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Voyage dans le monde érotique du « shunga » : entretien avec la réalisatrice Hirata Junko

Cinéma Art

Matsumoto Takuya [Profil]

Dans son nouveau film, la réalisatrice Hirata Junko explore l’univers si riche des estampes érotiques (shunga) de l’époque d’Edo. Elle nous emmène découvrir le monde des artisans qui perpétuent ce type de gravure sur bois et nous fait rencontrer les collectionneurs, chercheurs et artistes tombés sous le charme de cet art. Qu’est ce qui rend le shunga si captivant à ses yeux ?

Hirata Junko HIRATA Junko

Entrée dans la maison de production Telecom Staff en 2000, elle remporte en 2006 le prix ATP Newcomers pour son film « Histoires d’amour sur trois générations » (San-dai no koi-monogatari). Elle a donné des documentaires sur la danse et la poésie contemporaines, dont Pendant Eve sur le spectacle de danse homonyme, sorti en 2009. Son « Mémoire du Japon » (Nippon no kioku, 2010) a remporté le prix Matsukawa au festival du film de Yufu-in. Elle a également été primée pour « Chants pour les morts et les vivants : Nanyadoyara », qui dépeint la région du Tôhoku en 2011 peu après le Grand tremblement de terre de l’Est du Japon, ainsi que pour son documentaire sur la poétesse Enomoto Sakurako (sorti en 2015).

L’impact des estampes érotiques sur les créations actuelles

L’équipe s’est rendue à Hokkaidô à la recherche d’un mythique ensemble de trois livres érotiques d’Utagawa Kunisada (1786-1864), connu sous le nom des « Trois Genji » (San Genji). Ce chef-d’œuvre du genre, qui parodie le célèbre Dit du Genji (XIe siècle), est un concentré du raffinement et du savoir-faire de l’art de la gravure sur bois au XIXe siècle.

Ces livres datent de l’ère Tenpô (1831-45), c’est-à-dire qu’ils ont été conçus alors qu’une suite de récoltes désastreuses avait généré des famines et de grands troubles et que le shogunat venait de promulguer en réaction de strictes lois somptuaires interdisant le luxe et les bagatelles. Qu’une telle série ait pu être produite à cette époque témoigne de la forte popularité du shunga, mais montre aussi son caractère semi-illicite, et dit bien combien il relevait d’une zone grise, à l’écart du courant dominant et hors de portée de la censure.

« J’ai eu l’impression de découvrir une chose que la plupart des Japonais ne soupçonnent même pas. Quand on m’a permis de tenir l’estampe entre mes doigts, mes mains se sont mises à trembler. J’étais en train de réaliser l’incroyable savoir-faire qui avait présidé à sa création. La grande différence entre le shunga et l’art érotique d’autres pays est qu’au Japon, des artistes et des artisans de premier plan ont travaillé avec passion pour produire ces œuvres, ils évoluaient dans une sorte de monde souterrain à l’écart des courants dominants. J’ai l’impression qu’une part de cet engouement est passée aux collectionneurs grâce à qui cette forme d’art reste vivante de nos jours. »

Cette estampe tirée des « Douze mois d’images érotiques » (Kōshoku zue jûnikô) de Katsukawa Shunchô (dates inconnues), dans la collection d’Uragami Sôkyudô, montre deux amants dans un moment d’extase langoureuse. (© 2023 Shunga Production Committee)
Cette estampe tirée des « Douze mois d’images érotiques » (Kōshoku zue jûnikô) de Katsukawa Shunchô (dates inconnues), dans la collection d’Uragami Sôkyudô, montre deux amants dans un moment d’extase langoureuse. (© 2023 Shunga Production Committee)

Sans surprise, l’énergie du shunga continue d’avoir un impact sur les artistes d’aujourd’hui. Le cas de la peintre japonaise Kimura Ryôko en est un exemple intéressant. On comprend dans le film qu’elle a été inspirée par la série « Dessins de fantômes érotiques » (Shunga yûrei-zu) de Katsukawa Shun’ei, qu’elle a découverte grâce à un collectionneur danois.

Aida Makoto disserte de manière convaincante des points de contact entre art contemporain, sous-culture et shunga, il parle aussi avec dédain de ces pans du public japonais qui ont tout d’un coup « découvert » les attraits du shunga après qu’il a été présenté au British Museum comme du grand art.

L’anecdote est amusante, Yokoo Tadanori, qui peint des tableaux en s’inspirant du shunga d’Utamaro, raconte quant à lui avoir retrouvé une petite estampe érotique cachée dans une gaine ayant appartenu à sa défunte mère.

Les artistes contemporains, Aida Makoto (à gauche) et Yokoo Tadanori racontent l’influence du shunga sur leur travail. (© 2023 Shunga Production Committee)
Les artistes contemporains, Aida Makoto (à gauche) et Yokoo Tadanori racontent l’influence du shunga sur leur travail. (© 2023 Shunga Production Committee)

« Il a fait de son mieux pour me retrouver cette estampe, raconte Hirata, mais il n’a pas réussi à remettre la main dessus. Il insistait pourtant en disant qu’il ne l’avait pas jetée et qu’elle devait bien se cacher quelque part. » À Kyoto, on attribuait aux estampes de Tsukioka Settei le pouvoir de protéger des flammes. « Je pense que c’est parce qu’on associait lubricité et eau. C’est pourquoi il serait logique de trouver beaucoup de shunga cachés dans les entrepôts que l’on voulait protéger des incendies. J’aurais vraiment aimé trouver plus de preuves de leur usage et montrer que les estampes shunga faisaient vraiment partie du quotidien. »

Que reste-t-il à découvrir ?

De nos jours, bien qu’adoubé par l’exposition du British Museum, un vent de tabou souffle encore sur le shunga. Il est de notoriété publique qu’un célèbre temple de Kyoto possède une importante collection d’estampes, mais quand Hirata le contacte pour le film, le temple refuse catégoriquement de confirmer qu’il est en possession de telles images.

« Si cette renaissance du shunga continuait et que ces estampes étaient appréciées à leur juste valeur, en tant qu’œuvres d’art, je suppose que les choses pourraient changer. Mais au-delà de tout ça, le tabou de la sexualité persiste et il est peu probable de le voir disparaître. Je crains de voir se perdre de plus en plus d’estampes, car les particuliers ne se rendent pas compte de leur valeur, ils les brûlent ou les jettent. »

Hirata compare le shunga à une espèce en voie de disparition, vacillante et à bout de souffle. Elle a du mal à survivre et nous parvenir. « Les rares estampes que nous pouvons encore admirer ne sont que de petits vestiges. Ce sont des survivantes. »

« Rouleau des quatre saisons » (Shiki gakan) de Tsukioka Settei (1726-87), tiré de la collection Michael Fornitz. (© 2023 Shunga Production Committee)
« Rouleau des quatre saisons » (Shiki gakan) de Tsukioka Settei (1726-87), tiré de la collection Michael Fornitz. (© 2023 Shunga Production Committee)

Le film aborde le shunga comme un genre artistique mais il traite également des luttes qui ont traversé ce mode d’expression si cru, libre et libertin de la sexualité. Éradiqué sous Meiji, il continue d’être marginalisé aujourd’hui. Comment se clôt le voyage de Hirata au pays du shunga ? Sa façon d’en raconter l’histoire donne à voir la sensibilité si particulière qui est la sienne et que nous mentionnions déjà en début d’article.

« Je croyais que tous les chefs-d’œuvre étaient déjà connus. Mais l’antiquaire que nous avons rencontré a été catégorique. Non, non, répétait-il. Il existe encore des estampes de shunga qui attendent d’être découvertes. Des œuvres qui ont été mises de côté et sont encore cachées dans quelque grenier. Il est passionnant de se dire que des ponts peuvent encore être lancés entre les époques. Le monde a tellement changé au cours des 150 dernières années. Si cet homme a raison, il y a quelque chose au fond de nous qui reste inchangé. J’espère que le film donnera l’occasion aux spectateurs, par le biais du shunga, de reconsidérer ce qui a été perdu au gré de la modernisation. »

L’univers du shunga n’est pas totalement extérieur à notre monde contemporain. Les estampes encadrées que l’on voit dans les galeries d’art ne sont qu’une infime partie de ce que cet art a à nous offrir.

« Au cours des trois années passées sur ce film, j’ai pu admirer un très grand nombre d’estampes shunga. Cette expérience a transformé mon image de la japonéité et de l’être humain en général. Aussi sérieux et cérébral que l’on puisse paraître, on ne saurait échapper à la physicalité des corps. Il y a de l’humour dans le shunga, mais aussi de la tendresse pour notre humanité. »

« Ce genre conjugue tant d’aspects différents de la complexité humaine et de la joie de vivre. Ces derniers temps, on parle beaucoup d’affaires sexuelles, mais le sexe en lui-même n’est pas une chose négative. L’art du shunga nous rappelle que le sexe est aussi positif. Il est du côté de la vie et nous rend vivants. Tant qu’il est en vie, l’humain est un être de sensualité, voilà ce que célèbre le shunga. »

(© 2023 Shunga Production Committee)
(© 2023 Shunga Production Committee)

Le film

  • Réalisation : Hirata Junko
  • Photographie : Yamazaki Yutaka, Takano Hiroki
  • Année de production : 2023
  • Pays de production : Japon
  • Durée : 121 minutes
  • Classification : R18+
  • Site officiel : culture-pub.jp/harunoe/

Bande-annonce

(Photos d’interview : Hanai Tomoko. Photo de titre : Sode no maki, de Torii Kiyonaga, dans la collection Uragami Sôkyudô © 2023 Shunga Production Committee)

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Matsumoto TakuyaArticles de l'auteur

Rédacteur et éditeur à Nippon.com depuis juillet 2011, notamment en charge du cinéma. Installé en France de 1995 à 2010, il a travaillé pour une agence de traduction avant de devenir rédacteur en chef adjoint de la publication gratuite France Zappa destinée à la communauté japonaise en France, puis rédacteur en chef du magazine Bonzour.

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