« Saules aveugles, femme endormie » : le monde de Murakami Haruki mis en animation
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Un Japon ébranlé
Saules aveugles, femme endormie, projeté dans les cinémas japonais à partir du 26 juillet, adapte six nouvelles de Murakami Haruki en un long métrage d’animation. Il a remporté une mention spéciale du jury au Festival d’Annecy 2022 et le Grand Prix du Festival international du film d’animation de Niigata, et a également été salué par Murakami lui-même.
Les histoires adaptées dans le film sont les suivantes : « Crapaudin sauve Tokyo », « Le jour de ses vingt ans », « Le petit grèbe », « L’oiseau à ressort et les femmes du mardi », « Un ovni a atterri à Kushiro » et « Saules aveugles, femme endormie ».
Le film se situe à Tokyo quelques jours seulement après le séisme du 11 mars 2011. Après avoir suivi avec inquiétude les informations sur la zone sinistrée du nord-est du pays, Kyôko disparaît, laissant derrière elle une lettre. Bouleversé par cet évènement, son mari Komura se voit confier une mystérieuse petite boîte par un collègue et part pour Hokkaidô pour la livrer à la sœur de ce dernier. À la même période, un autre collègue de Komura, nommé Katagiri, rencontre une grenouille géante qui lui demande de l’aider à sauver Tokyo d’un tremblement de terre.
Pierre Földes décrit sa passion pour les histoires de Murakami qu’il a choisies de mettre en images. « Tout d’abord, il y a ce style unique et novateur. J’étais attiré par cette tension entre le surnaturel et le quotidien. Murakami décrit les mouvements des profondeurs du cœur humain par des ondulations en surface, offrant une perspective inédite. »
Le réalisateur a été particulièrement inspiré par la richesse des personnages.
« Crapaudin, Komura et Katagiri sont excentriques, drôles et touchants. Et j’adore l’atmosphère unique de ces histoires, où il y a toujours une sorte d’humour et de cynisme. J’ai tenté de recréer cette ambiance à l’écran. »
Adapter Murakami
Földes possède une forme de créativité intuitive. Il a choisi ces six histoires pour le film parce que c’était celles qui lui parlaient le plus. « Il existe des dizaines de façons d’adapter une œuvre, mais je respecte une règle de base : créer quelque chose d’original. Plutôt que d’adapter le texte lui-même, j’ai été fidèle à ce que j’ai pu lire entre ses lignes. Je pense que c’est une approche plus authentique. Je voulais découvrir l’essence de ce qui a inspiré Murakami. »
En tant qu’artiste, musicien et réalisateur, Földes explique qu’il adopte toujours la même approche créative, en s’appuyant sur l’instinct plutôt que sur l’analyse.
« Je crois que mon instinct est bien plus intelligent que ma raison. » Il donne en exemple la façon dont il peint des tableaux. « Quand je suis profondément inspiré et que j’ai une idée, c’est comme si je prenais un arc et que je tirais une flèche dans la direction de ce qui m’attire et m’intéresse, puis j’altère et affine sa trajectoire par la suite, jusqu’à obtenir ce que je désire. »
Földes voit l’écriture d’un scénario comme la peinture d’un tableau. « Vous regardez quelque chose, vous avez alors une idée, et vous commencez à peindre. Ensuite, vous ajoutez de nouvelles couches, détruisant ce que vous aviez vu auparavant. Pour moi, c’est une manière d’exprimer une vision globale. C’est à la fois beau et laid, donc vous continuez d’ajouter des couches de laideur sur des couches de beauté jusqu’à être satisfait. Écrire un scénario, c’est à mon sens la même chose : j’ai pris l’univers des histoires de Murakami Haruki comme point de départ, y ajoutant toutes sortes de couches afin d’exprimer ce que je ressentais. Je procède par impulsion, montage, et par raffinement : j’aime l’idée d’améliorer quelque chose. »
Pour fusionner six nouvelles en une seule, Földes a d’abord suivi les parcours de tous les personnages et a produit cinq récits. Il a ensuite réduit la dizaine de personnages à seulement quatre, créant un scénario où leurs intrigues s’entremêlaient. Démanteler et reconstruire la structure de la fiction originale a abouti à un film en sept parties.
« Les thèmes qui traversent toutes ces histoires sont apparus progressivement au cours de l’écriture et du montage. Vers la fin du scénario, j’ai finalement réalisé quel genre de film nous allions produire. »
Prendre de la distance face au désastre
Dans le processus de combinaison de ces œuvres courtes, Földes a pensé que les personnages avaient besoin d’une base commune, qui s’est incarnée dans le thème du Grand tremblement de terre de l’Est du Japon, qui a provoqué l’accident nucléaire de Fukushima.
Pour Murakami, les séismes sont un thème majeur. Deux des histoires adaptées (« Crapaudin sauve Tokyo » et « Un ovni à atterri à Kushiro ») sont tirées du recueil Kami no kodomotachi wa mina odoru (traduit en français par Corinne Atlan sous le titre « Après le tremblement de terre »), écrit après le séisme de Kobe qui s’est produit en janvier 1995. Cependant, le film déplace l’intrigue dans les séquelles du désastre du 11 mars 2011.
Földes explique que le visionnage des images de la zone sinistrée a donné à Kyôko l’occasion d’affronter les sentiments latents en elle. « En 2011, des centaines de millions de personnes dans le monde ont regardé des vidéos de ce séisme et du tsunami encore et encore. J’étais parmi ceux qui ont été choqués par ces images. Il était donc naturel pour moi d’en faire le désastre de cette histoire. »
Si le tremblement de terre de 2011 est en toile de fond, le film reste principalement centré sur les histoires personnelles de ses personnages. Selon Földes, « ils ressentent un traumatisme lié au séisme, mais ils n’ont pas été directement affectés par celui-ci ». Il existe une distance nette entre l’histoire et la catastrophe naturelle.
« Les personnages sont fondamentalement piégés. Pour eux, plus qu’un événement aléatoire, le tremblement de terre est une occasion de repenser qui ils sont. Kyôko reconsidère sa vie de couple, tandis que Katagiri redécouvre ses valeurs personnelles à travers Crapaudin, qui est une autre partie de lui-même. Komura fait émerger le vide en lui dans le monde. »
Ce sentiment de distance par rapport au tremblement de terre se retrouve aussi dans les histoires originales. Au moment du séisme de Kobe, Murakami vivait aux États-Unis, et non au Japon. En tant que non-Japonais, la perspective de Földes a pu se superposer à celle de l’écrivain.
Une inspiration directe
Földes a visité le Japon pour finaliser le scénario. « J’allais dans différents quartiers, en essayant de m’oublier moi-même, et de m’immerger profondément dans chaque lieu ». Il a finalement achevé le scénario en mangeant un bentô dans le Shinkansen.
L’inspiration japonaise est évidente dans les visuels et le son. Földes exprime son amour pour l’art japonais, utilisant des éléments comme le shunga (estampes érotiques) du peintre Hokusai. La langue japonaise se fait également entendre à la télévision ou dans les annonces hospitalières.
« Au départ, j’étais compositeur. Ainsi, pour créer une bande-son originale correspondant à la vision du film, je voulais jouer en mélangeant beaucoup de sons différents avec le langage », déclare-t-il. « En plus des dialogues et des voix, le film utilise d’autres bruits typiques de l’Archipel. Dans les visuels, j’ai également mélangé un Japon imaginaire avec le pays réel, tiré des photographies que j’ai prises lors de mon voyage. »
Une version japonaise du film a été réalisée avant sa sortie en juillet dans les cinémas du pays. Supervisée par Földes, cette version dirigée par Fukada Kôji (connu pour des films comme L’infirmière, sorti en 2019), avec des acteurs célèbres, n’est pas un simple doublage mais une re-création, que le réalisateur définit comme « un film unique, tel que je l’ai imaginé ».
« Nous avons d’abord filmé les acteurs en pleine performance, puis nous avons utilisé ces images comme base pour l’animation. Les dialogues étaient alors en anglais. Nous avons ensuite créé une version française par le biais du doublage, mais les acteurs n’avaient pas d’expérience, donc nous les avons enregistrés individuellement. En revanche, dans la version japonaise, presque toutes les scènes ont été enregistrées avec tous les participants, comme de vraies conversations. Avoir tout le monde dans le studio, échangeant leurs opinions et leurs avis, avec les techniques de direction de Fukada, a été une expérience vraiment merveilleuse. »
Lire ces histoires de Murakami, puis visionner ensuite le film, peut constituer une occasion précieuse d’observer le processus artistique à travers lequel Földes interprète les récits puis les reconstruit en les combinant.
Bande-annonce
(Toutes les photos © 2022 Cinéma Defacto/Miyu Productions/Doghouse Films/9402-9238 Québec Inc. [Micro_scope, Productions l’unité centrale]/An Original Pictures/Studio Ma/Arte France Cinéma/Auvergne-Rhône-Alpes Cinéma.)