« Le garçon et le héron » : lorsque Miyazaki Hayao raconte sa dernière histoire
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Le subtil rapport entre l'œuvre originale et celle de Miyazaki
Le titre japonais du film Kimitachi wa dô ikiruka (littéralement Et vous, comment vivrez-vous ?, qui est sorti en français sous le titre Le garçon et le héron) est un emprunt direct du titre d’un roman pour la jeunesse publié en 1937 par Yoshino Genzaburô (1899-1981), un roman qui a également attiré beaucoup d’attention lorsqu’il a été adapté en manga en 2017. (Le livre est paru en français aux Éditions Picquier, traduit par Patrick Honnoré.)
L'œuvre raconte l’histoire d’un garçon de 15 ans, Honda Junichi, surnommé « Coper ». Ce dernier grandit et fait l’apprentissage de son rôle dans la société et le sens de la vie à travers des événements à l’école et avec ses amis, ainsi qu’à travers ses interactions avec son oncle.
La grande admiration que Miyazaki porte à ce roman est clairement avouée par une mention à deux reprises dans son nouveau livre Hon e no tobira - Iwanami Shonen Bunko wo kataru (La porte des livres – La collection Iwanami Shônen Bunko), dans lequel il parle beaucoup de son amour pour la littérature jeunesse et toutes les histoires.
Quant à son dernier film Et vous, comment vivrez-vous ?, alors que le titre japonais est identique, il ne s’agit visiblement pas d’une adaptation de l'œuvre de Yoshino.
Le film débute par une alarme de raid aérien qui retentit dans le ciel de Tokyo. En 1944, à la fin de la guerre du Pacifique, après la mort de sa mère dans un raid de l’aviation américaine, Maki Mahito et son père, qui dirige une usine de munitions, sont évacués en banlieue, chez la sœur de sa mère, Natsuko. Le père de Mahito se remarie avec Natsuko et tous trois commencent une nouvelle vie. Cependant, Mahito n’arrive pas à accepter Natsuko et la nouvelle vie qu’elle porte dans son ventre, et a également du mal à s’adapter à l’école.
Mahito entend alors la voix de sa mère qui l’appelle au secours. Un grand héron apparaît et lui dit que sa mère n’est pas morte et qu’elle a besoin de son aide. Le jour où Mahito trouve le livre que sa mère lui a laissé, Et vous, comment vivrez-vous ?, Natsuko disparaît. En la cherchant, Mahito pénètre dans une tour qui occupe le coin de la résidence. Cette tour a été construite par le grand-oncle de Natsuko, qui avait lui aussi disparu dans le passé et qui était un grand lecteur. Après y avoir rencontré un héron bleu et un personnage mystérieux, Mahito entreprend un voyage dans un monde appelé « le monde d’en-bas »…
Selon le livre Studio Ghibli Story (édité par Suzuki Toshio, producteur et co-fondateur du Studio), Miyazaki avait remis à Suzuki une proposition de film en juillet 2016. Elle était basée sur un roman pour enfants que Miyazaki avait découvert, écrit par un Irlandais. Après avoir lui aussi lu cet ouvrage, Suzuki avait jugé que « le contenu était approprié pour un long métrage à notre époque ». Le projet a été lancé, mais le titre du film, Et vous, comment vivrez-vous ?, n’a été décidé qu’au moment où la production est entrée dans sa phase concrète.
En d’autres termes, la version de Miyazaki de Et vous, comment vivrez-vous ? est partie d’un point de départ totalement différent du roman de Yoshino Genzaburô. Pourquoi, alors, emprunter ce titre ?
Miyazaki Hayao, l’auteur qui refait les histoires des autres
Miyazaki Hayao est un créateur de vastes mondes, comme en témoignent Nausicaa de la vallée du vent (1984), aussi bien que Le château dans le ciel (1986) ou Princesse Mononoké (1997). Mais c’est aussi un conteur qui a lu et raconté une quantité impressionnante de contes classiques, anciens et modernes, les transformant généralement au passage pour leur faire prendre pâte comme des œuvres personnelles. Kiki la petite sorcière (1989) et Le château ambulant (2004), et même Arrietty : le petit monde des chapardeurs (2010) et La colline aux coquelicots (2011) dont il a écrit les scénarios, tous sont basés sur des romans ou des mangas.
Quand Miyazaki dépeint la vie de l’ingénieur aéronautique Horikoshi Jirô dans Le vent se lève (2013), il mêle son histoire d’éléments du roman du même titre de Hori Tatsuo. Dans Ponyo sur la falaise (2008), partiellement inspiré du conte d’Andersen La petite sirène, certains motifs sont empruntés à La Porte de Natsume Sôseki. Dans Les Contes de Terremer (2006), dont il a écrit le scénario, il a mélangé le roman éponyme d’Ursula K. Le Gwyn avec son propre livre Le voyage de Shuna. Mon voisin Totoro (1988) et Le Voyage de Chihiro (2001) ont été inspirés respectivement par Les Glands et le chat sauvage de Miyazawa Kenji et La Cité des brumes oubliées de Kashiwaba Sachiko, deux auteurs qui ont eu une influence considérable sur ses films.
Il y a quelque chose du même ordre dans Et vous, comment vivrez-vous ? Ce film est également la relecture par Miyazaki d’une histoire existante. Ce « roman pour enfants écrit par un Irlandais » qui sous-tend le scénario est le livre de John Connolly (1968-), The Book of Lost Things, paru en 2006. Miyazaki avait signé une recommandation sur le bandeau de la traduction japonaise.
Dans ce roman, le protagoniste, un jeune garçon nommé David, quitte sa maison londonienne après la mort de sa mère en 1939 et déménage en banlieue dans la maison de Rose, la seconde compagne de son père. Rose est enceinte de son père, mais David rejette sa nouvelle mère et son demi-frère et se réfugie dans sa chambre, couverte d’étagères pleines de livres. Cette chambre avait appartenu à l’oncle de Rose, disparu lorsqu’elle avait 14 ans. Une nuit, guidé par un « boiteux » qui apparaît dans ses rêves, David pénètre dans un autre monde depuis le jardin.
La mort de la mère, le déménagement en province, une nouvelle famille, un manoir, des livres, un oncle disparu, une entité inhabituelle (un héron bleu ou un boiteux), un monde différent du nôtre — ce ne sont là que quelques-unes des nombreuses similitudes entre The Book of Lost Things et le film Et vous, comment vivrez-vous ? David, lui aussi, apprend de la bouche d’un « boiteux » que sa mère est vivante, et se rend dans un autre monde pour la retrouver. Ce monde est peuplé de personnages de contes de fées et de contes populaires tels que le Chaperon rouge, Hansel et Gretel et Blanche-Neige, où chaque histoire est racontée à nouveau.
Bien entendu, Et vous, comment vivrez-vous ? n’est pas une adaptation de The Book of Lost Things. La vie de Miyazaki se mêle à l’intrigue et semble se refléter dans l’ouverture du film par le souvenir d’une fugue avec sa famille lors d’un raid aérien à l’âge de quatre ans, alors que le père de Miyazaki, on le sait, a dirigé une usine de munitions. Suzuki Toshio pourrait être le modèle du héron bleu qui refuse de quitter Mahito…
D’un torrent d’images émerge Miyazaki Hayao
Miyazaki relie ainsi le roman de 1937 Et vous, comment vivrez-vous ? au Book of Lost Things qui se déroule en 1939, et y superpose sa propre enfance, lui qui est né en 1941. Ce qui y est représenté, c’est l’histoire de Mahito réévaluant la relation conflictuelle qu’il entretient avec sa famille, ou sa relation avec le monde, à travers ses aventures hors du réel. En d’autres termes, le Et vous, comment vivrez-vous ? de Yoshino, qui a touché une corde sensible chez Miyazaki, n’est pas présent dans l’histoire mais l’est définitivement dans le thème du film.
Évidemment, ce long métrage n’est pas organisé de façon aussi explicite. Au fur et à mesure que le film progresse, ce n’est ni l’histoire ni le thème qui sont mis en avant, mais le torrent d’images issues de l’imagination de Miyazaki. La tour, qui est la clef de l’histoire, provient de la Tour fantôme de l’auteur de roman noir Edogawa Ranpo, qui passionnait Miyazaki lorsqu’il était enfant. Dans le « monde d’en bas » que Mahito visite, des motifs et des personnages rappelant les œuvres sur lesquelles Miyazaki a travaillé apparaissent les uns après les autres. Nul fan-service ici, plutôt des auto-références.
En d’autres termes, Miyazaki a monté dans ce film les récits et les images de toutes sortes d’histoires, dont certaines proviennent de son œuvre et de sa propre vie. Tout comme David dans The Book of Lost Things voyage dans un monde transformé par les contes de fées et les contes populaires du monde entier, Mahito de Et vous comment vivrez-vous ? voyage dans le monde des histoires que Miyazaki a créées ou dans lesquelles il a lui-même vécu. Par exemple, des scènes rappelant Le château de Cagliostro (1979), des personnages rappelant Le château dans le ciel et Le Voyage de Chihiro, des personnages rappelant des personnes proches de Miyazaki lui-même… Ce film ne présente jamais directement Miyazaki lui-même, mais le créateur Miyazaki Hayao est indéniablement présent.
Au bout du compte, le film commence à prendre lui-même une forme proche de celle du « monde souterrain » dans lequel Mahito voyage. C’est un torrent d’images plutôt qu’un récit qui conduit le film, et la vision du monde n’est pas figée, ni même linéaire, plutôt en équilibre instable. Certains moments cauchemardesques peuvent faire penser à des films de David Lynch, et de fait, le monde dépeint n’étant pas soutenu par un récit univoque, il n’est pas surprenant que le film lui-même ne soit pas facile à comprendre et à stabiliser. De la même façon que le gardien du « monde d’en bas », qui apparaît à Mahito, maintient l’équilibre du monde en empilant des pierres instables.
Comme s’il vivait sa vie ensevelie dans un monde rempli d’histoires, comme s’il empilait sans cesse de nouvelles histoires pour maintenir la cohérence de ce monde lui-même fait de toutes les histoires. Comme un démiurge, à l’instar de Miyazaki Hayao lui-même. Avec son apparition, l’histoire de Et vous, comment vivrez-vous ? s’achève brutalement. Comme si son rôle était de dire la fin de l’histoire. Ou comme si les pierres empilées s’effondraient brutalement.
La littérature de jeunesse de notre temps
En mai 2017, quand Miyazaki a annoncé qu’il sortait finalement de sa retraite pour repartir à la tâche, le Studio Ghibli a déclaré que « compte tenu de son âge, celui-ci serait bel et bien son dernier film en tant que réalisateur ». Qu’a donc voulu transmettre Miyazaki au public d’aujourd’hui, ou que voulait transmettre le gardien du « monde d’en bas » à Mahito ?
La réponse se trouve peut-être cachée dans un endroit surprise. Dans son livre La porte des livres – La collection Iwanami Shônen Bunko, Miyazaki parle de La classe volante d’Erich Kästner :
« J’ai ressenti dans cette œuvre quelque chose de similaire à Et vous, comment vivrez-vous ? de Yoshino Genzaburô. Pour moi, ce roman a été écrit avec une sorte de prémonition que l’époque se dirigeait vers une catastrophe, tout en maintenant coûte que coûte une attitude positive et chaleureuse, qui s’exprime par cette façon de s’adresser à ses lecteurs en disant : “Chers enfants”. »
Comme il le dit lui-même, pour Miyazaki, qui a absorbé d’innombrables histoires au cours de sa vie, la littérature jeunesse, ce sont « des histoires qui offrent une seconde chance ». Ce genre de littérature dit à ses lecteurs que même si quelque chose va mal, ils peuvent le surmonter et recommencer, que vivre est toujours une chance. En d’autres termes, Miyazaki a vu dans Et vous, comment vivrez-vous ? de Yoshino, écrit avant la guerre, un roman qui s’adresse à la nouvelle génération, à une époque où l’avenir n’est pas brillant et où il était plus facile de dire que tout va mal. Sans doute a-t-il ressenti quelque chose de similaire dans The Book of Lost Things, dont l’action se déroule dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale.
Miyazaki a peut-être choisi le titre Et vous, comment vivrez-vous ? comme une affirmation que son film, comme une œuvre de littérature jeunesse, s’adresse à la jeunesse d’aujourd’hui qui vit dans une époque « qui court à la catastrophe », pour leur raconter une histoire qui « donne une deuxième chance ». Miyazaki a vécu 82 ans dans le monde des histoires, à en raconter et à réaliser des chefs-d’œuvre qui resteront dans l’histoire du cinéma. Un espoir d’une audace et d’une puissance folles pour un dernier film, libéré de tout le reste.
(Pour en savoir plus sur l'œuvre originale de Yoshino Genzaburô, voir notre article : « Et vous, comment vivrez-vous ? » : le roman qui a inspiré Miyazaki Hayao pour son dernier film)
(Photo de titre : l’affiche du nouveau film de Miyazaki Hayao, le premier depuis dix ans, dans un cinéma de l’arrondissement de Minato, à Tokyo, le 18 juillet 2023. Jiji Press Photo)