
« Comprendre le peuple des Aïnous, c’est comprendre le Japon » : rencontre avec le réalisateur de « Ainu Mosir », Fukunaga Takeshi
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Mettre en scène des Aïnous dans leur propre village
Il mit la dernière main au scénario, le rendit plus convaincant, et prit contact avec le réseau européen des producteurs de films, mais peina à trouver un sponsor. La distribution des rôles lui donna aussi du fil à retordre.
« Il y a déjà eu des films avec des personnages aïnous, mais ils étaient joués par des Wajin – des Japonais non aïnous –, ce qui leur donnait un côté artificiel. Depuis le début, je voulais créer quelque chose de différent, et j’étais donc bien résolu à faire jouer des Aïnous. Cela a rendu plus difficile la collecte de fonds. Si j’avais confié les rôles principaux à des acteurs célèbres, j’aurais eu moins de mal à obtenir le soutien des producteurs et des sponsors. »
En fin de compte, la consistance du projet de Fukunaga lui a permis de trouver un financement. Grâce à ses visites répétées à Akan à l’époque où il écrivait le scénario, il a pu obtenir d’excellents résultats dans la mise en scène du kotan aïnou.
« La forte dépendance du Kotan aïnou du lac Akan vis-à-vis de l’industrie du tourisme est simplement due au fait que ses habitants sont des Aïnous. Les modes de vie et les coutumes ne sont plus ce qu’ils étaient jadis mais, bien qu’ils se soient écartés de leurs traditions, les gens gagnent leur vie en proposant une vitrine de la culture aïnoue. En réalité, leurs conditions de vie constituent un microcosme des questions auxquelles Ils sont confrontés quotidiennement en tant que communauté. Je ne pouvais pas trouver meilleur endroit pour faire un portrait des Aïnous d’aujourd’hui. »
Des collégiens du Kotan (colonie) aïnoue. Les interactions avec la culture aïnoue prennent diverses formes. (© Ainu Mosir LLC/Booster Project)
Les personnages du film sont inspirés de personnes réelles qui vivent sur place. Plutôt que de partir d’une histoire et d’y intégrer des personnages, Fukunaga a choisi délibérément de partir des gens et d’écrire une histoire qui leur soit le plus proche possible. Pour faire table rase des préjugés dont souffrent les Aïnous, il avait le sentiment qu’il fallait les représenter tels qu’ils sont, plutôt que de produire une image idéalisée.
« Bien entendu, il y a des passages qui sont romancés, afin de créer une histoire, mais je voulais que les gens jouent le plus naturellement possible, de façon à mettre en valeur l’humanité et le charme de chaque individu. Telle a été ma priorité à l’heure de prendre des décisions. Malgré leur manque d’expérience professionnelle, la grande familiarité qui existait entre les acteurs leur permettait d’improviser en conformité avec leur interaction habituelle. »
L’iomante, une cérémonie négligée depuis longtemps
L’une des scènes les plus remarquables du film représente un débat entre adultes à propos de l’iomante, qui constitue le thème central de l’histoire. L’iomante est un rite au cours duquel un ourson est élevé dans le village, puis sacrifié et envoyé chez les dieux. Il y a des décennies qu’il n’est plus pratiqué, du fait, entre autres raisons, des valeurs sociales modernes.
Pourquoi Debo élève-t-il un ourson ? Le film se penche en profondeur sur les traditions spirtuelles des Aïnous. (© Ainu Mosir LLC/Booster Project)
« L’iomante est une cérémonie qui englobe une grande partie de la culture spirituelle aïnoue », explique Fukunaga. « Il s’insère dans une vision naturelle du monde totalement étrangère au concept moderne de bien-être animal. C’est quelque chose qu’il est facile de juger de l’extérieur. L’idée d’intégrer l’iomante dans mon film m’est venue dès le début, mais en fin de compte, je n’étais pas très sûr de vouloir en parler. Et ce n’est pas pour son impact que je l’ai retenu. En interrogeant les Aïnous, je me suis aperçu que leurs opinions variaient, certains étant pour et d’autres contre. Je ne pouvais pas imaginer un meilleur sujet pour illustrer la modernité et la diversité des Aïnous. »
C’est ce qui explique que, en regardant la scène où les villageois débattent à propos de l’iomante, on a le sentiment qu’ils parlent du fond du cœur, avec des mots qui leur appartiennent en propre.
« Bien entendu, il y avait une mise en scène, mais à mesure que la caméra se déplaçait et que ces gens commençaient à aborder la question, l’échange est devenu vif. Il y a même eu quelques débordements, et cela n’a pas facilité le montage [rires]. Dans les séquences qui ont été retenues, ils parlent sincèrement, et une bonne moitié de leurs propos est improvisée. »
À travers les yeux d’un garçon
La distance naturelle entre les personnages apparaît de façon particulièrement évidente dans l’interaction entre le héros Kanto et sa mère Emi – fils et mère dans la vie réelle. La profondeur de leur affection se lit dans les regards qu’ils échangent et dans leurs façons de s’exprimer, qu’un acteur serait bien en peine de reproduire.
Sans expérience d’acteur, le jeune Kanto produit des expressions faciales des plus naturelles. (© Ainu Mosir LLC/Booster Project)
« À l’origine j’ai conçu le scénario comme l’histoire d’un jeune homme, mais j’ai eu du mal à trouver un acteur pour ce rôle. Il n’y a pas d’école secondaire à proximité, si bien que la majorité des habitants d’Akan sont soit des élèves du premier cycle, soit plus jeunes, soit âgés de plus de 40 ans. C’est ce qui m’a donné l’idée de prendre pour héros un jeune garçon. Pendant la puberté tout le monde change, et se trouve confronté à d’incessants conflits entre ses choix personnels et ses obligations. L’intégration dans mon histoire de thèmes liés à l’identité et à la recherche des racines m’a permis de lui donner une plus vaste portée. »
Le film parle des Aïnous, mais il parle aussi d’un adolescent en train de se faire une place au sein de la société, et cette perspective lui donne davantage de profondeur et d’universalité. Fruit de cinq années d’efforts indéfectibles de Fukunaga, Ainu Mosir transcende les questions de différences raciales pour dépeindre des sentiments ordinaires, qui ne manqueront pas de trouver un puissant écho dans le public.
« La pandémie de Covid-19 a mis en lumière le rejet de l’autre et la mentalité de village qui sont communs au Japon. Si les choses continuent ainsi, nous irons à reculons tandis que la mondialisation avance autour de nous. Si les Japonais d’aujourd’hui existent, c’est grâce au brassage qui s’est opéré entre les indigènes et les immigrés en provenance du continent. Nos racines n’ont pas fait l’objet d’un enseignement ou d’un débat adéquat. Connaître les Aïnous c’est connaître le Japon. Je crois qu’il est important pour nous de saisir que, depuis que le pays existe, il est le théâtre d’une diversité plus grande qu’on ne l’admet en général. Ainu Mosir est l’histoire d’un jeune garçon qui se confronte directement à ses racines, les reconnaît et les prend à bras le corps pour pouvoir continuer à progresser. J’espère que le film encouragera les gens à créer un monde qui leur permettra de surmonter les obstacles et de faire montre d’une plus grande compréhension à l’égard de la diversité. »
(Texte et interview de Fukunaga Takeshi par Matsumoto Takuya, de Nippon.com. Photos de Hanai Tomoko, sauf mention contraire)
(© Ainu Mosir LLC/Booster Project)
Le film
- Casting : Shimura Kanto, Akibe Debo, Shimokura Emi, Oki, Yûki Kôji, Miura Tôko, Lily Franky
- Réalisateur : Fukunaga Takeshi
- Production : Eric Nayri, Miyake Harue
- Année de production : 2020
- Site officiel (en japonais)