« Perfect days » : il était une fois une alchimie parfaite, Wim Wenders et Yakusho Kôji
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Il était une fois… des toilettes
Wim Wenders, riche d’une carrière de plus d’un demi-siècle, est un habitué des trois plus grands festivals internationaux où il a déjà remporté de nombreux prix. Ce réalisateur allemand pour qui le Japon ne semble n’avoir plus de secret avait déjà posé ses caméras à Tokyo, il y avait tourné son documentaire intitulé Tokyo-Ga (1985) portant sur le cinéaste Ozu Yasujirô ainsi que des scènes de son long-métrage Jusqu’au bout du monde (1991). Mais plus rien depuis...
Pour Perfect Days, tout a commencé avec Yanai Kôji. Le directeur de Fast Retailing (notamment à la tête de la marque Uniqlo) était déjà à l’initiative de THE TOKYO TOILET (ou TTT), un projet qui consistait à rénover 17 sites de toilettes publiques à Shibuya, opération menée en coopération avec la Nippon Foundation et l’arrondissement de Shibuya à Tokyo. En vue des Jeux olympiques et paralympiques de Tokyo 2021, il avait sollicité à cet effet des architectes et des designers connus dans le monde entier. (Voir notre article sur ces toilettes artistiques)
Le projet TTT s’était donné pour mission de changer l’image et le design des toilettes publiques afin qu’elles ne soient plus associées aux « quatre K » (sales kitanai, nauséabondes kusai, sombres kurai, stressantes kowai). Si leur propreté est entre les mains des agents d’entretien qui œuvrent quotidiennement à les garder belles, elle dépend aussi grandement du comportement des usagers. Yanai a donc approché Takasaki Takuma, directeur créatif : il souhaitait prolonger le TTT et le doubler d’une œuvre cinématographique qui saurait interpeller, mobiliser les consciences et transformer les habitudes.
Tous deux ayant pensé à Wim Wenders, ils disent lui avoir envoyé un simple courrier afin de lui proposer de tourner un film. La trame était pourtant encore assez vague, il était question de raconter l’histoire d’un agent d’entretien chargé de la propreté des nouvelles toilettes publiques à Tokyo. « Nous voulions un film indépendant mais disposant d’un bon budget. » Yakusho Kôji, pressenti pour le rôle principal, s’est révélé être un atout de choix. Au départ, il ne devait s’agir que d’un florilège de courts métrages, mais Wim Wenders, venu en personne au Japon en mai 2022 pour voir les lieux, a choisi de réaliser un long métrage.
Un héros d’un nouveau type porté par un maître du cinéma
Wenders et Takasaki ont coécrit le scénario. Yakusho Kôji prête ses traits au personnage principal qui s’appelle Hirayama, un nom qui apparaît souvent dans des films d’Ozu Yasujirô comme Voyage à Tokyo ou Le Goût du saké. Hirayama est un agent d’entretien qui travaille dans les toilettes publiques de l’arrondissement de Shibuya. Il vit seul dans un quartier populaire, son modeste appartement donne sur la tour Skytree.
Chaque matin, Hirayama se réveille à heure fixe, respecte sa routine quotidienne, enfile son uniforme et se rend sur son lieu de travail à Shibuya dans sa voiture de service, pleine de son matériel d’entretien. Ridiculement méticuleux, il récure minutieusement chaque recoin des sanitaires à sa charge à la consternation de ses jeunes collègues. En effet, pourquoi s’échiner à nettoyer ce qui sera systématiquement sali... Sans même leur adresser la parole, il continue son travail et se contente d’accomplir sa tâche.
À midi, il mange sur le pouce dans la verdure du sanctuaire Yoyogi Hachiman, où se trouve l’une des toilettes publiques à sa charge. Après le travail, il va au bain public et se débarrasse de la crasse de sa journée, puis il prend un verre et dîne dans une gargote de la zone commerçante située au sous-sol de la gare d’Asakusa. Une fois rentré chez lui, il lit avant de s’endormir.
Jour après jour, cette routine se répète, à l’identique, ou presque. Seuls quelques détails varient, la météo, la chaleur, les collègues qui viennent ou non travailler. Il y a parfois des rencontres inattendues. On découvre la personnalité de Hirayama au prisme de ses passe-temps, à la façon dont il passe ses jours de congés.
Perfect day(s) ?
Le film emprunte son titre à la chanson « Perfect Day » de Lou Reed que l’on peut entendre dans plusieurs scènes. Wenders admirait Lou Reed. Mais contrairement à Ozu, il avait pu le rencontrer et le réalisateur a non seulement utilisé ses chansons mais il lui a même demandé de jouer dans ses films.
Lou Reed, décédé en 2013 à l’âge de 71 ans, était le leader du groupe Velvet Underground. Ce groupe produit par Andy Warhol dont les débuts remontent à 1966, a exercé une influence majeure sur plusieurs générations de musiciens de la scène du rock alternatif. Lou Reed opte ensuite pour une carrière solo. « Perfect Day » sort en 1972, cette chanson figure sur son deuxième album qui a notamment été produit par David Bowie et Mick Ronson.
Au premier abord, « Perfect Day » est une chanson d’amour simple et belle qui parle d’un samedi ou d’un dimanche ordinaire passé avec l’être aimé, un jour « parfait ». Pourtant, au fil des paroles, on découvre ça et là en filigrane des expressions étranges qui ne devraient pas être là. Cette chanson d’amour est teintée d’amertume et de regrets, l’âme humaine y apparaît dans toute sa noirceur.
Contrairement à la chanson, dans le film, days est au pluriel. Il s’agit bien évidemment de tous ces « jours parfaits » et vides que coule paisiblement Hirayama, lui qui sait ce que « assez » veut dire. Wim Wenders, qui comprend si bien la chanson de Lou Reed, a aussi en ligne de mire cette âpreté de la vie qui infuse les paroles.
Le refrain qui termine la chanson est adapté d’un verset de la Bible voulant qu’« On récolte ce qu’on a semé », ce qui signifie deux choses, soit qu’un jour vous serez récompensés pour vos bonnes actions, soit plus brutalement, que vous méritez votre sort.
Une graine non semée ne pousse pas
Le protagoniste de Wim Wenders est un homme qui écoute de vieilles chansons occidentales sur cassette. Hirayama adore prendre des photos sur son vieil appareil, et suivre les dernières modes ne l’intéresse pas. C’est un individu ordinaire qu’on pourrait croiser n’importe où, même s’il n’y en a pas à tous les coins de rue. Dans l’interprétation de Yakusho, il est à la fois unique et banal. Discipliné sans être rigide, il est plein d’une humanité attachante. Pourquoi est-il si détaché, pourquoi ne parle-t-il jamais de lui et pourquoi aime-t-il tant ce travail que si peu de gens voudrait faire ?
L’humble Hirayama se tient toujours en retrait, mais il n’est pas peu fier de pouvoir, jour après jour, protéger l’œuvre d’artistes mondialement connus, satisfaire les usagers et travailler à redorer l’image de Tokyo. Pourtant, s’il y a quelque chose de plus que de la modestie et de l’effacement dans cette application à travailler, Wim Wenders ne laisse jamais son personnage se livrer, ni s’ouvrir. Le spectateur ne peut que tenter de saisir des bribes, de déchiffrer son visage ou d’interpréter son comportement. Un indicible vague-à-l’âme nous gagne, nous étreint et on ne peut que rendre les armes.
Le maître du road movie a posé ses valises à Tokyo pour nous raconter la vie quotidienne d’un homme qui ne voyage jamais. Le protagoniste part de chez lui tous les matins en voiture et revient à la tombée de la nuit. Pendant son trajet défile un Tokyo bien connu de ses habitants. Pourtant ces rues, ce paysage urbain vu et revu se teintent d’un nouvel éclat dans la caméra de Wenders, le voyageur. Ces petits riens inattendus qui surgissent dans notre quotidien sont comme des aventures, des invitations pour l’inconnu.
Il est amusant de se souvenir que c’est un projet de toilettes publiques qui est à l’origine de cette effervescence qui nous ravit tant. THE TOKYO TOILET (TTT) était déjà en soi un projet d’aménagement urbain ambitieux et créatif, mais grâce au film, il s’est transformé en un monument dont l’impact se ressent dans les comportements et dans les mémoires. Et il faut rendre grâce au travail des agents d’entretien qui continuent d’œuvrer dans l’ombre.
Le succès de Perfect Days doit sûrement beaucoup à l’alchimie de la rencontre entre Wim Wenders et Yakusho Kôji, mais se souvenir du projet qui a donné naissance au film le rend encore plus touchant. Le refrain ambivalent de la chanson « Perfect Day » de Lou Reed résonne et semble nous susurrer à l’oreille que « ce qui n’a pas été semé ne pousse pas ». Un film qui nous donne envie de commencer notre journée en levant les yeux pour admirer le ciel, à l’instar de monsieur Hirayama.
Le film
- Réalisateur : Wim Wenders
- Scénario : Wim Wenders, Takasaki Takuma
- Directeur de la production : Yanai Tadashi
- Casting : Yakusho Kōji, Emoto Tokio, Nakano Arisa, Aoi Yamada, Asô Yumi, Ishikawa Sayuri, Tanaka Min, Miura Tomokazu
- Société de production : Master Mind
- Année : 2023
- Pays de production : Japon
- Durée : 124 minutes
- Site officiel perfectdays-movie.jp
Bande-annonce
(Photo de titre © 2023 MASTER MIND Ltd.)