
Le tournage de « Minamata », avec Johnny Depp : un figurant japonais raconte sa profonde expérience
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La maladie de Minamata, considérée comme l’une des « quatre grandes maladies liées à la pollution » au Japon, fut causée par le déversement sans aucun traitement, des eaux usées contenant du méthylmercure, un produit extrêmement toxique, par l’usine de la compagnie Chisso, dans la baie de Minamata (préfecture de Kumamoto, au sud-ouest du pays). Les habitants, qui ont consommé du poisson et des fruits de mer contaminés par la toxine directement ou en fin de la chaîne alimentaire, en ont été victimes. D’autres souffrent aujourd’hui encore d’handicaps très lourds. Des enfants sont nés avec des affections neurologiques sévères dues aux conséquences de la maladie sur l’utérus de leurs mères (maladie de Minamata fœtale).
La tragédie de la maladie de Minamata a été portée à la connaissance du monde entier par le photographe américain Eugene Smith, qui passa plus de trois ans dans le village de pêcheurs de Minamata, documentant les dégâts de cette affaire par ses photographies. En 1975, l’année suivant son retour aux États-Unis, il compila le résultat de son travail avec son épouse AiIeen dans un livre intitulé Minamata. Quarante-cinq ans plus tard, le livre a été adapté au cinéma comme une biopic de son auteur. (Voir notre article : Hommage à William Eugene Smith, le photographe qui a révélé au monde la tragédie de Minamata)
Dans le film, le personnage d’Eugene est interprété par Johnny Depp. On le voit d’abord désabusé, vivant une vie obscure dans un coin de New York après avoir connu une carrière plus motivante pour le célèbre magazine LIFE. Il souffre des séquelles d’une blessure contractée pendant la bataille d’Okinawa qu’il couvrait en tant que photographe de guerre, dépendant de l’alcool et gérant pauvrement ses relations humaines. C’est alors qu’il rencontre Aileen Mioko et prend la décision de recommencé à zéro une carrière de photo-journaliste, avec la maladie de Minamata comme sujet.
Eugène (Johnny Depp) et Aileen (Minami) dans la chambre noire ©2020 MINAMATA FILM, LLC ©Larry Horricks
Le film est basé sur la vie réelle de d’Eugene Smith et décrit son séjour à Minamata, avec le traitement dramatique que seul le cinéma peut offrir. La performance de Johnny Depp est brillante, il nous montre le photographe faisant face à ses faiblesses, communiquant avec les habitants, surmontant ses conflits, affrontant son sujet et le portant jusqu’à sa réalisation concrète.
Le « destin » lui dit d’aller en Serbie
Le film n’a pas été tourné au Japon, mais en Serbie et au Monténégro. En Serbie, des scènes ont été tournées à Belgrade en extérieur, et dans des entrepôts aménagés en studio. C’est le village de Tivat, au Monténégro, en bord de mer, qui a été choisi pour reconstituer le village de pêcheurs. Le plus compliqué a sans doute été de recruter plus de 200 figurants essentiellement Japonais vivants à l’étranger, à travers des agences de casting dans les pays proches, en République tchèque, Hongrie, Italie, fin 2018.
Scène de manifestation (au premier rang, les acteurs Sanada Hiroyuki et Minami) ©2020 MINAMATA FILM, LLC ©Larry Horricks
Komatsu Satoru, qui vit au Japon et travaillait alors pour un club de J-League, a découvert l’offre d’emploi par le biais d’une connaissance sur Facebook. Il s’était précédemment rendu en Bosnie-Herzégovine dans le cadre d’un « voyage footballistique » et connaissait Ivica Osim, l’ancien entraîneur bosnien de l’équipe nationale japonaise de football. Chida Zen, qui avait été interprète d’Osim et à l’époque avait gardé de nombreux contacts en ex-Yougoslavie, a fait le relais.
Komatsu Satoru juste avant son départ de l’aéroport de Narita pour la Serbie sur un vol de transit (avec la permission de Komatsu Satoru).
Komatsu, dont le contrat de scénographe de stade pour Ventforet Kôfu touchait à expiration, se sentait prêt à prendre un nouveau départ et à relever un nouveau défi. Plus que toute autre chose, il ressentit que les deux lieux, la Serbie et Minamata, formaient quelque chose lié par le destin. Cela vous semble étrange ? Vous comprendrez au bout de l’article.
Après une sélection drastique sur plusieurs tours dont tournage d’un bout d’essai, Komatsu s’est vu attribué le rôle d’un pêcheur au début du mois de février 2019, à quelques semaines du début du tournage. Les figurants japonais ont dû payer leur voyage jusqu’en Serbie, mais l’hébergement sur place était fourni, et ils étaient évidemment rémunérés. Pour Komatsu, qui avait de toute façon prévu de se rendre dans les Balkans (voir ci-dessous), c’était une opportunité bienvenue, ce qui n’empêche pas que les défis étaient nombreux.
Quand un grand acteur balaie vos craintes le premier jour
Le 28 février, date de la première scène pour Komatsu, un bus vient le chercher à son hôtel à 4 h 30 du matin, ramasse tous les figurants japonais logés dans deux endroits différents, et amène tout le monde au « camp de base ». Les costumes sont distribués et enfilés, puis maquillage et coiffure. Le directeur du casting lui avait dit de se laisser pousser la barbe, mais l’idée n’est pas retenue et il est rasé sans la moindre discussion. Le trac commence à monter quand ils sont conduits sur les lieux du tournage et placés en attente dans une tente. Toutes sortes de profils étaient présents parmi les figurants japonais : photographe, artistes, danseurs burlesques, sculpteur, tatoueur… Des Chinois et des Serbes aussi complétaient le groupe pour jouer des Japonais.
« J’étais très angoissé. Je croyais que les figurants ne jouaient que des rôles de silhouettes qui passent dans le champ. Mais on nous demandait de jouer pour de bon ! Et pour le coup, je trouvais que les indications étaient très insuffisantes. Nous n’avions jamais eu le script, bien sûr. Juste avant la prise de vue, le metteur en scène, Andrew Levitas explique la scène et un interprète nous traduit. Pas de répétition, une seule prise. »
Le matin de ce premier jour, la scène à tourner était celle d’un sit-in de protestation devant la direction de l’entreprise Chisso. Le leader du groupe (joué par Sanada Hiroyuki) qui veut en découdre devant les tribunaux, stimule les pêcheurs.
Le leader des activistes (joué par Sanada Hiroyuki), incite les pêcheurs à organiser un sit-in devant l’entreprise Chisso. La troisième personne en partant de la gauche au premier rang, avec un chapeau et un ballon, est M. Komatsu. ©2020 MINAMATA FILM, LLC ©Larry Horricks
« Après le réalisateur, Sanada Hiroyuki nous a expliqué avec ses mots à lui la scène que nous allions tourner : “Écoutez juste ce que je dis et réagissez spontanément. C’est la façon la plus naturelle de jouer”. À ce moment-là, j’ai senti que je savais ce que je devais faire. »
Si les paroles de Sanada ont contribué à dissiper les craintes informulées des figurants, elles ont créé un sentiment croissant de responsabilité. L’euphorie de jouer dans un film de cinéma a disparu.
« Lorsque les familles qui ont perdu des leurs dans la maladie de Minamata, ou celles qui en souffrent encore aujourd’hui, verront ce film, ce sont surtout aux rôles que nous avons interprétés, nous, qu’elles seront sensibles. Bien sûr, Sanada Hiroyuki joue le leader du groupe des pêcheurs, mais si nous, les pêcheurs anonymes, ne sommes pas crédibles, la raison pour laquelle Eugène et Aileen sont restés trois ans avec ces pêcheurs deviendra totalement incompréhensible au public. J’ai compris que si notre rancune et notre souffrance ne passait pas et n’était pas ce qui restait en premier lieu, le film ne fonctionnerait pas. »
La scène de la manifestation avec des bannières noires et le mot “怨” (rancune) en blanc ©2020 MINAMATA FILM, LLC ©Larry Horricks
« Le deuxième jour, se souvient-il, la scène de la manifestation a été tournée en une seule scène sans aucune interruption, le metteur en scène n’a jamais eu besoin de dire “coupez !” » Les gens de Chisso lancent des grenades fumigènes, les pêcheurs répliquent en leur lançant des poissons. Komatsu se souvient avoir crié « Prenez vos responsabilités » pendant dix minutes. Il en était arrivé à ressentir un véritable sentiment d’hostilité envers ceux de l’autre côté de la barrière, qui jouaient les cadres de Chisso.
« Sanada a dit : “si vous n’y allez pas avec toute votre sincérité, il n’en sortira rien de bon à l’image”. Le conseil qu’il nous a donné, c’est de brûler nos émotions avec ce film. Quand je me tenais devant la caméra, en tant que pêcheur, tout naturellement, les sentiments qui montaient en moi, c’était la colère, la tristesse, et le remord que des poissons que j’avais pêchés aient causé le malheur d’autres personnes. J’étais au bord des larmes. Mais un homme de cette époque ne devait jamais montrer ses larmes. C’est seulement quand la prise a été terminée qu’une larme, une seule, a coulé. »