force puissante.
— Le goalball vous a-t-il transformé ?
U.R. Disons que j’ai pris conscience de mon potentiel. Nous autres, nous ne pouvons pas apprendre en regardant faire les autres, nous ne pouvons pas étudier l’adversaire sur vidéo. Maîtriser quelque chose prend effectivement plus de temps. Il faut tout essayer par soi-même, se corriger en profitant des remarques des autres, et répéter les réglages. Puis, petit à petit, j’ai compris que ce travail que je faisais sur moi-même, c’était aussi quelque chose qu’avait construit pas à pas l’histoire du goalball. Je profitais ainsi de ce qui s’était accumulé avant moi, tout comme les jeunes d’aujourd’hui qui profitent de l’expérience que je leur apporte ! Maintenant, je pense que ce sport peut rapidement se développer.
— Si le goalball permet de développer ses sens mêmes avec une déficience visuelle, ce sport devrait effectivement être beaucoup plus pratiqué !
U.R. Vous avez raison. D’autant plus que la pratique du goalball n’est absolument pas limitée aux déficients visuels. Je suis sûr que le grand public peut trouver un grand intérêt à ce sport. Certaines écoles ordinaires ont intégré la discipline aux cours d’éducation physique. Un aspect essentiel de la pratique du goalball, c’est qu’en communiquant entre partenaires de l’équipe, vous réalisez à quel point il est important de faire attention aux autres. Par exemple, que les signes de tête ne vont pas vous aider à vous faire comprendre, ou qu’il faut s’assurer que vous ne vous créez pas un risque d’intervention de l’adversaire avant de faire une passe à une partenaire.
Le goalball est le sport idéal pour aiguiser son attention et sa considération envers les autres, choses essentielles dans la vie de tous les jours, n’est-ce pas ? Je pense que la pratique de ce sport devrait se populariser. Il y a énormément de choses auxquelles vous ne faites pas attention tout simplement parce que vous faites trop confiance à votre vue... C’est une erreur. Quand vous ne voyez plus, soudain vous « apercevez » d’autres choses pour la première fois.
Photos : Shintsubo Kenshû
Interview et texte : Zoshigaya Senichi
(Traduction d’un extrait d’un article paru dans GO Journal)