« L’enfant de Nagasaki » : un message de paix entre un survivant de la bombe atomique et un ancien pilote de chasse
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Le 30 août 2017, Taniguchi Sumiteru est décédé à l’âge de 88 ans. « Le garçon au dos rouge », l’une des photos iconiques des blessures infligées par la bombe atomique à Nagasaki, c’était lui. Il avait à peine 17 ans à l’époque. Et la photo de ses atroces blessures datait de six mois après le bombardement, quand il avait été gravement brûlé par les rayons thermiques de la bombe atomique.
Sumiteru, qui travaillait à la distribution du courrier dans un bureau de poste, a été exposé à la bombe à 1,8 Km de l’hypocentre. Par miracle, il a survécu, et après avoir enduré un an et neuf mois de traitements couché sur le ventre, et un total de trois ans et sept mois d’hospitalisation, il a pu sortir. Il est devenu plus tard président de l’Association des Victimes de la Bombe Atomique de Nagasaki, ainsi que membre de l’Association Japonaise des victimes des bombes A et H (que l’on appelle Nihon Hidankyô). Toute sa vie, il a continué sans relâche à lancer des appels pour l’abolition des armes nucléaires et la paix dans le monde.
La vie de M. Taniguchi est lue dans le monde entier sous le titre The Postman of Nagasaki (« Le facteur de Nagasaki ») un roman non-fictif publié par Peter Townsend au Royaume-Uni en 1984, puis traduit en japonais en 1985 (traduit en français en 1984 sous le titre L’enfant de Nagasaki). Des extraits de ce livre sont inclus au Japon dans de nombreux manuels pour les lycéens, mais le livre est lui-même depuis longtemps épuisé.
Avant sa mort, M. Taniguchi a vivement souhaité que le livre soit réimprimé au Japon. C’est lui qui a parlé de ce livre à Kawase Mika, qui lui avait été présentée par l’intermédiaire d’une connaissance commune, en 2014.
À l’époque, Kawase Mika travaillait encore à son précédent documentaire, Ametsuchi no Hibi (« Jours de pluie et de terre »), qui traitait de la vie de Matsuda Yoneji, un potier du village de Yomitan à Okinawa, qui fut achevé en 2015. Son précédent film, Murasaki, en 2012, traitait également d’un artisan traditionnel, Yoshioka Sachio, teinturier et historien du textile. Ses deux films précédents avaient donc pour point commun de traiter d’artisans traditionnels. Mais faire un film sur un survivant de la bombe atomique… Bien que très attirée par la personnalité de Taniguchi Sumiteru, elle éprouvait des difficultés à l’idée d’en faire le sujet d’un film.
KAWASE MIKA Je pensais que le thème de la guerre était trop lourd pour moi. Je ne pensais pas être faite pour ce genre de sujet. Je devais admettre que je n’avais ni les connaissances ni les compétences nécessaires. Puis j’ai rencontré M. Taniguchi, et je me souviens du bouleversement que cette rencontre a provoquée en moi. Que puis-je faire, je me suis demandée…
Si dans sa tête elle hésitait encore, son corps avait déjà commencé à bouger. L’année suivante, elle suit Taniguchi à New York et filme une conférence qu’il donne là-bas en marge d’un réexamen du Traité de Non-Prolifération des armes nucléaires (TNP).
KAWASE Il m’a fallu un an pour me décider. J’ai réfléchi à ce que je pouvais faire avec les techniques et méthodes cinématographiques dont je disposais, et à ce que je voulais vraiment faire. Puis j’ai pensé : Détendons-nous, n’ayons pas peur. Pas de gestes inutiles, pas besoin de déformer les faits, les faits tels qu’ils se sont passés, prenons les choses comme elles sont, honnêtement.
Peu à peu s’est fait jour l’idée de baser le film sur le livre. Non pas un film sur la vie de M. Taniguchi tel qu’elle est décrite par le livre, mais plutôt explorer ce que l’auteur du livre, Peter Townsend, a ressenti lorsqu’il a visité Nagasaki et qu’il a rencontré M. Taniguchi, jusqu’à sa décision d’écrire ce livre. Non pas adapter le livre, mais déterrer le dossier qui a conduit à l’existence de ce livre.
Un héros de guerre devenu écrivain
Car l’auteur du livre, Peter Townsend possède en lui-même une personnalité remarquable et attirante. Officier de la R.A.F. au service personnel du roi Georges VI dans les années 1950, il fit la une des journaux du monde entier quand il devint le boy-friend de la princesse Margaret, avec laquelle il formait l’un des couples d’amoureux les plus célèbres du moment. Auparavant, il avait été un héros de la Seconde Guerre mondiale, l’un des pilotes les plus redoutés de l’aviation ennemie. Mais il était divorcé, ce qui empêchait tout projet de mariage avec la princesse. Il prit donc sa retraite de l’armée et fonda une famille, avec une autre femme, voyageant dans le monde entier et entamant une nouvelle vie comme écrivain.
Townsend avait déjà publié cinq livres, dont un best-seller, quand il se rendit pour la première fois à Nagasaki en 1978. Il y retourna quatre ans plus tard, cette fois pour une durée de six semaines. C’est durant cette période qu’il a appris à connaître en détail Taniguchi Sumiteru. Il a écouté le détail de son histoire, il a découvert la ville en la parcourant à pied, et qu’il a écrit L’enfant de Nagasaki.
KAWASE Un homme multi-décoré, un héros militaire, qui vient seul à Nagasaki à l’âge de 68 ans pour écrire un livre. Cela suppose une détermination déjà impressionnante, n’est-ce pas ? Cela démontre son caractère sérieux et entier en tant que personne, et n’est pas sans rapport avec sa méticulosité en tant qu’enquêteur et écrivain. De fait, le livre est formidable.
Townsend est décédé en 1995 à l’âge de 80 ans. L’une des ses filles, Isabelle Townsend, avait fait la couverture des magazines en tant que top-modèle dans les années 1980 puis est devenue actrice au cinéma et au théâtre. Kawase s’est rendue en France où Isabelle Townsend réside, dans l’espoir de la rencontrer et d’explorer si cela ne l’aiderait pas pour apprendre plus de choses sur la personnalité de son père.
Isabelle Townsend se souvient.
ISABELLE TOWNSEND Cela m’a remis en mémoire une époque où j’étais jeune quand je l’ai lu pour la première fois. Le livre m’a laissé une forte impression à propos de l’histoire de Taniguchi Sumiteru qui a survécu à l’horrible bombardement atomique. Je me souviens combien cela m’avait impressionnée.
C’était en 2016 et son père était déjà décédé depuis 21 ans. Isabelle, très attachée à la mémoire de son père, a vu dans sa rencontre avec une cinéaste intéressée par son œuvre une opportunité de renouer avec lui.
ISABELLE Mon père ne parlait pas beaucoup de son travail à la maison. J’étais jeune et même si je lisais ses livres, je ne comprenais pas certains détails. Ce que (Kawase) Mika voulait découvrir m’a directement parlé. J’ai pensé que ce serait l’occasion de mieux comprendre le travail de mon père et d’en savoir plus sur la vie de M. Taniguchi, sa famille et la lutte à laquelle il a consacré sa vie.
Une amitié forgée sur des sentiments communs
Pour Kawase Mika aussi, la rencontre avec Isabelle Townsend a été décisive pour trouver l’orientation de son projet.
KAWASE Je n’étais pas sûre que le concept du documentaire fonctionne dans la mesure où l’auteur dont je comptais parler n’était plus de ce monde. Mais d’un autre côté, je n’avais pas l’intention de faire un film biographique. Je voulais faire un film pour les gens qui sont en vie aujourd’hui. Je voulais faire ce film en étant consciente que, même s’il traite d’un événement historique, du passé, il s’agit en fait d’un problème qui se pose à nous, dans le monde qui nous entoure aujourd’hui. Isabelle et moi partagions cette prise de conscience. Cela m’a convaincu que je pourrais travailler avec elle.
Kawase a donc construit son projet de film sur l’image de la fille de Peter Townsend visitant Nagasaki, la ville que son père avait lui-même découverte et où il avait écrit un livre des années auparavant. Cependant, juste au moment où elle prévoyait de tourner à Nagasaki, M. Taniguchi est décédé.
ISABELLE Je ne peux pas m’en souvenir sans éprouver une terrible tristesse, encore aujourd’hui. Il y avait une belle amitié entre M. Taniguchi et mon père ; ils sont restés en contact au fil des ans, et ce jusqu’à la mort de mon père. Ayant vécu la guerre de deux côtés totalement différents, ils devaient avoir beaucoup de choses à se dire. Leur fort désir de paix les a réunis. J’aurais aimé aller au Japon plus tôt. Je voulais vraiment rencontrer M. Taniguchi. Ce qui me soulage un peu, c’est qu’il est parti en sachant que Mika et moi allions faire ce film ensemble.
KAWASE Isabelle est une personne extrêmement solide. Elle ne baisse jamais les bras, même lorsque divers problèmes se sont présentés. Elle m’a toujours encouragée.
Isabelle Townsend a ainsi découvert dans le bureau de son père dix cassettes audio qu’il avait enregistrées pendant son séjour à Nagasaki. Kawase les a écoutés attentivement et a construit une histoire sur ces entretiens. Parmi les cassettes se trouve l’enregistrement d’un programme radio français auquel Peter Townsend avait participé. Kawase a été frappé par une phrase simple qu’il prononçait en français : « J’ai tué des gens pendant la guerre. En tant qu’écrivain, j’ai le devoir de témoigner de la guerre ».
KAWASE Quand j’ai entendu ces mots, j’ai pensé que nous non plus, nous ne pouvions plus fuir. J’ai senti que Peter me donnait une très forte impulsion.
ISABELLE Depuis notre rencontre en 2016, nous avons travaillé et nous avons construit ce film patiemment. Mika et moi avons su nous faire confiance, en surmontant les différences culturelles et les barrières linguistiques. Nous avions un désir commun de transmettre ce message de paix.
Comme un témoin de relais à transmettre à la génération suivante
En août 2018, à l’occasion du premier o-bon (fête des morts) depuis le décès de Taniguchi Sumiteru, Isabelle Townsend s’est rendue à Nagasaki avec son mari et ses deux filles pour remonter les traces de son père. On peut lire sur le visage d’Isabelle qu’elle ressent la présence de son père partout où ils vont. La camera le capte discrètement.
ISABELLE Lorsque j’ai visité Nagasaki, en relisant le livre de mon père, j’ai compris de manière concrète ce qu’il avait voulu dire dans ce livre. Il a lui-même participé à une guerre, il a malheureusement dû tuer des gens pour se protéger et protéger son pays. J’ai compris sa douleur. En même temps, je crois que mon père a trouvé du réconfort au Japon. J’ai compris pourquoi il était si fasciné par la culture japonaise. La spiritualité des Japonais, leur respect des autres, leur façon de traiter la nature et bien d’autres choses encore l’ont impressionné.
Ce séjour à Nagasaki a été pour Isabelle le moyen de ressentir le lien entre son père et elle, tout en acquérant une compréhension plus profonde de ses luttes secrètes et des profondes blessures toujours vives des habitants de Nagasaki.
ISABELLE Participer à ce film m’a aidé à me développer non seulement en tant qu’individu mais aussi en tant qu’artiste. Mon travail consiste à transmettre depuis la scène différents thèmes au public. Ce fut une expérience intense que de participer à cette production, du fait que le livre avait été écrit par mon propre père. C’était un lien entre le travail de ma vie et celui de mon père. Mon père a aidé les enfants touchés par la guerre. Je suis également engagée auprès des jeunes par le biais d’ateliers de théâtre. Je suis maintenant totalement convaincue de l’importance de tout cela.
Kawase Mika revient également sur les huit années depuis sa rencontre avec Taniguchi Sumiteru et toutes les forces qu’elle a mises dans ce film, comme une occasion de construite les « fondations » de son œuvre de cinéaste.
KAWASE C’était l’époque où ma détermination en tant que créatrice a été mise à l’épreuve. Peter avait déjà une carrière illustre derrière lui, et avait déjà écrit plusieurs ouvrages, mais il continuait à se lancer de nouveaux défis. M. Taniguchi a également répondu. Avec de tels prédécesseurs, il m’incombait de décider ce qu’il fallait faire à partir de là. J’ai décidé de prendre le relais et de le porter plus loin, ne serait-ce que d’un seul pas.
Lorsque vous essayez d’apprendre des choses sur les personnes et les événements du passé, dit Kawase, c’est aussi un voyage vers le futur que vous faites.
KAWASE Finalement, je me suis rendu compte que plus je mets le passé au centre de moi-même, au fond de mes tripes, plus j’ai le pouvoir d’aller de l’avant. Je ne suis pas une personne avec un pouvoir instantané. Mais je sais m’exprimer de manière à ce que le message soit transmis lentement et progressivement, et que les gens s’en souviennent quelque part dans leur cœur. Il n’y a pas de nouvelles découvertes historiques ou de faits nouveaux dans ce film. Le vrai thème du film est la compréhension qui met longtemps à se faire, qui a besoin d’un temps long pour être possible.
La sortie du film L’enfant de Nagasaki était initialement prévue pour 2020, soit 75 ans après le bombardement atomique. En raison de diverses circonstances, dont la crise sanitaire du coronavirus, le film sort finalement cet été 2022. Cependant, Isabelle Townsend et Kawase Mika affirment que leur travail n’est pas encore terminé.
ISABELLE Je peux maintenant dire que L’enfant de Nagasaki est le plus important des livres que mon père a écrits. Ce livre est important dans la mesure où la Russie a envahi l’Ukraine et la guerre existe toujours. Ce livre est très important car il appelle à l’abolition des armes nucléaires. Nous sommes confrontés à une menace nucléaire en ce moment. La sortie du film coïncide avec un moment important. Il contient un message que mon père et l’un de ses amis les plus chers ont jugé essentiel de transmettre. J’espère que de nombreux jeunes le ressentiront.
KAWASE Ce n’est qu’un point de départ. Notre objectif était de faire un film qui restera et qui touchera les générations à venir. Nous espérons que ce film remplira cette tâche.
Le film
- Réalisatrice : Kawase Mika
- Distribution : Isabelle Townsend, Peter Townsend, Taniguchi Sumiteru
- Année : 2021
- Site officiel : https://longride.jp/nagasaki-postman/