Les légendes vivantes du Japon
Moriyama Daidô : un photographe aux yeux de « chien errant »
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Depuis les années 1990, les expositions de photographes japonais contemporains sont monnaie courante dans les musées et les galeries d’art du monde entier. Au même titre qu’Araki Nobuyoshi, Moriyama Daidô figure parmi les artistes favoris de ces expositions. Depuis quelques années, Moriyama a fait l’objet d’un bon nombre d’expositions à grande échelle, dont une en duo, donnée en 2012 au Tate Modern de Londres, où il figurait aux côtés de William Klein, et une autre en solo, « Daidô Tokyo », à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, à Paris.
Bien des jeunes photographes japonais, ainsi que leurs homologues de divers pays d’Asie, d’Europe et d’autres régions du monde, ont été fortement influencés par le style des instantanés en noir et blanc de Moriyama, qui capture ses sujets avec, selon ses propres mots, « les yeux d’un chien errant » en vadrouille dans les rues. Il est, à juste titre, considéré comme l’un des plus grands photographes contemporains du Japon.
Des débuts comme concepteur graphique
Moriyama Daidô est né en 1938 à Ikeda, dans la préfecture d’Osaka. Son père travaillait pour une compagnie d’assurance, et cet emploi a contraint sa famille à déménager à de nombreuses reprises au cours de son enfance — vers Shimane, Chiba, Fukui, de nouveau Osaka, et ainsi de suite à destination d’autres préfectures du Japon. Selon Moriyama, les fréquents changements d’écoles qui en ont résulté l’ont empêché de tisser des liens de proximité trop étroits avec les communautés au sein desquelles il vivait, et, après l’école, il lui arrivait fréquemment de passer ses après-midi à errer dans la ville où il se trouvait. Peut-être les expériences formatives qu’il a connues à cette époque contribuent-elles à expliquer son obsession pour les instantanés de rue.
En 1955, Moriyama a cessé de fréquenter l’école secondaire de Kôgei, un établissement municipal d’Osaka, et a commencé à travailler à son compte comme concepteur graphique. Les expériences qu’il a vécues à cette époque lui ont servi par la suite dans son travail de photographe. Au premier regard, la composition de ces instantanés semble rudimentaire, instable, mais les recadrages et les tirages qu’il en fait témoignent d’une attention aiguë au moindre détail, qui débouche sur un équilibre subtil puisé dans les savoir-faire acquis en tant que graphiste.
Pourtant, le jeune Moriyama avait du mal à rester toute la journée assis derrière un bureau à dessiner des boîtes d’allumettes et des calendriers. À mesure des contacts qu’il établissait avec des photographes dans le cadre de son travail, son désir de prendre ses propres clichés s’est développé. En 1960, il a été embauché comme assistant par le studio d’Iwamiya Takeji, à Osaka. Alors qu’il travaillait au studio d’Iwamiya, il a été fortement impressionné par la collection de photographies New York, publiée en 1956 par William Klein. Il a également étudié l’instantané de rue avec Inoue Seiryû, un photographe, plus âgé que lui de quelques années, qui était connu pour ses illustrations de Kamagasaki, un quartier d’Osaka où habitaient de nombreux travailleurs journaliers. L’idée de devenir photographe et de travailler à une plus grande échelle grandissait en lui.
En 1961, Moriyama est parti vivre à Tokyo, où il souhaitait collaborer d’une manière ou d’une autre avec le collectif de photographes Vivo, formé par Tômatsu Shômei, Narahara Ikkô, Kawada Kikuji et d’autres. Mais le groupe s’était déjà dispersé. C’est alors qu’un membre de Vivo, Hosoe Eikoh, engagé à cette époque dans la production de la collection de photos Barakei (1963), inspirée par Mishima Yukio, a demandé à Moriyama de devenir son assistant (voir notre article : « Le Supplice des roses », Mishima immortalisé par le photographe Hosoe Eikoh).
Moriyama a eu l’occasion de se familiariser avec un large éventail de techniques de prise de vues et de chambre moire. Au moment de son mariage, en 1964, il était devenu un photographe indépendant à part entière. Bien entendu, il n’avait pratiquement pas de travail.
Les photos comme instruments de mise en accusation d’une époque
Moriyama vivait à Zushi (préfecture de Kanagawa). Il se rendait fréquemment dans la ville voisine de Yokosuka, qui abritait une base navale américaine, et prenait des instantanés qui captaient l’atmosphère de rue propre à cet endroit. Il apporta ces photos à une revue appelée Camera Mainichi, où elles retinrent l’attention de l’éditeur légendaire Yamagishi Shôji, qui décida de les publier dans un encart de neufs pages intitulé « Yokosuka » inséré dans le numéro d’août 1965 de la revue.
Cette publication eut un immense écho et constitua fondamentalement le coup d’envoi de la carrière de Moriyama. Il commença à publier régulièrement des photos dans Camera Mainichi et Asahi Graph. En 1967, l’Association japonaise des critiques de photographie lui attribua son Prix du débutant pour une série de productions corrosives sur les sensibilités locales du Japon, et sa première collection imprimée, Nippon gekijô shashin chô (Le théâtre japonais : un recueil de photos), fut publiée l’année suivante. La même année il participa dès le second numéro à Provoke, une revue privée lancée par Nakahira Takuma, Taki Kôji, Takanashi Yutaka et d’autres, qui la concevaient comme un « fourrage provocateur pour la pensée ».
Moriyama continua sur sa lancée. En 1969, son œuvre expérimentale Accident, qui associait des photos d’affiches et de dépliants publicitaires et des instantanés pris dans la rue, a été publiée en feuilleton dans Asahi Camera. En 1970, il a publié des nus dans Weekly Playboy, en alternance hebdomadaire avec Shinoyama Kishin. À l’occasion d’un séjour effectué en 1971 à New York avec Yokoo Tadanori, il s’est lancé dans la publication d’une série intitulée Nani ka e no tabi (Voyage vers quelque chose) dans Asahi Camera. Son activité au cours de cette période a culminé en 1972 avec la collection de photos Shashin yo sayônara (Au revoir la photographie), un ensemble de photos floues d’une texture granuleuse, dont la caractéristique principale était le manque de clarté quant à ce qu’elles représentaient.
L’observation de l’interaction entre la lumière et l’ombre
À partir du début des années 1970, le radicalisme de Moriyama et de Nakahira, qui trouvait une toile de fond adéquate dans la montée des protestations contre la révision du Traité de sécurité nippo-américain, perdit peu à peu son élan avec le reflux rapide de la « saison des politiques » au Japon. Quoiqu’il fît, Moriyama ne semblait pas en mesure de susciter la moindre réaction et, à mesure qu’il luttait pour se faire reconnaître, le sentiment qu’il s’était perdu en chemin le gagnait. À la fin des années 1970, il vivait cloîtré chez lui, prisonnier d’un lieu où il ne pouvait quasiment prendre aucune photo. Dans cet état d’effondrement physique et mental, l’événement qui le ramena au monde de la photographie fut le début d’une série intitulée Hikari to kage (Lumière et ombre) dans Shashin jidai (L’âge de la photographie), une revue créée en 1982 et consacrée principalement à Araki Nobuyoshi.
Les photos de « Lumière et ombre », publiées sous forme de collection en 1982, représentaient des motifs rencontrés par Moriyama en entrecroisant la lumière et l’ombre, en commençant par une pivoine qu’il avait photographiée par hasard près de chez lui. Revenu à son point de départ, il prenait et tirait des clichés tout simples d’objets primordiaux considérés comme basiques depuis la naissance de la photographie, et retrouvait suffisamment de confiance en lui-même pour reprendre son parcours de photographe. Dans son livre Mémoires d’un chien, publié en 1984, cette époque lui inspire la réflexion suivante : « Je me tenais dans la lumière avec mon appareil photographique, sans plus penser à rien. Sous mes yeux se trouvait mon ombre. C’était suffisant... puis je me suis mis en marche vers une époque où j’avais l’intention de ne plus jamais rester à l’arrêt. »
En plus de « Lumière et ombre », le journal Photography Age a publié toute une série de travaux aussi ambitieux qu’expérimentaux de Moriyama : Tokyo (1982-84), Nakaji e no tabi (Voyage à Nakaji, 1984-85), Documentary (1985-86) et Utsukushii shashin no tsukurikata (Comment faire de belles photos, 1986-88). Ces œuvres allaient plus tard être publiées sous forme de collections autonomes de photos. Il a passé les années 1988 et 1989 à Paris, où il rêvait d’ouvrir une galerie. Ce rêve ne devait pas se réaliser, mais d’autres projets ont eu une heureuse issue, par exemple les photos qu’il fit de Marrakech, l’ancienne capitale du Maroc.
Des instantanés rayonnants
Dans les années 1960, les activités photographiques de Moriyama ont pris de la vitesse et se sont considérablement élargies. Entre 1993 et 1997, le fabricant de vêtements Hysteric Glamour, avec à sa tête Kitamura Nobuhiko, a publié trois recueils de photos baptisés Daido Hysteric ayant pour thèmes des objets de rue (1993), des foules urbaines (1994) et des scènes d’Osaka, la ville où Moriyama avait vécu pendant son enfance (1997). Ces livres de grand format, comptant chacun plus de 300 pages, imprégnés de l’expérience accumulée par Moriyama en termes d’instantanés de rue, ont constitué une série qu’on est en droit de considérer comme le point culminant de son œuvre à cette époque.
Au nombre des œuvres majeures de Moriyama figure aussi sa collection Shinjuku, réalisée en 2002. Shinjuku est un quartier que Moriyama aimait photographier depuis son séjour à Tokyo en 1961 — un endroit où, en se mêlant aux foules et en rencontrant toutes sortes de gens, il se sentait stimulé dans son travail de photographe. Ces « grands faubourgs et quartiers chauds » ont été regroupés dans un recueil de 600 pages et 524 photographies. Dans les années 1990 et 2000, il a aussi commencé à passer pas mal de temps à l’étranger, et publié les collections Buenos Aires (2005), Hawaii (2007) et Saô Paulo (2009). En regardant ces collections, on voit que Moriyama est animé par une conviction qui le pousse à saisir des tranches de vie, dans le style qui est le sien, partout dans le monde.
Un chien errant en vadrouille dans un monde interconnecté
L’impulsion créative de Moriyama n’a rien perdu de sa force, et son cursus international continue de progresser alors même qu’il est devenu septuagénaire. Lors de son exposition en solo « Daido Tokyo » (Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris), deux œuvres ont particulièrement impressionné les visiteurs : Tokyo Color, une photo en couleur prise avec un appareil numérique, et Inu to ami taitsu (Chien et collant en résille), un cliché puissant en noir et blanc.
Pourquoi l'œuvre de Moriyama est-elle tenue en si haute estime ? Peut-être est-ce parce que l’ensemble de ses photos, qui recouvre plus d’un demi-siècle de prises de vues, offre un condensé des « expériences de rue » de chacun d’entre nous. Ces photos, mystérieuses et porteuses d’un frisson dû au fait qu’on ne sait pas ce qui va suivre, sont toujours imprégnées de la lumière et de l’ombre de paysages urbains en quelque sorte nostalgiques. Ce sont des enregistrements visuels susceptibles d’être partagés par bien des gens, quelques soient leur pays d’origine et la génération à laquelle ils appartiennent.
(Photo de titre : « Kiroku no. 19 » [Enregistrement no. 19], 2011, représente Moriyama à droite en train de prendre une photo. © Daidô Moriyama Photo Foundation. Remerciements à la Galerie Ishii et à Photobook Diner Megutama.)