Le complexe de sanctuaires de Suwa Taisha, dans la préfecture de Nagano, est célèbre pour son festival Onbashira, qui a lieu tous les six ans. Dans son dernier film, une réalisatrice de documentaires se penche sur des aspects moins connus de ce culte ancien en mettant l’accent sur les pratiques religieuses propres à la région.
Hiro Riko
HIRO Riko
Réalisatrice de documentaires. Elle a commencé à filmer alors qu’elle effectuait des séjours au Népal en tant qu’étudiante, et faisait l’expérience de la vie dans une communauté montagnarde de l’Himalaya. Depuis lors, elle s’intéresse aux thèmes de la nature et de la prière dans ses films, dont Himalaya shôfu ni natta megami-tachi (Les déesses prostituées de l’Himalaya) et Shônen to koyagi no daibôken : Himalaya-goe 300 nichi shio no michi (La grande aventure d’un garçon et de sa chèvre : 300 jours dans l’Himalaya sur la route du Sel), son premier long métrage projeté en salle.
Autres langues
English
日本語
简体字
繁體字
Français
Español
العربية
Русский
Un culte ancien au cœur du Japon
Il y a plusieurs endroits qui se flattent d’être « le nombril du Japon », mais la région de Suwa, dans la préfecture de Nagano, est véritablement située au centre du pays, en termes de géologie, d’histoire, de culture et même de religion.
Le bassin du lac Suwa est à cheval sur deux lignes de faille — la ligne tectonique Itoigawa-Shizuoka et la ligne tectonique Médiane, qui se croisent en cet endroit —, ce qui témoigne de la puissance des forces qui l’ont créé. Le bassin, entouré par la chaîne de montagnes Yatsugatake et les Alpes japonaises du Sud et avec le lac Suwa en son milieu, regorge de ressources naturelles. Déjà florissant bien avant l’unification du Japon, il occupait une place importante en tant que région productrice de l’obsidienne, utilisée dans la fabrication des outils en pierre. Plusieurs sites préhistoriques de la période Jômon (env. 10 000-300 av. J.C.) y ont également été découverts.
Le mont Fuji au loin, vu du bassin du lac Suwa
Le lac Suwa est délimité par les quatre principaux sanctuaires du grand complexe de Suwa Taisha : les sanctuaires shimosha, Harumiya et Akimiya au nord, et les sanctuaires kamisha, Honmiya et Maemiya au sud. Ce complexe de sanctuaires est l’un des plus anciens du Japon et il est mentionné dans le Kojiki (Chronique des faits anciens, compilée au VIIIe siècle) en lien avec la légende du kuni-yuzuri, un « transfert de la terre » effectué à l’issue d’une suite de conflits entre divinités. On dénombre au Japon plus de 10 000 sanctuaires Suwa affiliés à ce sanctuaire principal. C’est à la fin du XIXe siècle que le nom Suwa Taisha a été attribué à l’édifice, avec la fusion des sanctuaires supérieurs kamisha et des sanctuaires inférieurs shimosha.
La salle de culte hei-haiden du sanctuaire supérieur Honmiya
Alors que le Maemiya comporte un pavillon principal honden, les trois autres sanctuaires du complexe doivent se contenter de salles de culte haiden. Le « corps divin » shintai vénéré au Honmiya est Moriya-san, une montagne située au sud-ouest du sanctuaire. Au Akimiya, le shintai est le superbe if japonais ichii du sanctuaire, tandis qu’au Harumiya un impressionnant cèdre japonais fait l’objet du culte. Au Suwa Taisha, d’anciennes formes de culte de la nature remontant à des centaines ou des milliers d’années sont toujours en vigueur et débordantes de vitalité, pour le plus grand bonheur des historiens comme des passionnés.
Le Suwa Taisha est particulièrement célèbre pour son palpitant festival Onbashira. Il se tient tous les six ans, l’année du Tigre et l’année du Singe, et le plus récent s’est tenu en 2022. 16 sapins géants japonais momi sont abattus dans les montagnes avoisinantes et leurs troncs sont transportés par des milliers d’hommes le long des pentes et à travers les rivières jusqu’aux quatre sanctuaires, où, une fois dressés, ils constituent des piliers aux quatre coins des terrains de chacun des sanctuaires. L’un des moments forts du festival est celui où des fidèles dévalent les pentes à califourchon sur les troncs et accomplissent des prouesses qui défient littéralement la mort.
Des piliers sont dressés aux quatre coins des terrains du sanctuaire.
Le cerf au cœur des croyances religieuses de la région de Suwa
Le Suwa Taisha a d’autres rituels religieux qui lui sont propres. Le film Shika no kuni (Au pays des cerfs / Titre anglais : Sacred Deer: Guardians of the Harvest) s’est donné pour objectif de suivre ces coutumes tout au long de l’année.
Kitamura Minao, le producteur du film, qui a déjà produit plusieurs autres films sur des thèmes folkloriques, est à l’origine de ce projet. Kitamura, qui vient lui-même de la préfecture de Nagano, mène depuis cinq décennies des recherches sur les traditions Suwa. La metteuse en scène Hiro Riko, qui est, quant à elle, originaire de la préfecture de Hiroshima, n’avait qu’une connaissance fragmentaire du Suwa, acquise en regardant des scènes du festival Onbashira.
Hiro raconte ceci : « J’avais souvent entendu parler de la région de Suwa, mais l’image primordiale que j’en avais était le festival Onbashira. J’ai en fait assuré à deux reprises la couverture de cet événement, mais je ne comprenais pas quel genre de rituel il constitait, car j’étais tout simplement happé par le tourbillon d’énergie du festival. Cette fois, j’ai délibérément évité de fouiller là-dedans, car je voulais tourner un film sur les traditions de Suwa. »
Le festival du transfert senza-sai a lieu au shimosha, où la divinité Harumiya est transférée à Akimiya à bord d’un bateau.
Parmi les plus de 200 rituels célébrés chaque année au Suwa Taisha, le film a choisi de mettre en lumière des rites spéciaux porteurs d’éléments marquants qui perpétuent des croyances anciennes.
L’un de ces rites est le ontô-sai, qui se déroule le 15 avril au Honmiya, où les têtes de 75 cerfs sont présentées en offrande. Aujourd’hui, on utilise des têtes empaillées, mais des récits datant de l’époque d’Edo (1603-1868) parlent d’offrandes de têtes de cerfs tués à la chasse.
Hiro décrit le ontô-sai comme « un rituel de chasse qui est aussi une célébration en avance de l’abondante récolte à venir ». Elle explique : « Fêtée au début du printemps, la cérémonie marque le commencement du cycle de la riziculture — production et plantation de jeunes plants, et récolte en automne. La croissance du riz est divisée en quatre étapes, avec un rite associé à chacune d’entre elles. Mais à Suwa, les cérémonies étaient toujours accompagnées du rite de chasse mikari shinji. Aujourd’hui la chasse en tant que telle ne fait pas partie du rituel, mais les fidèles continuent de croire qu’un genre d’offrande est nécessaire à la maîtrise de la riziculture. J’ai le sentiment que ceci constitue une caractéristique majeure du rite célébré au Suwa Taisha. »
À Suwa, l’offrande de cerf aux kami est une pratique ancestrale, et la viande de cet animal est aussi consommée comme aliment. Ce dernier usage était une pratique inhabituelle, comme en atteste le kaijikimen, une « dérogation à l’interdiction de manger de la viande de cerf » émise par la complexe Suwa Taisha, unique en son genre dans le pays. Les bénéficiaires du kaijikimen pouvaient manger de la viande sans crainte de tomber sous le coup de l’interdiction de consommer des animaux en vigueur à l’époque.
« Il y a de cela des siècles, les gens chassaient le cerf, et lorsqu’ils en mangeaient la chair, ils avaient l’impression d’avoir pris part à la vie de l’animal », explique Hiro. « Cette impression s’est progressivement transformée en sentiments de peur et de vénération, et la question “qu’est-ce que la vie ?“ s’est posée. Je ressentais cela très fort tandis que je filmais les rituels du Suwa Taisha tout au long de l’année. Je pense que le cerf symbolise le cercle de la vie, où tout est connecté. »
Un kaijikimen fixé à des baguettes servant à manger de la viande de cerf.
Prendre le cerf comme sujet pour éclairer la tradition Suwa constituait la nouvelle démarche adoptée par Hiro, façonnée en grande partie par l’expérience qu’elle avait connue dans sa jeunesse en vivant au Népal.
« Au Népal, des sacrifices étaient souvent offerts lors des cérémonies magiques ou religieuses célébrées pendant les festivals. Il était inconcevable de venir les mains vides demander une faveur aux dieux, et la vie était la chose la plus précieuse qu’on puisse sacrifier. Tout comme dans la région de Suwa, ces dévotions coïncidaient avec les rituels agricoles et faisaient partie de la vie quotidienne. Lorsque je suis revenue au Japon et que j’ai visité Suwa, j’ai trouvé étrange que de telles pratiques soient décrites comme quelque chose d’inhabituel. Elles devaient avoir été courantes d’un bout à l’autre du pays, et je voulais découvrir pourquoi elles restaient vivantes à Suwa alors qu’elles avaient disparu ailleurs. »
Remettre en vigueur un rituel caché
Lors du ontô-sai, on étalait une peau de cerf sur une estrade sur laquelle allait s’asseoir un jeune garçon. Celui-ci, appelé ôhôri, était considéré comme un dieu vivant, faisant l’objet d’un culte depuis les temps anciens en tant qu’incarnation de la divinité Suwa Myôjin.
Le ôhôri tel qu’on le voit dans le documentaire.
Le Maemiya est doté d’un pavillon principal honden, mais cet édifice est relativement récent, puisqu’il ne date que de l’ère Shôwa (1926-1989). On dit que le site a été un lieu de purification où le ôhôri demandait à l’esprit de descendre dans son corps. Cet esprit, appelé Mishaguji, est l’objet de culte de la tradition Suwa et, en dépit des diverses théories existant à ce sujet, la véritable identité de Mishaguji reste un mystère.
Au dire de Hiro Riko, « les gens de Suwa voient Mishaguji comme une force dotée d’une sorte de rôle ou de pouvoir en matière de stimulation du cercle de la vie. Je ne suis pas une savante, et mon film n’a pas pour objet d’apporter une réponse à la question de la nature de Mishaguji. Ce que je souhaite faire, en fait, c’est aller au fond de la question de la raison de la place si essentielle que le cerf occupe dans les rites du Suwa Taisha et de ce qu’il représente dans ce contexte ».
L’existence de rituels sacrés célébrés tout au long de l’année est attestée, mais certaines de ces cérémonies ne se déroulent plus. L’une d’entre elles est le mimuro shinji, célébré pendant trois mois à partir du 22 décembre du calendrier luni-solaire. Le ôhôri, figure centrale du rite, était accompagné par de jeunes garçons messagers des kami, qui se retiraient dans une grotte appelée mimuro pour accomplir le rituel.
Reconstitution d’une représentation donnée dans le mimuro.
La représentation donnée pendant ce rituel a été reconstituée dans le film, en se fondant sur les recherches effectuées par Miyajima Ryûsuke, spécialiste de l’histoire des arts du spectacle au moyen-âge, qui a étudié les rares documents parvenus jusqu’à nous sur le sujet en vue d’interpréter le spectacle sous un jour nouveau.
« Miyajima effectue des recherches dans la région des montagnes de Shizuoka qui s’étend de Suwa jusqu’à la rivière Tenryû. Des traces de la culture subsistent dans des zones éloignées et, bien qu’il n’y en ait peut-être pas à Suwa, les arts hérités de Suwa se sont perpétués ailleurs dans la région, et je lui ai donc demandé de reconstituer une représentation en se basant sur toutes les informations qu’il pourrait trouver, aussi fragmentaires fussent-elles. »
Durant le mimuro shinji, les villageois se rassemblaient dans la grotte pour manger de la viande de cerf, boire du saké et offrir aux kami des chants et des danses humoristiques destinés à les distraire. Les messagers divins, vêtus de robes rouges caractéristiques, prenaient aussi part à l’événement.
Messagers divins en train de manger pendant le rituel.
« Le spectacle reconstituait le cycle annuel de la riziculture, souligne Hiro. Les messagers divins hébergeaient dans leurs corps une nouvelle vie, à laquelle ils donnaient naissance lors d’un rituel de régénération. Les messagers quittaient la grotte à la fin de l’hiver, pour revenir à la surface comme l’esprit du riz. Célébré au début du printemps, le ontô-sai constitue une fête anticipée présageant l’abondante récolte attendue en automne. »
Dans le film, les rituels du Suwa Taisha, porteurs du mélange de chasse et d’agriculture caractéristique de la tradition Suwa, nous offrent une vue inaltérée de croyances qui continuent d’exister aujourd’hui.
« Les gens de Suwa ne sont pas les seuls à adresser des prières à la force invisible de la nature et au cercle de la vie. Les Japonais ont toujours eu ce genre de sensibilité, mais diverses raisons, ayant à voir, entre autres, avec la topographie, font que cette croyance est restée forte dans le bassin de Suwa. J’espère que les gens qui verront le film se souviendront que nous avons tous été jadis membres de la même communauté. »
Rédacteur et éditeur à Nippon.com depuis juillet 2011, notamment en charge du cinéma. Installé en France de 1995 à 2010, il a travaillé pour une agence de traduction avant de devenir rédacteur en chef adjoint de la publication gratuite France Zappa destinée à la communauté japonaise en France, puis rédacteur en chef du magazine Bonzour.