Un réalisateur japonais pour une équipe de production française : « L’infirmière », de Fukada Kôji
Culture Cinéma- English
- 日本語
- 简体字
- 繁體字
- Français
- Español
- العربية
- Русский
Une coproduction franco-japonaise qui met en appétit
—— Comme déjà Harmonium et La Course à la mer, L’infirmière est une coproduction franco-japonaise. Concrètement, quels sont les avantages de cette coproduction ?
FUKADA KÔJI En premier lieu, le fait de réunir des fonds provenant de deux pays est une garantie supplémentaire de bénéficier d’une meilleure liberté de création. En outre, sur ce projet, la post-production est assurée par une équipe française, et le fait d’introduire une sensibilité de personnes qui ont reçu l’éducation d’une sphère culturelle différente de la mienne devrait encore élargir l’univers du film, je pense.
—— En quoi les techniciens français sont-ils différents des techniciens japonais ?
F.K. La principale différence est celle de la position qu’ils assument par rapport à l’œuvre à faire. Les techniciens japonais ont tendance à s’efforcer de donner forme à la volonté du metteur en scène. Les techniciens français, en revanche, envisagent leur position en fonction d’une vision artistique de leur travail, et de ce fait, sont forces de proposition : « Ce serait plus intéressant de faire comme ceci »… Ces suggestions sont souvent le reflet de la vision de la vie et des expériences propres de la personne qui amène cette proposition, et cette confrontation m’intéresse.
—— Est-ce à dire qu’inversement, les techniciens japonais permettent plus facilement de réaliser ce que le metteur en scène à en tête ?
F.K. On peut dire cela, effectivement, mais c’est une sorte de pari. Les idées des techniciens français peuvent être en contradiction avec ce que le metteur en scène imagine pour son film, mais même si seulement une seule idée sur dix s’avère intéressante, elle peut être plus captivante que tout ce que j’avais imaginé. Et c’est cela qui est essentiel. Pour faire surgir cette idée, il faut qu’une relation de confiance soit établie, et pour cela, il faut se confronter avec les idées et les avis de chaque artiste membre de l’équipe. Et moi, je crois que cela résulte en un enrichissement du film.
Le goût pour l’imperfection de la réalité
—— Sur L’infirmière, vous reste-t-il un épisode de vos échanges avec l’équipe française qui vous a impressionné ?
F.K. Oui, par exemple, au sujet du son lors d’une scène où il s’agissait de traverser un passage piéton. Au Japon, certains passages piétons émettent un message sonore à destination des mal-voyants. Pour une raison ou pour une autre, la musique qui est très souvent utilisée pour ce message est une mélodie écossaise Comin’ Thro’ the Rye, que les Français connaissent sous le nom de « Ce n’est qu’un au-revoir ». Donc pour le public français, contrairement au japonais, cette mélodie n’est absolument pas liée à l’image d’un passage piéton. Ce qui nous a permis de travailler le son et d’en tirer une expression symbolique. Notre ingénieur du son ai fait un son que vous n’entendrez jamais dans une ville réelle. Et cela, il me semble, est une idée qui ne pouvait venir que par une coproduction franco-japonaise...
—— En parlant de sons, dans tous les lieux du film, on entend partout de très nombreux bruits que l’on pourra qualifier de violents.
F.K. Pour ce film, j’ai radicalement diminué l’utilisation de la musique, encore plus que dans mes films précédents, et je me suis concentré sur le son. Dans mon plan de mise en scène, j’avais noté comme idée de faire sonner la sonnette de l’appartement ou le bruit du lave-voiture de façon très impressionnante. La sonorisation du film a été effectuée en France, et nous avons été parfois jusqu’à saturer le son pour certaines scènes.
—— Certains dialogues sont également volontairement très durs, et mettent mal à l’aise.
F.K. Pour la mise en scène, ma ligne de départ est fondamentalement une ligne naturelle. Idéalement, la relation entre ce qui se produit sur l’écran et le public doit être proche de la relation entre nous et le monde. Il arrive que nous parlions en souriant à nos amis, même lorsque nous sommes tristes. En général, lors d’un échange, nous essayons de toutes nos forces d’imaginer les sentiments cachés de nos interlocuteurs. J’essaie de maintenir la même distance entre les spectateurs et les personnages à l’écran.
—— Vous visez donc une qualité d’échanges plus réaliste…
F.K. Dans une conversation, il est tout à fait normal que certaines phrases qui sont prononcées n’aient pas de sens. Cela participe au bon équilibre d’une discussion. C’est dans ce sens que je demande à mes acteurs de bafouiller, ou de répéter une phrase mal venue, etc. Pareil pour la mise en scène : plus un acteur a du talent, moins son jeu est « parasité », et c’est justement ce que je ne veux pas. C’est ce que dans le métier on appelle « le paradoxe de l’entrainement ». Car, comme le dit très bien le metteur en scène Hirata Oriza, le réel est au contraire rempli de « parasites ».
—— S’agissant d’une coproduction franco-japonaise, y a-t-il des éléments dont vous aviez dès le départ conscience de l’effet qu’ils produiraient une fois transmis en français ?
F.K. Dans la mesure du possible, j’essaie de ne pas y penser. Mon objectif n’est pas de m’adapter aux Français, pas plus qu’aux Japonais. Je dois commencer par créer quelque chose d’intéressant pour moi-même, faute de quoi tout sera flou. Alors, bien sûr, si je demande quelque chose que les Français ont du mal à comprendre, les objections de l’équipe française fusent, évidemment. Par exemple, à l’origine, j’avais écrit un récit qui était l’histoire des trois sœurs, Ichiko, Michiko et Motoko. L’équipe m’a alors objecté : « on ne distingue pas bien tous ces noms » (rires). Et il y a eu aussi une réaction très intéressante, quand l’un des personnages fait un geste pour signifier « ok » à travers la vitre. Elle fait un grand rond avec ses mains au-dessus de sa tête. Un geste tout à fait banal pour les Japonais. Mais les Français ne comprenaient pas que cela voulait dire. Ils ont pris cela que comme une sorte de pantomime comique (rires).
La société face aux coupables
—— D’où vous est venue l’idée de cette histoire ?
F.K. Le concept de départ était de faire un film avec Tsutsui Mariko comme actrice principale. Je le lui avais proposé avant même d’écrire la première ligne de script et elle avait accepté l’idée. Et j’avais comme image un film où elle serait poursuivie et mise en danger psychologiquement (rires), quand l’idée d’une histoire où le protagoniste est impliqué dans le meurtre d’une personne très proche de lui m’est venue à l’esprit. Je pense que pour les spectateurs, c’est plus facile de se sentir embarqué dans une histoire de cette façon, plutôt que si j’avais directement désigné un criminel.
—— Dans ce film, le personnage d’Ichiko, interprété par Tsutsui Mariko, est une infirmière a domicile modèle, qui bénéficie de la confiance totale de tous ceux qui l’approchent. Quand soudain, suite à une trahison qui prend la forme d’une information déformée, elle se retrouve attaquée de toute part. Ce qui est horrible, c’est que cela peut arriver à peu près à n’importe qui.
F.K. Les critiques étrangères reprochent souvent aux films japonais leur « maigreur sociale ». Pas seulement le cinéma d’ailleurs, la fiction au Japon est souvent critiquée pour son niveau enfantin. Le thème de la « réalisation de soi », ou « la recherche d’un sens à sa vie » suffit pour faire une œuvre, même si le personnage a déjà 30 ans. Ça, à l’étranger, c’est bon pour les films d’adolescents, et en toile de fond vous avez souvent la pauvreté, le racisme, ou l’immigration. La fiction japonaise s’attache trop aux questions d’identité intérieure, et néglige de définir les problèmes sociaux sous-jacents. Pourtant il n’y a pas de construction d’un moi véritable sans une prise d’indépendance par rapport au contexte, et moi, je veux faire des films fortement connectés au monde entier.
—— Pour cette histoire, notre héroïne Ichiko est attaquée par les médias, car injustement considérée comme coupable.
F.K. Je suis né dans les années 80, j’ai assisté en temps réel aux grandes affaires criminelles de l’époque, comme les tueurs Miyazaki Tsutomu et Sakakibara Seito ou l’attentat de la secte Aum. À chaque fois les familles des coupables et leurs proches sont devenus la cible des médias. Certes, les médias n’ont diffusé que des informations correctes, mais cela a causé de graves dégâts à ces personnes comme chez les victimes. J’ai eu envie de traiter cela, non pas à la façon d’un pamphlet social, mais comme un motif en toile de fond.
—— Un aveu quelconque d’une personne proche vous expose brutalement au regard de la société, c’est une expérience devenue courante dans le monde d’aujourd’hui. D’où vous est venue une telle idée ?
F.K. De tout petits décalages se transforment en affaires énormes, c’est quotidien. Autrement dit, les plus grosses affaires éclatent non pas parce que les mauvais font des choses détestables, mais parce que tout le monde peut se retrouver dans cette situation. Je pense qu’on ne peut pas tracer une ligne nette de ce point de vue qui distinguerait les coupables des victimes. Même si je vous accorde qu’il faudrait peut-être que je me fasse psychanalyser pendant le processus de création (rires). Mais quand on y réfléchit, le motif de la proximité se trouve par nature au centre du rapport entre victimes et criminels, et de toute affaire qui devient un phénomène social. Ce que je voulais réellement peindre dans ce film, au bout du compte, c’est la question de la solitude humaine, le fait que même seul, nous devons tout de même continuer à vivre. Et en se plongeant au fin fond de cette question, en regroupant tous les éléments qui constituent ce sujet, cela a formé cette histoire.
—— La performance de Tsutsui Mariko est absolument remarquable.
F.K. Je me permets de dire que cette fois-ci, je me suis bien amusé de peindre librement sur une toile blanche qu’est Tsutsui Mariko. Quand une actrice atteint ce niveau de talent, elle peut tout faire, quoi qu’il y ait écrit sur le scénario. D’ailleurs, c’est un aspect capital de l’écriture du scénario. Ce que vous pouvez exprimer dans un film est limité au talent de vos acteurs. Mais du moment que Madame Tsutsui était partante, je savais que je pouvais lui faire faire à peu près tout ce que je voulais. Par exemple, lui dire de marcher à quatre pattes ou de se teindre les cheveux en vert… (rires). Je me suis un peu trop laissé aller au sadisme du metteur en scène, mais j’ai tout de même l’impression d’avoir pu me divertir avec une actrice exceptionnelle !
(Photos : Hanai Tomoko, sauf mention contraire. Interview : Watanabe Reiko)
Le film
- Acteurs et actrices : Tsutsui Mariko, Ichikawa Mikako, Ikematsu Sôsuke, Sudô Ren, Ogawa Miyu, Fukikoshi Mitsuru
- Réalisateur / Scénariste : Fukada Kôji
- Distribution : Kadokawa
- Année de production : 2019
- Production : Japon et France
- Durée : 111 minutes
- Site officiel en japonais : yokogao-movie.jp