« Kanarta » : la création inédite d’un anthropologue japonais dans la forêt amazonienne
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Nous vivons tous avec nos défis personnels. Mais nous en sommes tellement préoccupés que nous ne prêtons pas attention aux problèmes plus urgents que l’humanité doit s’efforcer de résoudre ensemble. Le plus important de ces défis communs est la préservation de l’environnement mondial.
Depuis les rapports alarmants sur la banquise arctique, les récifs coralliens océaniques et la forêt amazonienne, nous savons qu’il s’agit d’un problème global, mais nous n’avons pas encore pris conscience de l’ampleur de l’imminence de la destruction annoncée. En raison de l’éloignement géographique, il est de plus en plus important de s’informer sur la situation présente avec des images réalistes.
C’est dans ce contexte qu’un anthropologue japonais a suivi de près des habitants de l’Amazonie et les a filmés : Akimi OTA, réalisateur du film Kanarta : Alive in dreams. Il s’est rendu seul dans un village du peuple Shuar, autrefois redouté comme « chasseurs de têtes » dans le sud de l’Équateur, et a filmé sa vie avec eux pendant plus d’un an.
Mais ce serait une erreur de croire qu’il s’agit d’un documentaire sur la nature. Il s’agit d’un enregistrement des découvertes d’un chercheur dans le cadre de ses réflexions scientifiques et académiques, et une documentation cinématographique sur ses réflexions. Si dans le passé l’océanographe français Jacques-Yves Cousteau s’était associé au réalisateur Louis Malle pour explorer les mystères des profondeurs marines dans un documentaire intitulé Le monde du silence (1956), Ota l’a fait sur le terrain et en solitaire.
Un passage important en France
Après avoir obtenu son diplôme universitaire au Japon, où il s’est spécialisé en études culturelles, c’est-à-dire l’étude du concept de Culture en général, Ota s’est installé à Paris, en France, pour poursuivre des études d’anthropologie à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS). Son thème était la relation des banlieues urbaines françaises avec le football. Ses recherches ont porté sur les raisons pour lesquelles les jeunes issus de familles immigrées aspirent à devenir footballeurs, ainsi que sur les contextes culturels communs aux différentes banlieues.
À la même époque, exposé à la culture photographique très active à Paris, capitale des arts, il s’intéresse à l’approche consistant à utiliser la vidéo pour se confronter aux autres. Alors qu’il travaille comme caméraman et reporter au bureau parisien de Kyôdô News, il envisage de faire carrière dans le photojournalisme. À la même époque, il fréquente la Cinémathèque, où il « baigne » dans tous les genres de films, y compris les chefs-d'œuvre du passé. Comment la familiarité de ce jeune chercheur avec la culture urbaine l’a-t-elle conduit à l’Amazonie ?
« Dans la mesure où je vivais moi-même en tant qu’étranger en France, ma réflexion s’est concentrée sur les relations interpersonnelles dans la société, telles que l’immigration et la marginalisation des minorités. Puis le Grand tremblement de terre de l’Est du Japon et l’accident nucléaire de Fukushima Daiichi se sont produits. Depuis lors, j’en suis venu à penser qu’il y avait une limite à la poursuite de mes recherches sur les relations interhumaines. Je me suis plutôt intéressé aux possibilités de relations que les humains peuvent établir avec les êtres non-humains ou non-vivants de la planète. »
De Paris à l’Amazonie en passant par Manchester
Sa réflexion sur les relations entre culture et nature a été grandement inspirée par les écrits de Philippe Descola, qui dans sa jeunesse a fait sa thèse avec Claude Lévi-Strauss, basée sur un terrain avec les Achuar et d’autres peuples amazoniens. Ota a alors décidé de rejoindre le Granada Centre for Visual Anthropology de l’université de Manchester au Royaume-Uni, un institut de recherche unique au monde qui combine l’anthropologie et la réalisation de films, et a prévu de passer du temps en Amazonie pour réaliser un film dans le cadre de sa recherche doctorale.
« Je voulais étudier des tribus qui vivent selon une économie de la subsistance afin de comprendre leur rapport à la terre et à la nature. J’ai choisi l’Amazonie parce que je pensais qu’en me concentrant sur les peuples indigènes des premières terres colonisées par l’Occident, je pourrais atteindre un niveau plus profond de l’histoire de l’humanité. »
En Équateur, il a recueilli des informations localement sans l’aide d’aucun coordinateur en s’appuyant sur quelques contacts pour atteindre le village du peuple Shuar. Le village est situé dans le sud du pays, à l’extrémité ouest de la forêt amazonienne, à environ trois heures de voiture d’une petite ville d’environ 10 000 habitants. C’est là qu’il a rencontré Sebastián et sa femme Pastora, qui sont devenus les personnages principaux du film. Ils sont un peu comme les chefs du village.
Ota n’a pas soudainement sorti sa caméra, ni tenu en permanence un objectif braqué sur eux. Il a eu un dialogue très attentif avec eux et a été bien accueilli. Il a partagé leurs repas, a bu la chicha et a établi une relation de confiance avec eux, apprenant à vivre dans la forêt et devenant un membre de la communauté.
« Au final, la caméra n’a tourné que 35 heures au total. Les scènes pour lesquelles je me suis dit au moment du tournage : “C’est ça !” conservaient leur puissance même en les revoyant plus tard. Il y a eu plusieurs scènes-clés de ce type, et nous avons réfléchi à ce qu’il fallait mettre avant et après elles lors du montage du film. L’un des thèmes est naturellement devenu la relation entre les humains et les plantes. »
Pastora fabrique la chicha à partir de maniocs bouillis. Les maniocs sont bien mâchés, puis recrachés et mélangés pour fermenter, un processus qui demande beaucoup de patience. Les hommes boivent la chicha et vaquent à leurs occupations. Les feuilles de palmier sont coupées en grande quantité et disposées pour faire le toit. Sebastián, qui vient d’une famille de chamans, examine les herbes médicinales et les utilise pour soigner les maladies et les blessures des villageois.
« Je n’avais pas d’idée précise de ce que je voulais dépeindre au départ, ce n’est qu’après avoir vécu un certain temps sur place que les idées se sont peu à peu mises en place. Les humains et les non-humains coexistent en parfaite égalité. Les humains n’ont pas une attitude de prédation de la nature et ne sont pas non plus à la merci de la nature. Il s’agit d’une relation qui s’influence mutuellement et qui est également fluide. C’est ce que l’on appelle souvent une symbiose avec la nature, mais je voulais me concentrer sur des détails plus précis. »
Ce sont les détails qui donnent de la valeur à l’étude d’Ota, et lui-même pense que les images vidéo sont à même de les représenter. C’est pourquoi il a saisi diverses scènes de la vie forestière, tranquillement, sans aucun apprêt.
« Les détails, ce sont par exemple les mots qu’ils utilisent pour parler de la nourriture. Ce qu’ils ont envie de manger ce jour-là, le goût de cette nourriture, la partie du poisson qu’ils aiment. Je pensais qu’il était important d’avoir des conversations décontractées et sans importance avec la famille et les amis. »
Explorer de nouvelles approches anthropologiques
L’herbe et les arbres sont d’un vert éclatant tout au long du film, mais il n’y a pas de paysages pris de façon impressionnante avec drone de dernière génération, comme trop souvent dans les documentaires. Pas non plus les rituels des peuples soi-disant « non civilisés », qui auraient fait les beaux jours des programmes télévisés au siècle dernier.
« La façon dont ont été montrées certaines sociétés “non civilisées” a été largement remise en question depuis les années 1980, et les anthropologues ont été critiqués pour avoir traité les gens de cette manière. L’anthropologie est justifiée à parler des rituels et des systèmes mythologiques, mais l’attitude consistant à projeter ces systèmes sur leurs sociétés a été blâmée comme étant condescendante. J’ai donc mis cela de côté et j’ai prêté plus d’attention aux détails, tels que les mots et les gestes de la vie quotidienne. C’est dans cet esprit que j’ai partagé ma vie avec eux. »
En fait, aucun « rituel » n’a eu lieu pendant le séjour d’Ota. Au lieu de cela, nous voyons des aperçus d’une expérience de « sortie de soi » lorsque Sebastián prend une plante hallucinogène et a des « visions ». Dans une autre séquence du film, il décrit en termes lucides les visions qu’il a acquises lors de ses expériences psychosomatiques.
« J’ai toujours été conscient du fait que j’essayais de les filmer pendant qu’ils parlaient avec des mots très simples. Les pratiques rituelles étaient probablement plus nombreuses dans le passé. Mais à quoi cela servirait-il de leur demander artificiellement de conduire un quelconque rite si cela n’a pas de réalité présente ? La scène où Sebastián parle de sa vision, elle, est réaliste et exprime sa perception du monde. L’univers mythique n’a peut-être plus l’importance dans leur vie quotidienne qu’il a pu avoir dans le passé. Mais dans la manière dont il parle de ses visions, l’essence mythologique reste vivante. Je voulais la montrer telle qu’elle est, telle qu’il en parle dans le contexte contemporain. »
Pour ceux qui ne parviennent pas à trouver « qui ils veulent être »
Après avoir obtenu son doctorat à l’université de Manchester, Ota avait l’intention de rester en Europe et de poursuivre une carrière dans le cinéma. Il a décidé de rentrer au Japon à cause de la crise du coronavirus. Nous avons demandé à Ota, qui a retrouvé la vie japonaise après dix ans à l’étranger, ce que ce film pouvait dire aux Japonais, d’après lui.
« En détruisant la nature et en l’exploitant pour son confort économique, le Japon a été l’acteur des catastrophes qu’il a subi. Je pense donc qu’il serait bon d’examiner de plus près la force des “mots” que prononce la nature, tout simplement. Voilà ce que je veux transmettre à travers ce film, et je pense que c’est assez clairement exprimé. »
Les mots, les gestes et le regard de Sebastián et Pastora dans Kanarta : Alive in dreams nous rappellent la sagesse d’une vie parmi la végétation, que les Japonais sont en train de perdre. Inversement, le personnage d’Akimi Ota, qui a partagé avec le monde ce qu’il a appris d’eux, rayonne d’une forte présence même hors de l’écran. Son approche, qui consiste à identifier ses propres intérêts, à agir de sa propre initiative, à réfléchir à ses expériences et à donner forme à son travail, ne manquera pas de donner du courage et de l’inspiration à de nombreux jeunes. Voici pour conclure un message adressé par Ota à la jeune génération, celle qui vivra dans l’avenir.
« Efforcez-vous d’être totalement vous-mêmes. Il ne s’agit pas seulement de savoir quel type de travail vous voulez faire dans l’avenir, approfondissez lentement l’état même de votre être, et confrontez-vous à votre moi fondamental pour voir ce que vous voulez faire et ce que vous pouvez faire si vous vivez selon votre état naturel. De la même manière, ramenez tout sur quoi vous vous appuyez au point zéro, regardez-les d’une manière saine et simple. Par exemple, la table devant laquelle vous êtes assis en ce moment, le bois qui la constitue a bien été coupé quelque part. Je veux que les gens se rendent compte qu’ils ont déjà une relation directe avec les différents matériaux qui composent ce monde, l’air qu’ils respirent, l’environnement, etc. »
(Photos : Hanai Tomoko, sauf mentions contraires)
Le film
- Réalisation : Akimi OTA
- Lieu de tournage : Équateur
- Année : 2020
- Durée : 2 heures
- Site officiel : https://akimiota.net/Kanarta-1
Bande-annonce
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