Le film An no Koto (« Quelque chose sur An ») raconte une jeune existence dans la tourmente de l’épidémie du Covid. Le scénario est basé sur un fait réel qui a donné lieu à un article dans la page « faits divers » d’un journal. La protagoniste, Kagawa An, a grandi dans la maltraitance de sa propre mère. À l’adolescence, elle a été forcée par sa mère à se prostituer et un yakuza qu’elle a rencontré l’a rendue dépendante à la drogue. Le réalisateur du film, Irie Yû, parle de la performance de l’actrice Kawai Yuumi dans le rôle de An, qui lutte pour se reconstruire.
Irie Yû
IRIE Yū
Né en 1979 dans la préfecture de Kanagawa, son film SR Saitama no Rapper (« Rappeurs de Saitama ») a fait sensation en 2009 et a remporté plusieurs prix. Deux suites ont été produites. Il a remporté le prix du meilleur scénario aux Japan Film Critics Awards pour son film AI Hôkai (« L’effondrement de l’IA ») en 2020. Parmi ses autres films, citons Shu shu shu no Musume (« La fille à la sarbacane ») en 2021, et Eiga Nemesis : Ôgon rasen no nazo (« Le mystère de la spirale d’or ») en 2023.
Kawai Yuumi
KAWAI Yuumi
Née à Tokyo en 2000, elle a fait ses débuts en 2019 et a remporté plusieurs prix pour ses performances dans Summer film ni notte (« Le film de l’été ») et Yûko no Tenbin (« La balance Yûko ») en 2021. Elle est apparue dans huit films, dont PLAN 75 en 2022, et dans le drame Futekisetsu ni mo hodogaaru ! (« Totalement inapproprié ! »). En 2024, elle joue dans le film Namibia no sabaku (« Désert de Namibie »), qui a été présenté à la Quinzaine des réalisateurs du Festival international du film de Cannes et a remporté le prix FIPRESCI.
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Une femme retrouvée par un journaliste
Le fait divers à l’origine du film a été rapporté dans un quotidien. L’article présentait l’histoire d’une jeune femme qui avait échappé à l’enfer de la misère, de la violence domestique, de la prostitution et des métamphétamines et s’était reconstruite une vie à partir de rien, comme une sorte d’histoire édifiante, jusqu’à une fin malheureusement triste.
Nous sommes au début de l’été 2020. Le coronavirus a commencé à faire rage et le climat général de stress et de forclusion sociale provoqué par la catastrophe sanitaire n’est peut-être pas étranger aux événements. Poussé par le désir de faire un film sur ce phénomène, un producteur a proposé ce sujet au réalisateur Irie Yû.
C’était la première fois que Irie tournait un film sur une histoire vraie. Le réalisateur raconte : « Ce n’est qu’à la moitié du tournage que j’ai commencé à prendre conscience du poids de la responsabilité ». Pour écrire le scénario, il n’avait d’autre moyen que de « contre-interviewer » le journaliste, qui, lui-même, avait l’obligation professionnelle de protéger sa source. De fait, il était le seul à pouvoir témoigner de ce qu’avait été la vie de cette femme de son vivant.
IRIE YÛ D’une certaine manière, les films imposent une vision unilatérale, la nôtre, n’est-ce pas ? Peu importe que vous vous efforciez de nuancer le tableau, vous pouvez laisser échapper quelque chose. J’avais la pression de ne pas manquer de respect à la femme sur lesquelles le film était basé. Et ce sentiment de responsabilité, j’ai compris que Kawai Yuumi le ressentait aussi...
Kawai Yuumi, qui interprête le rôle principal de Kagawa An, a déclaré qu’immédiatement après avoir lu le scénario qu’on lui avait donné, elle a senti qu’elle devait protéger cette femme, An, et ce qu’elle avait été.
KAWAII YUUMI Je savais qu’il s’agissait d’une histoire vraie. Et que cette personne n’était plus. Interpréter quelqu’un qui est décédée signifie que sa volonté et sa dignité sont sans défense, à la merci de tout le monde. J’ai lu le scénario en gardant cela à l’esprit. « Je te protégerai, pas de soucis. » Voilà la première chose à laquelle j’ai pensé après ma lecture.
Cette pression et une certaine solennité étaient partagées par tous ceux qui étaient impliqués dans la production. Mais personne n’avait la bonne réponse, selon le réalisateur. En fin de compte, il a lui-même adopté l’approche particulière de « ne pas décider où se produirait le point d’arrivée ».
I.Y. Le fait est que la femme qui a servi de modèle pour An est décédée. J’ai aussi inclus cette partie de l’histoire dans le scénario. Mais j’ai pensé qu’il n’était pas nécessaire de me faire une idée rigide de ce qu’avaient pu être ses sentiments juste avant, et par conséquent de la fin du film. Bien sûr, j’étais anxieux à l’idée d’entamer le tournage.
K.Y. Ce que j’ai partagé sans aucune ambiguïté avec le réalisateur, c’est sa consigne de ne pas la dépeindre comme une « pauvre fille ». Sans faire aucune supposition sur le type de personne qu’elle était, mais nous avons seulement exploré diverses possibilités avec respect et en suivant des lignes directrices, qui sont restées constantes avant et pendant le tournage.
Kawai Yuumi a également beaucoup parlé avec le journaliste avant de filmer, pour pouvoir imaginer le personnage à partir de la femme réelle.
K.Y. J’ai demandé au journaliste quelle était l’image qui lui venait en premier à l’esprit lorsqu’elle se souvenait d’elle. Il m’a dit : « L’impression que je garde d’elle est d’une enfant toujours souriante et rieuse, timide, qui se cache derrière les adultes. » C’est une image qui ne me serait probablement pas venue à l’esprit à la seule lecture du scénario ou si j’en avais simplement entendu parler, et ça a donc été un élément important pour moi.
I.Y. Je voulais que Yuumi montre ce qu’elle ressentait pour An. Elle est plus proche de An que moi au niveau de l’âge, au moins, et j’ai pensé qu’elle la comprenait probablement plus profondément que moi. Je me suis efforcé de ne rien dire d’inutile. Je ne lui ai pas donné d’instructions précises pendant le tournage.
L’engagement à réfléchir tous ensemble sur le personnage d’An était également évident dans les tests caméra. Normalement, ces essais sont effectués par le réalisateur et l’équipe technique, mais Kawai Yuumi a participé directement à la confection des costumes, à la coiffure et au maquillage pour le rôle.
I.Y. C’est à ce moment-là que je me suis dit que tout irait bien. Yuumi était totalement métamorphosée, elle est devenue une personne en phase avec le lieu, qui vit réellement dans cette réalité, rien à voir avec ce qu’elle est dans la vie réelle. J’ai eu le sentiment que si je continuais à avancer pas à pas, sans me précipiter vers une réponse, on arriverait naturellement sur la fin.
K.Y. Je n’avais pas vraiment l’impression que j’avais pris une décision définitive quant à un style de jeu particulier avant le début du tournage. Pendant les tests caméra, j’ai essayé de marcher et de m’asseoir à travers mon propre corps, ce qui m’a permis de trouver quelques indices à partir de cela. J’ai essayé toutes sortes de mouvements quotidiens, comme écrire ou manger, et cela m’a confirmée dans l’idée qu’elle avait grandi dans un environnement différent du mien. Petit à petit, le rôle a commencé à prendre vie.
Bien que ses débuts remontent à cinq ans seulement, Kawai est déjà apparue dans plus de 40 films et séries télévisées, dans des rôles variés. Son expérience lui avait appris que son rôle devait exister parmi les autres personnages, en considérant l’histoire dans son ensemble. Mais cette fois, c’était différent.
K.Y. Une fois que j’ai mis de côté les autres rôles et tout le reste, j’ai essayé de me concentrer uniquement sur elle. C’est devenu une habitude au fil du temps. En partie parce qu’aucune réponse sur le personnage n’était définitivement acquise. Ne pouvant pas orienter le rôle vers une réponse focale, j’ai simplement essayé de passer mes journées le plus près possible de cette personne.
I.Y. En filmant sans point d’arrivée fixe, quelque chose a changé en moi… Je rejoins ce que vient de dire Yuumi, c’est comme si tout mon esprit s’était tourné uniquement vers An, j’étais dans sa tête. Cette expérience a été très heureuse pour moi en tant que réalisateur. Oui il y avait des scènes lourdes et douloureuses, mais c’était un moment tellement enrichissant de se sentir si proche d’une personne. C’est certainement la chose la plus importante que j’ai retiré de ce projet.
Irie et Kawai ont longuement discuté du personnage d’An avant le tournage.
I.Y. On trouve facilement de bons acteurs, il y en a beaucoup. Mais il y en a peu qui peuvent communiquer les uns avec les autres à un niveau plus profond. Et ça, c’est précieux. Le physique de Yuumi a matérialisé le personnage d’An que j’avais dans ma tête et l’a considérablement enrichi. En tant que réalisateur, vous apprenez beaucoup de choses des comédiens, et ce à quoi vous pensiez en écrivant le scénario s’en trouve bouleversé, ce qui vous permet d’élargir vos propres horizons. Et cette fois-ci je le dois à ma comédienne.
K.Y. À la lecture du scénario d’Irie, j’ai ressenti « quelque chose » avant même le contenu, ce qui m’a permis d’y croire. Jouer le rôle principal vous implique longtemps dans le film, et votre volonté finit par s’y refléter d’une manière ou d’une autre. Mais cette fois, j’ai tout laissé au réalisateur et j’ai pu me concentrer sur ma propre performance, comme si le personnage se trouvait simplement là.
I.Y. Dans la scène où An marche, au début du film, le dos légèrement courbé, sa foulée, l’aspect de son visage lorsqu’elle se coupe les cheveux... Comme le cameraman Urata Hideho l’a également souligné, elle devient plus positive et son expression s’adoucit. Toute l’équipe était heureuse de pouvoir capturer cette expression.
Ainsi, les jours de tournage sont devenus pour l’équipe et les acteurs des moments de partage de leur joie, de leur colère, de leur tristesse et de leur plaisir avec An. Le public passera également 114 minutes de ce temps condensé et vivra une expérience émotionnelle forte en regardant An à l’écran.
I.Y. Dans ce travail, j’ai vraiment ressenti le pouvoir de l’histoire que l’on raconte. Celle qui a servi de modèle au film est décédée, mais j’ai senti qu’il était important de parler d’elle et de passer du temps à penser à elle. Avant le tournage, et même sur le plateau, tout le monde parlait sans cesse d’An. Nous nous demandions quel genre de fille elle était et ce qu’elle ferait si elle était là. Le titre An no Koto (« Quelque chose sur An ») était un titre provisoire, au début, je me disais que j’y réfléchirais plus tard, mais avec l’ambiance que nous avions sur le plateau, au moment du montage j’ai senti qu’il n’y avait pas besoin d’y toucher, c’était bien comme ça. Maintenant, le film continue de parler d’An. C’est là que commence la communication avec le public.
Ces dernières années, on dit que les spectateurs de la jeune génération ont tendance à éviter les films qui les touchent fortement et leur laissent un arrière-goût un peu prononcé. Malheureusement pour eux, An no Koto est précisément un film de ce type. Cependant, les émotions lourdes et tristes qui subsistent après le visionnage du film se sublimeront sûrement en autre chose chez le spectateur.
K.Y. Que les spectateurs trouvent une sorte de rédemption dans un film, c’est leur choix et leur liberté. Celui-ci leur fournira sans doute plusieurs éléments dans ce sens. Bien sûr, pour celle qui est morte, cela ne la sauvera pas. Mais j’ai joué son personnage vivant, on a réalisé ce film, et toutes sortes de personnes le verront. Alors oui, ce partage de la souffrance et du bonheur d’An entre tant de gens, les comédiens, l’équipe et bien sûr les spectateurs, je me dis que d’une certaine façon, c’est salvateur.
I.Y. Qu’il existe des films joyeux pour oublier la réalité, c’est certainement bien mais ce n’est pas tout. Il y a des moments où les réflexions qu’induisent un film vous font prendre conscience à nouveau de la réalité. Je crois que ce sont les « films sans salut » qui apportent le salut. J’ai grandi et j’ai été sauvé comme ça, personnellement.
J’ai ressenti une grande énergie dans la façon d’An d’appréhender sa vie. Je pense qu’il doit y avoir des gens dans le public, peut-être des jeunes, qui recevront quelque chose d’extraordinaire de son attitude tournée vers l’avenir. Je serais heureux de pouvoir rencontrer ne serait-ce qu’une seule de ces personnes.
K.Y. Pendant le tournage, je parlais avec l’équipe du fait que les personnes qui se trouvent dans une situation similaire à celle d’An n’ont pas vraiment d’occasions de voir ces films. Paradoxalement, nous ne pouvons pas atteindre les gens à qui nous disons : « Ceci est votre film. » C’est pourquoi je souhaite que les spectateurs réfléchissent et imaginent la vie de ces personnes. Il y a des personnes comme An dans la même ville que vous, dans le train de banlieue que vous prenez.
Rédacteur et éditeur à Nippon.com depuis juillet 2011, notamment en charge du cinéma. Installé en France de 1995 à 2010, il a travaillé pour une agence de traduction avant de devenir rédacteur en chef adjoint de la publication gratuite France Zappa destinée à la communauté japonaise en France, puis rédacteur en chef du magazine Bonzour.