Le film « Sanma Democracy »: la vache, la tortue et la trompette contre la tyrannie américaine sur Okinawa
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Okinawa avant et après le retour sous souveraineté japonaise : une différence d’atmosphère ?
Le documentaire Sanma Democracy permet de jeter un regard différent sur le mouvement en faveur du retour de l’île d’Okinawa sous la souveraineté japonaise, à l’époque où l’archipel était encore sous occupation américaine. Le film est réalisé par Yamazato Magoari, directeur de longue date de la télévision d’Okinawa. La période qui a immédiatement précédé et suivi le retour d’Okinawa sous la souveraineté japonaise reste fortement ancrée dans ses souvenirs d’enfance.
« On roulait à droite à l’époque à Okinawa, et j’avais l’impression que les MP [pour Military Police], c’est-à-dire la police américaine, était bien plus présente que la police locale des Ryûkyû. Une base militaire américaine se trouvait juste derrière chez nous, et l’herbe était bien verte, là-bas, alors j’avais l’habitude de me faufiler par un trou dans le grillage et d’aller y jouer. Les enfants américains faisaient la même chose dans l’autre sens pour acheter des bonbons dans la même boutique que nous. Mais eux, ils avaient plein de dollars, c’étaient de bons clients ! La vieille qui tenait le magasin de bonbons essayait de s’attirer leurs bonnes grâces en leur parlant dans son anglais très approximatif (rires). Si nous nous faisions attraper à passer par le grillage, nous avions des ennuis, mais pas eux.
Je n’étais qu’un enfant mais je ressentais déjà l’absurdité de la situation. Un jour, mon petit frère n’a pas réussi à courir assez vite et s’est fait arrêter. Les MP ont sorti leur pistolet, je suppose pour faire une blague, mais il a éclaté en pleurs parce qu’il a vraiment cru qu’ils allaient le tuer. »
Quand il a commencé à travailler pour la télévision, Yamazato a écrit un scénario basé sur une histoire vraie qui lui était arrivée alors qu’il était écolier. Une fille de la classe va se plaindre au professeur : « M’sieur ! Yamazato m’a traitée de furaa [“idiote”, en dialecte d’Okinawa]… ». Le professeur convoque le garçon et le réprimande, très sérieux : « Yamazato, il ne faut pas parler comme ça, on ne dit pas furaa, on dit baka [la même chose, mais en japonais standard]. » Tout d’un coup, les enseignants insistaient pour que les enfants parlent le japonais standard, et non plus le dialecte.
« Les enseignants agitaient le drapeau du soleil levant et étaient très actifs pour le retour d’Okinawa au Japon. Mais au fur et à mesure que ce retour devenait une réalité probable, nous avons commencé à soupçonner que ce ne serait pas le retour que nous espérions, et petit à petit, ces soupçons se sont transformés en déception. Même en tant qu’enfant, je sentais bien que l’atmosphère parmi les enseignants n’était plus la même. »
Pour l’écolier Yamazato, le signe le plus tangible du retour au Japon était que les biscuits salés qui ne coûtaient qu’un cent auparavant coûtaient dorénavant dix yens. Une sacrée augmentation ! Les enseignants, eux, étaient déçus parce que la base américaine était toujours là. Maintenant, ils disaient qu’il n’y avait aucune raison de se réjouir d’être redevenus Japonais. Ils nous ont distribué des livres de lecture supplémentaire sur l’histoire de nos îles. Ils avaient opéré un virage à 180° vers le nationalisme identitaire.
Le peu connu « procès du sanma » : un tournant dans l’histoire d’Okinawa
Pourtant, avant que ne vienne le temps des déceptions, les habitants d’Okinawa avaient ardemment espéré retourner sous la souveraineté japonaise. Cela avait même été un article de la propagande impérialiste qu’ils avaient reçue avant et pendant la guerre. À l’époque, il s’agissait d’assimiler les Okinawaïens à la nation japonaise. Et après la guerre, les vainqueurs américains leur avaient dit qu’ils étaient des « habitants de Ryûkyû » et que le Japon les avait utilisés comme un rempart humain pour protéger la métropole, lors de la Bataille d’Okinawa. Pourquoi demander le retour au Japon, alors ?
Le film Sanma Democracy donne un aperçu fascinant du contexte du retour d’Okinawa au Japon. Le film révèle que le « procès du sanma », ce nom curieux, fut en fait l’une des affaires qui a déterminé l’orientation d’Okinawa pendant l’occupation. Pourtant, même Yamazato, qui a passé de nombreuses années à la télévision à faire des recherches sur divers événements d’Okinawa, n’en avait jamais entendu parler.
« J’ai eu vent de cette histoire par un post sur Facebook d’un ancien camarade de classe, dont le père avait été le juge en charge du procès. »
Il a alors découvert cet épisode qui s’était tenu en 1966 et a annulé une loi fiscale de taxation des produits établie par le Haut-Commisaire des îles Ryûkyû, c’est-à-dire le haut responsable de l’Administration civile américaine des îles Ryûkyû (USCAR, le gouvernement d’occupation). Ce jugement avait provoqué la décision de retirer le dossier du tribunal local vers les tribunaux de l’administration civile américaine, situation de mise au pas du pouvoir judiciaire qui avait fait grand bruit à l’époque dans les médias.
Le transfert autoritaire d’une affaire où le tribunal local d’Okinawa était compétent vers un tribunal soumis à l’USCAR devint un événement majeur dans l’histoire d’Okinawa après-guerre, et fut l’un des catalyseurs du mouvement de retour de l’archipel sous la souveraineté japonaise. Un autre dossier fut également censuré par l’USCAR cette même année, prétextant après coup que le député Tomori Takatora qui avait été élu aux élections législatives ne remplissait pas les conditions pour se présenter. Avec le retrait du « procès du sanma » du tribunal local, c’est ce qu’on appellera conjointement les affaires « Tomori-Sanma ».
« Plus exactement, c’était le “2e procès du sanma”. En cherchant, j’ai découvert qu’une poissonnière avait intenté un premier procès contre l’iniquité de la loi sur la taxe de certains produits. »
Après-guerre, le sanma (ou balaou du Pacifique, poisson très abondant à l’époque dans le Pacifique Nord) était un mets japonais très populaire, y compris à Okinawa. Or, en 1958, le décret n°17 du Haut-Commissaire, le chef de l’USCAR impose un droit de douane de 20 % à l’importation de certains poissons, qui vient frapper de plein fouet le pouvoir d’achat alimentaire des habitants d’Okinawa.
Cependant, en étudiant le détail du décret, des citoyens se sont aperçus que le sanma ne figurait pas parmi les espèces concernées, et en 1963, Tamashiro Ushi, importatrice et distributrice de sanma congelés, assigna l’Administration civile américaine des îles Ryûkyû en justice, réclamant le remboursement des taxes qu’elle avait indûment payée depuis 1959. Elle gagna son procès et fut remboursée de 47 000 US Dollars (soit plus de 70 millions de yens d’aujourd’hui).
« Il n’y aurait pas eu de “2e procès du sanma” sans le premier procès de Tamashiro Ushi. Devant le résultat du procès, le Haut-Commissaire a usé de son pouvoir de censure sur les décisions judiciaires locales, générant un mouvement de protestations sans précédent, conduit essentiellement par le personnel enseignant pour le retour d’Okinawa sous la souveraineté japonaise. »
Dans le film, la séquence des événements est clairement présentée et expliquée par le narrateur « Shiisaa », un conteur rakugo d’Okinawa, à l’aide d’images et de documents d’époque, et de récits par les personnes qui ont vécu les événements.
« Quand vous tombez sur cette histoire de Mme Ushi [phonétiquement : « la vache »] qui s’est battue avec un sanma, vous ne pouvez pas ne pas vous dire que ça ferait un excellent sketch de rakugo. Cela m’excitait aussi de pouvoir parler d’Okinawa d’une façon qui n’avait jamais été faite auparavant. Trop souvent, les documentaires sur la situation d’Okinawa ont tendance à être des prises de tête sur la question des bases américaines. Mais retracer l’histoire d’Okinawa à partir de l’épisode de Mme Ushi permettait un changement de perspective : les événements de l’histoire de l’île connus de tous, replacés en contexte avec le procès du sanma rendait tout beaucoup plus clair. »
Le film de Yamazato explore ainsi les rapports entre le « procès du sanma » et l’action de certains activistes essentiels dans l’histoire de l’Okinawa d’après-guerre, tels que le fameux avocats Shimozato Keiryô, surnommé « la trompette » pour son éloquence, et son allié Senaga Kamejirô, surnommé « la tortue », qui faisait campagne contre l’occupation américaine.
Un sentiment de Waji-waji
Un autre aspect important de l’administration américaine à Okinawa est la présence de hauts-commissaires tyranniques, tels ce Caraway, déterminés à écraser toute volonté populaire, comme celle de Tamashiro Ushi.
« L’une des ambitions du film était de dresser un portrait correct du haut-commissaire Caraway. Dans la salle de montage des studios d’Okinawa TV, il y a encore un mur sur lequel mes prédécesseurs ont affichés les photos des hauts-commissaires successifs, avec leurs noms. À l’époque, vous n’auriez pas confondu l’un avec l’autre, mais aujourd’hui, un demi-siècle après le retour d’Okinawa au Japon, cette conscience s’est considérablement estompée. »
En 2015, lorsque le gouverneur d’Okinawa, Onaga Takeshi (décédé en 2018), a rencontré pour la première fois le porte-parole du gouvernement de l’époque, Suga Yoshihide, l’actuel Premier ministre, au sujet de la relocalisation de la base aérienne américaine de Futenma à Henoko, il a comparé son intransigeance à celle du haut-commissaire Carraway.
« À l’époque, il y avait un pouvoir visible, le haut-commissaire américain de l’USCAR qui imposait sa volonté déraisonnable à la population. C’était un adversaire clair à combattre. Et vu d’aujourd’hui, je peux voir que les habitants d’Okinawa avaient alors une formidable énergie pour se rassembler autour des questions importantes et aller de l’avant. D’une certaine manière, je les envie. J’aurais aimé vivre à cette époque, j’aurais aimé être dans la foule avec eux pour crier. Parce qu’aujourd’hui, sur quoi agir ? Sur quoi concentrer son énergie ? À Okinawa, nous avons un mot pour dire ce sentiment : Waji-waji. Nous vivons une époque de colère diffuse mais nous ne savons pas où canaliser cette colère insupportable. »
Okinawa et le Covid-19
Et maintenant, Okinawa est confronté à une nouvelle menace : le coronavirus. Il n’y a pas si longtemps, l’archipel se classait au premier rang des préfectures japonaises pour le taux de personnes infectées sur 100 000 habitants.
« La tragédie d’Okinawa, c’est ça. Si nous avions fermé l’entrée de l’île à temps, nous aurions pu contrôler la propagation du Covid-19, mais trop de gens sont absolument dépendants du tourisme pour vivre. Et c’est aussi ce que l’on dit des bases américaines : si les bases s’en allaient, les habitants seraient bien embêtés. Mais regardez avec la crise sanitaire, les soldats américains sont dispensés des contrôles sanitaires japonais quand ils arrivent dans leurs bases. C’est exactement comme dans mon enfance : nous, nous n’avons pas le droit de passer le grillage, mais eux, ils entrent et sortent comme ils veulent. »
Jusqu’à la veille de la catastrophe sanitaire, Kokusai-dôri, la principale artère touristique de Naha, était bondée de touristes asiatiques. Aujourd’hui, de nombreux magasins ont mis la clé sous la porte. Néanmoins, Yamazato, qui habite à deux pas et observe la ville depuis plus d’un demi-siècle, voit également des évolutions positives.
« Autrefois, c’étaient des dames âgées comme Tamashiro Ushi qui tenaient les points de vente sur le marché. Puis, pour vendre aux touristes chinois, des Chinois en emploi précaire ont été employés. Mais les touristes chinois ont disparu et de nombreux magasins ont fermé. Alors, récemment, les commerçants essaient de reprendre les affaires à petite échelle. Le coronavirus a montré la fragilité d’Okinawa au tourisme alors que les vrais problèmes d’Okinawa demeurent et refont surface. Alors, maintenant, quel avenir voulons-nous ? Quel Okinawa voulons-nous dessiner dans l’avenir ? C’est le moment d’y réfléchir. Telle sera la question au moment du cinquantième anniversaire du retour d’Okinawa au Japon, je pense. Mon film est un indice dans cette direction. C’est comme si j’entendais toujours la vache, la tortue et la trompette, ces gens dont la voix portaient si clair à l’époque, me dire “Eh ! vous, là… Vous êtes satisfaits de ce que vous avez là ?” »
Le film
- Réalisateur et producteur : Yamazato Magoari
- Narration : Kabira Jay
- Année de production : 2021
- Durée : 99 mn
- Site web officiel : www.sanmademocracy.com/
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