Le film « Cowra n’oubliera jamais » : pourquoi des prisonniers japonais ont-ils tenté une évasion suicidaire ?
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Un aviateur qu’on croyait mort était en vie
La ville de Cowra, située à 250 kilomètres de Sydney, en Australie, abrite le Cimetière de guerre japonais, où reposent 524 victimes japonaises de la guerre. L’une d’entre elles est enregistrée sous le nom de Minami Tadao, mais une enquête effectuée conjointement par les Japonais et les Australiens dans les années 1980 a révélé qu’il s’agissait en fait de Toyoshima Hajime, un aviateur des forces navales.
On pensait que Toyoshima avait perdu la vie dans un raid aérien sur Port Darwin, mais il a en fait survécu à un atterrissage en catastrophe sur l’île Melville, située à proximité. Après sa capture, il a été envoyé dans un camp de prisonniers de guerre. Le code militaire de l’Armée impériale japonaise donnait la consigne suivante : « Ne restez jamais en vie pour subir la honte qui s’attache au statut de prisonnier. » La capture étant l’interdit suprême, les prisonniers étaient fréquemment déclarés morts et passaient leur captivité sous des noms d’emprunt.
Le cimetière de Cowra est proche de l’endroit où se trouvait le camp des prisonniers de guerre. Celui-ci a été le théâtre de la plus grande évasion de l’histoire militaire moderne, à laquelle 1 104 prisonniers ont pris part. Leur objectif n’était pas de vivre plus longtemps mais de périr sous les balles des gardiens. Toyoshima était l’un des 234 hommes qui ont perdu la vie. Les autres furent repris et transférés vers deux autres camps, où ils restèrent jusqu’à leur rapatriement en février-mars 1946, après la guerre.
La question des prisonniers de guerre est une médaille à deux facettes
Dans un nouveau documentaire intitulé « Cowra n’oubliera jamais » (Cowra wa wasurenai), Mitsuda Yasuhiro reprend des matériaux provenant de trois précédents documentaires télévisés. Il présente des entretiens avec des survivants qui expriment leurs remords persistants, de jeunes japonais qui s’efforcent de comprendre ces sentiments et des habitants de Cowra qui ont tiré les leçons de l’incident et œuvrent pour la réconciliation. C’est le deuxième film de Mitsuda, qui succède à « L’arc en ciel au-dessus de la rivière Kwaï » (Kuwaigawa ni niji o kaketa otoko), sorti en 2016.
Ce documentaire précédent, dont le tournage a pris vingt ans, retraçait la vie de Nagase Takashi, interprète militaire à l’époque de la construction de la voie ferrée reliant la Thaïlande et la Birmanie, effectuée sous la direction de l’Armée impériale japonaise en vue de faciliter l’importation de ressources destinées à la guerre. Le projet, mis en chantier en juin 1942, a été mené à terme en quinze mois, grâce à l’exploitation de prisonniers de guerre des forces alliées et de travailleurs provenant des pays voisins. Le regret que le comportement déplorable de l’armée japonaise inspirait à Nagase l’a poussé à se lancer dans des activités de réparation et de réconciliation, financées avec son argent personnel et des dons.
« La construction de la voie ferrée reliant la Thaïlande et la Birmanie et l’évasion de Cowra sont les deux faces d’une même médaille, celle des prisonniers de guerre japonais », dit Mitsuda. « Tout au long de la guerre, on a répété aux soldats japonais que l’emprisonnement était honteux — mieux valait mourir. Ce mépris des prisonniers est à l’origine tant de l’exploitation abusive des prisonniers de guerre des forces alliées que de la tentative d’évasion de Cowra, vouée à l’échec. Les prisonniers japonais estimaient que leurs vies n’avaient aucune valeur et qu’ils n’avaient aucun endroit où retourner. Ils ont pris part à l’évasion en espérant mourir sous les balles. »
Dans le film, quatre anciens prisonniers de guerre japonais ayant survécu à l’incident exposent avec lucidité leurs versions des faits. Ils témoignent du traitement humain que l’armée australienne leur accordait, conformément aux Conventions de Genève. Murakami Teruo, ancien soldat de première classe, dit que c’était « quasiment paradisiaque », tandis que l’ancien caporal Yamada Masayoshi déclare qu’ils vivaient « très confortablement », étaient bien nourris et recevaient jusqu’à cinq cigarettes par jour.
Les prisonniers passaient leur temps à se divertir et disposaient de matériel fait sur place, équipement de base-ball, jeux de mahjong et de hanafuda (jeu de cartes traditionnel), mais en leur for intérieur, beaucoup d’entre eux doutaient du bien fondé d’une vie aussi confortable. Un jour, on leur annonça de but en blanc que les soldats allaient être séparés des sous-officiers et transférés vers un autre camp pour remédier au surpeuplement. Les dirigeants des prisonniers de guerre se réunirent ce soir là et décidèrent de passer à l’action. On procéda à un vote, à l’aide de bulletins en papier hygiénique.
Imai Yûnosuke, alors employé civil de la marine, répertorie quatre sentiments éprouvés par les prisonniers de guerre. Certains, animés d’un esprit militariste acharné, étaient déterminés à mourir. D’autres partageaient cette éthique militariste et cette volonté de mourir, mais pensaient que ce n’était pas le bon moment. D’autres encore souhaitaient rester en vie mais ne le disaient pas ouvertement. Le quatrième groupe était hostile au soulèvement. Imai déclare qu’un grand nombre d’homme ont voté « oui » alors qu’ils ne souhaitaient pas que l’évasion ait lieu.
L’issue du scrutin a été favorable aux partisans de la tentative d’évasion, et les prisonniers de guerre l’ont lancée la nuit qui précédait le jour prévu pour leur transfert. Imai, qui n’appartenait pas à l’armée, ne connaissait pas le code militaire, mais il était résolu à mourir et il fonça tête baissée dès que retentit le son du clairon. Il dit qu’il a survécu pour la simple raison que les gardiens ont tout d’abord tiré en l’air des coups de feu de semonce. Ce sont les hommes qui suivaient que les balles ont abattus. Pour mémoire, l’homme qui a sonné le clairon était Toyoshima, l’aviateur des forces navales qui dirigeait les prisonniers de guerre.
Mitsuda explique ainsi l’événement : « Ils croyaient qu’en mourant ils deviendraient des héros, mais qu’ils ne seraient jamais que des hommes ordinaires s’ils restaient en vie. C’est pourquoi les survivants ont parlé sincèrement, et avec humanité. Les trois quarts d’entre eux sont décédés. Le franc-parler de ceux avec qui je me suis entretenu m’a inspiré une grande reconnaissance. Les premiers entretiens ont eu lieu en 2009, mais j’aurais aimé avoir commencé beaucoup plus tôt, parce que nombre de ces personnes étaient mortes entre-temps. Je craignais qu’il n’y ait pas assez de survivants pour faire un film. Mais d’un autre côté, je pense que c’est justement parce que tant de leurs camarades ne sont plus parmi nous qu’ils ont parlé si ouvertement. »
Parmi les hommes interviewés, il en est un, Tachibana Seiichirô, dont le tempérament n’avait rien à voir avec la témérité de Toyoshima et de mes trois autres interlocuteurs. Atteint de la maladie de Hansen et mis à l’isolement dans le camp des prisonniers de guerre, il avait une tente pour lui tout seul. Il n’était même pas au courant du projet d’évasion.
Un fois démobilisé et rapatrié, Tachibana a été placé au sanatorium Oku-Kômyô-en, sur l’île de Nagashima, dans la préfecture d’Okayama, où il a travaillé comme coiffeur. Après avoir passé son permis de conduire, il a servi de chauffeur aux autres patients.
« Jusqu’à la fin de sa vie, M. Tachibana a éprouvé des regrets pour ceux qui avaient perdu la vie, mais il acceptait son propre destin et s’efforçait de vivre sincèrement. Je trouvais qu’il faisait montre d’une grande noblesse. Lorsque je m’interroge sur les personnes que je considère vraiment fortes, M. Tachibana surclasse dans mon esprit les gens qui ont combattu et connu une mort glorieuse. »
Soucieux de préserver la réputation de sa famille, l’aviateur Toyoshima avait pris un nom d’emprunt après sa capture, afin que les gens croient qu’il avait eu une mort honorable. Mais dans le cas de Tachibana, c’est pour protéger sa famille des préjugés à l’encontre des prisonniers de guerre et de sa maladie qu’ilvait a utilisé un faux nom. Une autre caractéristique spécifique à Tachibana est que, loin de considérer son nouveau nom comme un simple pseudonyme, il l’a porté jusqu’à la fin de sa vie.
Des leçons pour aujourd’hui et pour l’avenir
Dans plusieurs séquences du film, on voit des élèves et des anciennes élèves du Lycée de filles de San’yô (aujourd’hui San’yô Gakuen), dans la ville d’Okayama, rencontrer Tachibana. En 2014, pour le soixante-dixième anniversaire de l’évasion, elles se sont rendues à Cowra en lieu et place de Tachibana, que des raisons de santé empêchaient de faire le déplacement.
Lors de la célébration du soixante-dixième anniversaire, la troupe de théâtre Rinkôgun, à laquelle s’étaient adjoints des acteurs australiens, a donné une représentation. La réaction du public a été étonnante. Après le spectacle, un grand nombre d’hommes impliqués dans l’incident sont allés à la rencontre de la troupe. Il est clair que cet endroit continue de perpétuer avec éclat la mémoire de l’évasion, même 70 ans après.
Murakami était le seul survivant à participer à la célébration. Lors d’un rassemblement tenu au Lycée de Cowra, quelqu’un lui demanda pourquoi il continuait de prier pour ses anciens collègues. Il s’abstint de répondre à la question, mais le poids de son silence fut ressenti par tout le monde.
« Des quatre hommes interrogés, seul M. Murakami est encore en vie aujourd’hui. Il a fêté son centenaire l’an dernier. Il donne l’impression d’être en train de s’ouvrir, conscient qu’il ne lui reste plus beaucoup d’année à vivre. Mais il y a des choses qu’il est incapable d’exprimer verbalement. À mesure que le temps passe, il offre des opportunités de réflexion, mais c’est une histoire dont il est compliqué de parler. Si je m’étais trouvé dans cette situation, sous une telle pression, je ne peux pas affirmer que je m’y serais opposé. »
Mitsuda Yasuhiro, le réalisateur, a tenté de présenter l’incident sous divers angles, en s’intéressant aux survivants, mais aussi en interrogeant des chercheurs, des habitants de Cowra, des membres de la troupe de théâtre et des lycéens. Le thème principal qui a émergé était la réconciliation d’après-guerre, mais l’idée de faire un film réconfortant lui inspirait des réserves.
« Les gens de Cowra semblaient très positifs », observe-t-il, « ils tiraient les leçons de l’histoire et les appliquaient à l’avenir. Cela m’a fortement impressionné, mais je n’étais pas sûr qu’il fût approprié de se focaliser là-dessus. La première mouture du film ne me plaisait pas. L’incident de Cowra a une leçon importante à enseigner aux Japonais. Au Japon, nous avons une “vie publique”, mais pas de vraie “société”. La vie publique existe au sein des liens entre les gens, mais le Japon n’est pas une société composée d’individus indépendants. Divers événements politiques récents et les réactions du public témoignent à l’évidence de ce fait : falsifications systématiques de documents officiels, réaction au Covid-19, préparation des Jeux olympiques. Le Japon s’est démocratisé, mais il est difficile de se sentir fier de l’état actuel des choses. »
La pandémie a mis en lumière le mépris de la vie humaine et le déferlement de la discrimination au sein de la société. Les suicides sont fréquents. D’après Mitsuda, c’est une raison de plus pour réfléchir à ce qui s’est passé à Cowra et partager cette histoire.
« Qu’est-ce que les gens peuvent personnellement tirer de ce film aujourd’hui ? Il m’a semblé opportun de fournir des matériaux utiles à la réflexion personnelle, et j’ai travaillé dans cette perspective. L’idée que les Japonais se plient aux pressions de leur entourage est très répandue, et peut-être est-il futile de revenir là-dessus. Mais je serai content si mon film peut servir de déclencheur et aider les gens à marquer un temps d’arrêt pour regarder les choses en face. »
Lorsqu’il était à l’université, Mitsuda a été frappé par une question qu’un conférencier venu de France a posée lors de leur dernier cours : « Pourquoi les piétons Japonais s’arrêtent-ils lorsque le feu est rouge pour eux, même si il n’y a pas de voiture en vue ?»
Mitsuda se souvient de cette interrogation provocante. « En tant que jeune campagnard étudiant dans la grande ville, c’était une idée tellement libératrice. En quittant le cours, je me rappelle de l’impression d’immensité qui émanait du ciel. J’espère que le film parle aux gens qui ont l’impression de ne pas pouvoir dire ce qu’ils ressentent vraiment au sein des petits groupes auxquels ils appartiennent : leur classe à l’école, leur entreprise, la bande des amis de leur mère ou tout autre groupe. Aux gens qui n’apprécient pas d’être à la remorque du plus fort au sein du groupe ou soumis à la pression de leur entourage. Plutôt que d’avoir le sentiment d’être prisonniers des structures sociales, je souhaite que les gens réalisent qu’ils ont la possibilité de se libérer. »
Le film
- Réalisation : Mitsuda Yasuhiro
- Année : 2021
- Site officiel : https://www.ksb.co.jp/cowra/
Bande-annonce
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