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Le film « Cowra n’oubliera jamais » : pourquoi des prisonniers japonais ont-ils tenté une évasion suicidaire ?

Histoire

Matsumoto Takuya [Profil]

En août 1944, plus de 1 100 prisonniers de guerre japonais détenus dans un camp à Cowra, en Australie, ont fait une tentative d’évasion. Ce fut la plus grande tentative de ce genre de l’histoire militaire moderne, et 234 personnes y laissèrent la vie. Qu’est-ce qui a bien pu leur inspirer une telle témérité ? Nous avons parlé avec le réalisateur Mitsuda Yasuhiro, qui a interviewé les quelques survivants qui restaient afin de mieux comprendre leurs motivations, dont, selon lui, nous pouvons en tirer des leçons, aujourd’hui encore.

Mitsuda Yasuhiro MITSUDA Yasuhiro

Réalisateur et producteur de documentaires télévisés. Né en 1961 dans la préfecture de Kanagawa. À l’issue de ses études, il a quitté l’Université de Kyoto pour entrer en 1984 à la Setonaikai Broadcasting Corporation, une station de télévision basée à Takamatsu. En 2016, il a réalisé un documentaire intitulé « L’arc en ciel au-dessus de la rivière Kwaï » (Kuwaigawa ni niji o kaketa otoko), consacré à Nagase Takashi, un interprète militaire durant la Seconde guerre mondiale qui, après la guerre, est revenu plus de cent fois, pour des « missions de réparation », sur le site de la voie ferrée reliant la Thaïlande et la Birmanie. Ce documentaire a reçu plusieurs prix et a été classé en cinquième position sur la liste des dix meilleurs films culturels dressée par la revue de cinéma japonaise Kinema Junpô.

Des leçons pour aujourd’hui et pour l’avenir

Des lycéenes japonaises qui visitent Cowra et l'eucalyptus qui était le seul compagnon de Tachibana au camp de prisonniers. (© Setonaikai Broadcasting Corporation)
Des lycéenes japonaises qui visitent Cowra et l’eucalyptus qui était le seul compagnon de Tachibana au camp de prisonniers. (© Setonaikai Broadcasting Corporation)

Dans plusieurs séquences du film, on voit des élèves et des anciennes élèves du Lycée de filles de San’yô (aujourd’hui San’yô Gakuen), dans la ville d’Okayama, rencontrer Tachibana. En 2014, pour le soixante-dixième anniversaire de l’évasion, elles se sont rendues à Cowra en lieu et place de Tachibana, que des raisons de santé empêchaient de faire le déplacement.

Lors de la célébration du soixante-dixième anniversaire, la troupe de théâtre Rinkôgun, à laquelle s’étaient adjoints des acteurs australiens, a donné une représentation. La réaction du public a été étonnante. Après le spectacle, un grand nombre d’hommes impliqués dans l’incident sont allés à la rencontre de la troupe. Il est clair que cet endroit continue de perpétuer avec éclat la mémoire de l’évasion, même 70 ans après.

Murakami Teruo, ancien soldat de première classe (né en 1920). Il était présent lors de la célébration des soixante-dixième et soixante-quinzième anniversaires de l'évasion de Cowra. (© Setonaikai Broadcasting Corporation)
Murakami Teruo, ancien soldat de première classe (né en 1920). Il était présent lors de la célébration des soixante-dixième et soixante-quinzième anniversaires de l’évasion de Cowra. (© Setonaikai Broadcasting Corporation)

Murakami était le seul survivant à participer à la célébration. Lors d’un rassemblement tenu au Lycée de Cowra, quelqu’un lui demanda pourquoi il continuait de prier pour ses anciens collègues. Il s’abstint de répondre à la question, mais le poids de son silence fut ressenti par tout le monde.

« Des quatre hommes interrogés, seul M. Murakami est encore en vie aujourd’hui. Il a fêté son centenaire l’an dernier. Il donne l’impression d’être en train de s’ouvrir, conscient qu’il ne lui reste plus beaucoup d’année à vivre. Mais il y a des choses qu’il est incapable d’exprimer verbalement. À mesure que le temps passe, il offre des opportunités de réflexion, mais c’est une histoire dont il est compliqué de parler. Si je m’étais trouvé dans cette situation, sous une telle pression, je ne peux pas affirmer que je m’y serais opposé. »

Des élèves et des anciennes élèves du Lycée de filles de San'yô écoutent l'intervention prononcée par Murakami lors de la célébration du soixante-dixième anniversaire au Lycée de Cowra. (© Setonaikai Broadcasting Corporation)
Des élèves et des anciennes élèves du Lycée de filles de San’yô écoutent l’intervention prononcée par Murakami lors de la célébration du soixante-dixième anniversaire au Lycée de Cowra. (© Setonaikai Broadcasting Corporation)

Mitsuda Yasuhiro, le réalisateur, a tenté de présenter l’incident sous divers angles, en s’intéressant aux survivants, mais aussi en interrogeant des chercheurs, des habitants de Cowra, des membres de la troupe de théâtre et des lycéens. Le thème principal qui a émergé était la réconciliation d’après-guerre, mais l’idée de faire un film réconfortant lui inspirait des réserves.

« Les gens de Cowra semblaient très positifs », observe-t-il, « ils tiraient les leçons de l’histoire et les appliquaient à l’avenir. Cela m’a fortement impressionné, mais je n’étais pas sûr qu’il fût approprié de se focaliser là-dessus. La première mouture du film ne me plaisait pas. L’incident de Cowra a une leçon importante à enseigner aux Japonais. Au Japon, nous avons une “vie publique”, mais pas de vraie “société”. La vie publique existe au sein des liens entre les gens, mais le Japon n’est pas une société composée d’individus indépendants. Divers événements politiques récents et les réactions du public témoignent à l’évidence de ce fait : falsifications systématiques de documents officiels, réaction au Covid-19, préparation des Jeux olympiques. Le Japon s’est démocratisé, mais il est difficile de se sentir fier de l’état actuel des choses. »

Quatre gardiens australiens ont été tués lors de l'évasion. En 2014, les habitants de Cowra ont participé à une « marche aux flambeaux » à la mémoire des morts et prié pour la paix. (© Setonaikai Broadcasting Corporation)
Quatre gardiens australiens ont été tués lors de l’évasion. En 2014, les habitants de Cowra ont participé à une « marche aux flambeaux » à la mémoire des morts et prié pour la paix. (© Setonaikai Broadcasting Corporation)

La pandémie a mis en lumière le mépris de la vie humaine et le déferlement de la discrimination au sein de la société. Les suicides sont fréquents. D’après Mitsuda, c’est une raison de plus pour réfléchir à ce qui s’est passé à Cowra et partager cette histoire.

« Qu’est-ce que les gens peuvent personnellement tirer de ce film aujourd’hui ? Il m’a semblé opportun de fournir des matériaux utiles à la réflexion personnelle, et j’ai travaillé dans cette perspective. L’idée que les Japonais se plient aux pressions de leur entourage est très répandue, et peut-être est-il futile de revenir là-dessus. Mais je serai content si mon film peut servir de déclencheur et aider les gens à marquer un temps d’arrêt pour regarder les choses en face. »

Lorsqu’il était à l’université, Mitsuda a été frappé par une question qu’un conférencier venu de France a posée lors de leur dernier cours : « Pourquoi les piétons Japonais s’arrêtent-ils lorsque le feu est rouge pour eux, même si il n’y a pas de voiture en vue ?»

Mitsuda se souvient de cette interrogation provocante. « En tant que jeune campagnard étudiant dans la grande ville, c’était une idée tellement libératrice. En quittant le cours, je me rappelle de l’impression d’immensité qui émanait du ciel. J’espère que le film parle aux gens qui ont l’impression de ne pas pouvoir dire ce qu’ils ressentent vraiment au sein des petits groupes auxquels ils appartiennent : leur classe à l’école, leur entreprise, la bande des amis de leur mère ou tout autre groupe. Aux gens qui n’apprécient pas d’être à la remorque du plus fort au sein du groupe ou soumis à la pression de leur entourage. Plutôt que d’avoir le sentiment d’être prisonniers des structures sociales, je souhaite que les gens réalisent qu’ils ont la possibilité de se libérer. »

Photo prise à Cowra après l'évasion. Les prisonniers se sont servis de couvertures pour escalader la grille en fil de fer barbelé. (© Setonaikai Broadcasting Corporation)
Photo prise à Cowra après l’évasion. Les prisonniers se sont servis de couvertures pour escalader la grille en fil de fer barbelé. (© Setonaikai Broadcasting Corporation)

© Setonaikai Broadcasting Corporation
© Setonaikai Broadcasting Corporation

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Matsumoto TakuyaArticles de l'auteur

Rédacteur et éditeur à Nippon.com depuis juillet 2011, notamment en charge du cinéma. Installé en France de 1995 à 2010, il a travaillé pour une agence de traduction avant de devenir rédacteur en chef adjoint de la publication gratuite France Zappa destinée à la communauté japonaise en France, puis rédacteur en chef du magazine Bonzour.

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