« L’affaire Winny » : l’histoire vraie d’un Japonais programmeur de génie qui choisit de se battre
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Qu’est-ce que l’affaire Winny ?
« Winny » est le nom d’un logiciel révolutionnaire de partage de fichiers qui utilisait la technologie de communication peer-to-peer (P2P). Il a connu un énorme succès parmi les utilisateurs d’ordinateurs il y a près de 20 ans. La technologie était inédite en ce qu’elle permettait d’échanger des données sur un réseau sans avoir besoin d’un serveur.
Le point faible de cette technologie était qu’en protégeant l’anonymat des membres du réseau, cette fonction permettait de l’utiliser à mauvais escient pour des activités criminelles ou délictuelles, telles que la violation des droits d’auteur par le téléchargement de copies illégales de films, de musique, de jeux et de dessins animés, la diffusion d’images obscènes ou de pornographie enfantine, et la propagation de virus informatiques.
Dans la lutte contre les utilisateurs illégaux, la police a fait des développeurs de logiciels sa cible principale, en arrêtant Kaneko Isamu, le créateur de « Winny », sous l’inculpation de « complicité d’infraction au droit d’auteur ». Kaneko était un programmeur de génie dont la réputation disait qu’il était capable de créer en deux semaines un programme qui aurait normalement pris trois ans, et qui était à l’époque professeur adjoint spécialement nommé à l’École supérieure des sciences et technologies de l’information de l’Université de Tokyo.
L’arrestation d’un développeur de logiciels est une situation inhabituelle. On ne peut s’empêcher de penser qu’un schéma spécifique était à l'œuvre derrière cette action. Une fois le suspect arrêté, la police et les procureurs ont travaillé à sa mise en accusation jusqu’à sa condamnation. Pas besoin de beaucoup d’imagination pour comprendre que Kaneko, qui ne connaissait rien aux affaires publiques en dehors de la programmation, est devenu victime des manœuvres autour de lui.
C’est fin mai 2004 que Kaneko a été inculpé, et la mise en accusation portait sur la question : l’accusé avait-il l’intention de « favoriser les violations du droit d’auteur » ? En première instance, Kaneko a été condamné à une amende de 1,5 million de yens, mais en appel, la Haute Cour est revenue sur sa décision et l’a acquitté. L’affaire a ensuite été portée devant la Cour Suprême, mais en décembre 2011, la condamnation a été cassée et l’acquittement de Kaneko a été confirmé à l’issue d’un procès qui a duré au total sept ans et demi.
Or, à peine un an et demi après son retour dans la recherche, Kaneko est décédé d’un infarctus. Il avait 42 ans. On a regretté une mort si jeune, en particulier en considération que plus d’un sixième de sa courte vie avait été gaspillée dans des interrogatoires et des procès au lieu de concourir au progrès de la science pour laquelle il était si doué.
Le film Winny dépeint ces événements de manière factuelle, tout en apportant un éclairage nouveau sur les sept années et demie pendant lesquelles Kaneko s’est battu. Ces années n’ont pas été complètement vaines. Après le premier procès en décembre 2006, il avait la possibilité de payer 1,5 million de yens pour mettre fin au procès. Alors pourquoi a-t-il insisté pour faire reconnaître son innocence ? Le film ne se contente pas de relater les faits, mais utilise des éléments de suspense pour attirer le spectateur sur un rythme haletant, tout en l’amenant à une réflexion globale sur l’affaire et son contexte.
La recherche de la vérité à travers des entretiens approfondis
En 2018, le réalisateur Matsumoto Yûsaku a été approché pour l’adaptation cinématographique. Saisissant l’occasion, il a choisi de réécrire le projet à partir d’un nouveau scénario, afin de décrire l’incident de façon frontale. Pour ce faire, il a d’abord mené des entretiens approfondis avec des personnes directement engagées dans les événements de l’époque.
Le scénario a été co-écrit par Kishi Kentarô, qui est également directeur de la photographie. C’est également un acteur aux multiples talents, présent sur les films de Matsumoto depuis longtemps. La configuration est sans nul doute idéale pour le réalisateur et le caméraman, qui peuvent ainsi discuter les plans et échanger leur vision des choses dès l’étape du scénario. Le réalisateur était encore enfant au moment de l’arrestation de Kaneko, mais Kishi, qui a presque 20 ans de plus, a apporté une vision solide du paysage de la société de l’époque.
« Je savais très peu de choses sur l’affaire, c’est donc comme si j’avais commencé à la couvrir à partir de zéro. J’ai interviewé des gens, j’ai rédigé un scénario et j’ai continué à les interviewer après le début du tournage. Il nous a fallu environ quatre ans pour finaliser les interviews, même après que le tournage a commencé. À certains moments, la production était obligée de s’interrompre, mais cela s’est avéré positif en me permettant de consacrer plus de temps au scénario. »
L’histoire étant basée sur une histoire vraie, Matsumoto a pris le temps d’interviewer les personnes impliquées et à se mettre en phase avec elles pour établir une relation de confiance. Au cours des entretiens, il a rencontré la personne qui connaît probablement l’affaire mieux que quiconque. Il s’agit de Dan Toshimitsu, l’avocat qui a dirigé l’équipe juridique en charge du dossier. Avec Kaneko Isamu, il est l’autre personnage principal du film.
« Lorsque vous décrivez une affaire judiciaire, il est inévitable d’adopter le point de vue de l’avocat. Il a été clair très tôt que je voulais que l’histoire soit celle de Dan et de Kaneko. Dan Toshimitsu m’a appris beaucoup de choses. Si je ne l’avais pas rencontré, je n’aurais pas pu faire ce film. »
Dan a non seulement donné des détails sur Kaneko et sur l’affaire, mais il a également prodigué des conseils à Matsumoto pour présenter le procès de façon réaliste.
« J’ai vu un certain nombre de films connus pour leurs scènes de procès. Mais quand j’ai demandé à de vrais avocats, ils m’ont dit que les procès dans les films n’étaient jamais réalistes. C’est frustrant pour les créateurs. Je comprends l’intention d’adapter la réalité pour les besoins de faire un film. Mais cette fois, il s’agit d’une histoire vraie, alors j’ai voulu faire un drame judiciaire plus réaliste que tout ceux que j’avais vus jusqu’à présent. »
Matsumoto a tenu à comprendre le fonctionnement d’un procès dans les moindres détails avant de commencer le tournage, y compris le langage juridique, cette terminologie et cette rhétorique qui peut paraître si absconse à un non professionnel. Il ne s’est pas contenté d’écouter ce qui s’était dit, il a demandé à de vrais avocats de rejouer le procès Winny et de reproduire l’argumentation et la démonstration juridique. Bien sûr, Higashide Masahiro et Miura Takahiro, les deux acteurs qui interprètent Kaneko et Dan dans le film, participaient à cette reconstitution fictive.
« Si je n’avais pas été cinéaste, j’aurais voulu devenir journaliste », déclare Matsumoto.
Ce qui ne l’empêche pas de réaliser des films dont le lien avec le réel est beaucoup plus ténu : séries télés, clips musicaux, publicités… Son éventail est largement ouvert.
« Les thèmes à portée sociale sont ceux vers lesquels mon intérêt se porte principalement. C’est le travail auquel je veux consacrer ma vie. Mais je veux pouvoir faire d’autres choses en même temps. Faire des films de divertissement est également important pour réaliser de bons films. Par exemple, j’ai beaucoup appris en tournant des films que je n’aurais pas choisis moi-même, comme des comédies sentimentales, par exemple. Ne faire que ce qu’on croit aimer est un piège, on acquiert des biais qui ne sont pas tous bons. Pour l’instant, je veux essayer différentes choses, et apprendre beaucoup d’univers différents. »
Pourquoi et comment décide-t-on de se battre ?
Son premier long métrage indépendant, Noise Noise, datait de 2017. Le film présentait un portrait très cru des idoles underground, de lycéennes, de livreurs en statut précaire qui suivent une formation continue en parallèle, 8 ans après les meurtres en aveugle dans le quartier d’Akihabara. Lors d’une projection en avant-première, Matsumoto a rencontré l’alpiniste Kuriki Nobukazu.
« C’est lui qui a soutenu mon rêve de faire d’autres films. Je l’ai rencontré lors d’une projection, et il m’a invité à l’accompagner sur l’Everest. J’ai répondu à la légère, croyant qu’il s’agissait d’une blague, mais nous y sommes vraiment allés (rires). »
En 2018, Matsumoto a donc accompagné l’équipe de Kuriki pour filmer un documentaire sur l’ascension de l’Everest. Cependant, non seulement il a dû rentrer plus tôt que prévu pour raison de santé, mais il n’a jamais plus revu son ami : renonçant à sa huitième tentative, Kuriki a fait une chute mortelle lors de la descente, à l’âge de 35 ans.
L’année suivante, comme une manière de faire son deuil, Matsumoto est retourné au Népal et a tourné un court métrage de 29 minutes, Bagmati River, déjà avec la participation au scénario de Kishi Kentarô, le directeur de la photographie qu’il retrouvera dans Winny. Kishi aussi est un fervent alpiniste et avait suivi Kuriki pour gravir l’Everest.
Le projet Winny coïncide avec ce moment où les deux amis, Matsumoto et Kishi, tentent de repartir après la perte de Kuriki, leur ami commun. Quand ils tombent sur le projet Winny, ils découvrent le personnage de Kaneko Isamu, lui aussi un génie dans son domaine, qui suivait sa propre voie sans se soucier des critiques du public.
« Vous n’avez peut-être pas tort. Je n’y avais pas pensé, mais effectivement, il y a peut-être des similitudes. Comme le fait de se concentrer sur une chose au point de perdre de vue le monde qui les entoure. J’ai bien connu Kuriki, même si cela ne dura que très peu de temps. Il avait un côté mystérieux que je ne parvenais pas à cerner. Et d’après ce que m’ont dit plusieurs personnes, il semble que Kaneko aussi… »
À travers « l’affaire Winny », un événement qui fait désormais partie de l’histoire de l’internet japonais, Matsumoto a voulu présenter Kaneko comme un homme qui a su préserver un attrait humain, malgré son génie, malgré la solitude que lui a valu ce génie, malgré sa maladresse, aussi. Le propos du film est également de comprendre pourquoi il a décidé de se battre, même si cela signifiait user prématurément sa propre vie.
« Ce qui m’a le plus marqué dans le personnage de Kaneko, c’est qu’après avoir perdu son premier procès, il n’a pas fait le choix de retourner à la programmation, son domaine d’expertise. Il a choisi de se battre et de faire appel. C’est un message pour les futurs ingénieurs et pour la société japonaise tout entière. L’affaire Winny n’est pas une simple question de responsabilité, c’est une combinaison d’effets entre le faible niveau de la culture informatique des gardiens de l’ordre, la pression sociale pour une attitude proactive, un système pénal problématique, etc. Il y a beaucoup de choses qui n’ont pas changé en 20 ans. J’espère que le film contribuera à faire comprendre les idées de Kaneko, ne serait-ce qu’un peu. »
(Photos : Hanai Tomoko, sauf mentions contraires)
Le film
- Réalisateur et scénariste : Matsumoto Yûsaku
- Distribution : Higashide Masahiro, Miura Takahiro, Minagawa Sarutoki, Wada Masato, Kiryû Mai, Ikeda Dai, Kaneko Daichi, Abe Shin’nosuke, Sibukawa Kiyohiko, Tamura Taijirô, Watanabe Ikkei / Yoshida Yô, Fukikoshi Mitsuru et Yoshioka Hidetaka
- Directeur de la photographie et co-scénariste : Kishi Kentarô
- Lieu de tournage : Japon
- Année : 2023
- Site officiel : winny-movie.com