
Un réalisateur japonais pour une équipe de production française : « L’infirmière », de Fukada Kôji
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Une coproduction franco-japonaise qui met en appétit
—— Comme déjà Harmonium et La Course à la mer, L’infirmière est une coproduction franco-japonaise. Concrètement, quels sont les avantages de cette coproduction ?
FUKADA KÔJI En premier lieu, le fait de réunir des fonds provenant de deux pays est une garantie supplémentaire de bénéficier d’une meilleure liberté de création. En outre, sur ce projet, la post-production est assurée par une équipe française, et le fait d’introduire une sensibilité de personnes qui ont reçu l’éducation d’une sphère culturelle différente de la mienne devrait encore élargir l’univers du film, je pense.
©2019 L’infirmière FILM PARTNERS & COMME DES CINEMAS
—— En quoi les techniciens français sont-ils différents des techniciens japonais ?
F.K. La principale différence est celle de la position qu’ils assument par rapport à l’œuvre à faire. Les techniciens japonais ont tendance à s’efforcer de donner forme à la volonté du metteur en scène. Les techniciens français, en revanche, envisagent leur position en fonction d’une vision artistique de leur travail, et de ce fait, sont forces de proposition : « Ce serait plus intéressant de faire comme ceci »… Ces suggestions sont souvent le reflet de la vision de la vie et des expériences propres de la personne qui amène cette proposition, et cette confrontation m’intéresse.
—— Est-ce à dire qu’inversement, les techniciens japonais permettent plus facilement de réaliser ce que le metteur en scène à en tête ?
F.K. On peut dire cela, effectivement, mais c’est une sorte de pari. Les idées des techniciens français peuvent être en contradiction avec ce que le metteur en scène imagine pour son film, mais même si seulement une seule idée sur dix s’avère intéressante, elle peut être plus captivante que tout ce que j’avais imaginé. Et c’est cela qui est essentiel. Pour faire surgir cette idée, il faut qu’une relation de confiance soit établie, et pour cela, il faut se confronter avec les idées et les avis de chaque artiste membre de l’équipe. Et moi, je crois que cela résulte en un enrichissement du film.
Le goût pour l’imperfection de la réalité
—— Sur L’infirmière, vous reste-t-il un épisode de vos échanges avec l’équipe française qui vous a impressionné ?
F.K. Oui, par exemple, au sujet du son lors d’une scène où il s’agissait de traverser un passage piéton. Au Japon, certains passages piétons émettent un message sonore à destination des mal-voyants. Pour une raison ou pour une autre, la musique qui est très souvent utilisée pour ce message est une mélodie écossaise Comin’ Thro’ the Rye, que les Français connaissent sous le nom de « Ce n’est qu’un au-revoir ». Donc pour le public français, contrairement au japonais, cette mélodie n’est absolument pas liée à l’image d’un passage piéton. Ce qui nous a permis de travailler le son et d’en tirer une expression symbolique. Notre ingénieur du son ai fait un son que vous n’entendrez jamais dans une ville réelle. Et cela, il me semble, est une idée qui ne pouvait venir que par une coproduction franco-japonaise...
—— En parlant de sons, dans tous les lieux du film, on entend partout de très nombreux bruits que l’on pourra qualifier de violents.
F.K. Pour ce film, j’ai radicalement diminué l’utilisation de la musique, encore plus que dans mes films précédents, et je me suis concentré sur le son. Dans mon plan de mise en scène, j’avais noté comme idée de faire sonner la sonnette de l’appartement ou le bruit du lave-voiture de façon très impressionnante. La sonorisation du film a été effectuée en France, et nous avons été parfois jusqu’à saturer le son pour certaines scènes.
©2019 L’infirmière FILM PARTNERS & COMME DES CINEMAS
—— Certains dialogues sont également volontairement très durs, et mettent mal à l’aise.
F.K. Pour la mise en scène, ma ligne de départ est fondamentalement une ligne naturelle. Idéalement, la relation entre ce qui se produit sur l’écran et le public doit être proche de la relation entre nous et le monde. Il arrive que nous parlions en souriant à nos amis, même lorsque nous sommes tristes. En général, lors d’un échange, nous essayons de toutes nos forces d’imaginer les sentiments cachés de nos interlocuteurs. J’essaie de maintenir la même distance entre les spectateurs et les personnages à l’écran.
—— Vous visez donc une qualité d’échanges plus réaliste…
F.K. Dans une conversation, il est tout à fait normal que certaines phrases qui sont prononcées n’aient pas de sens. Cela participe au bon équilibre d’une discussion. C’est dans ce sens que je demande à mes acteurs de bafouiller, ou de répéter une phrase mal venue, etc. Pareil pour la mise en scène : plus un acteur a du talent, moins son jeu est « parasité », et c’est justement ce que je ne veux pas. C’est ce que dans le métier on appelle « le paradoxe de l’entrainement ». Car, comme le dit très bien le metteur en scène Hirata Oriza, le réel est au contraire rempli de « parasites ».
©2019 L’infirmière FILM PARTNERS & COMME DES CINEMAS
—— S’agissant d’une coproduction franco-japonaise, y a-t-il des éléments dont vous aviez dès le départ conscience de l’effet qu’ils produiraient une fois transmis en français ?
F.K. Dans la mesure du possible, j’essaie de ne pas y penser. Mon objectif n’est pas de m’adapter aux Français, pas plus qu’aux Japonais. Je dois commencer par créer quelque chose d’intéressant pour moi-même, faute de quoi tout sera flou. Alors, bien sûr, si je demande quelque chose que les Français ont du mal à comprendre, les objections de l’équipe française fusent, évidemment. Par exemple, à l’origine, j’avais écrit un récit qui était l’histoire des trois sœurs, Ichiko, Michiko et Motoko. L’équipe m’a alors objecté : « on ne distingue pas bien tous ces noms » (rires). Et il y a eu aussi une réaction très intéressante, quand l’un des personnages fait un geste pour signifier « ok » à travers la vitre. Elle fait un grand rond avec ses mains au-dessus de sa tête. Un geste tout à fait banal pour les Japonais. Mais les Français ne comprenaient pas que cela voulait dire. Ils ont pris cela que comme une sorte de pantomime comique (rires).