« Comprendre le peuple des Aïnous, c’est comprendre le Japon » : rencontre avec le réalisateur de « Ainu Mosir », Fukunaga Takeshi
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« Les Aïnous sont un peuple indigène qui vit au nord de l’archipel japonais, et notamment à Hokkaidô. » Cette clause figure à l’Article un de la nouvelle loi sur le peuple Aïnou adoptée en avril 2019 par le gouvernement japonais en vue de faire connaître les Aïnous et de promouvoir leur culture. Depuis que le Japon a fait les premiers pas vers la mise en place d’un État moderne, il aura fallu quelque 150 années avant qu’il reconnaisse officiellement ce fait historique. (Voir notre article : La loi sur le peuple Aïnou : quelle déception !)
À l’ère Meiji (1868-1912), l’État a mis en œuvre des politiques d’assimilation, et depuis lors, les Aïnous – qui, avant l’époque moderne, vivaient également dans le nord de l’île principale du Japon (Honshû), dans le sud de Sakhaline, et sur les îles Kouriles – ont été confrontés à la discrimination et à la répression. La Première loi sur la protection des aborigènes, entrée en vigueur en 1899, n’a été abolie qu’en 1997, avec le passage de la Loi sur la promotion de la culture aïnoue. Dix ans plus tard, en 2007, les Nations unies publiaient la Déclaration sur les droits des peuples indigènes. Aujourd’hui, plus de dix ans après, une nouvelle ère s’ouvre enfin au Japon.
En juillet 2020, Upopoy, un établissement culturel japonais dédié à la transmission de la culture aïnoue, a fait beaucoup parler de lui lors de son ouverture à Shiraoi, dans la préfecture la plus septentrionale de Hokkaidô. Mais l’intérêt pour les Aïnous n’avait pas attendu ces initiatives des autorités pour progresser, comme en témoignent, entre autres exemples, Golden Kamuy, une série manga consacrée aux Aïnous (publiée par Noda Satoru dans l’hebdomadaire Weekly Young Jump), et toute une gamme de livres récents parlant des Aïnous.
En janvier dernier est sorti Netsugen (Source de chaleur), un roman de Kawagoe Sôichi, dont un des protagonistes est un Aïnou de Karafuto (ou Sakhaline du Sud, territoire japonais de 1905 à 1951), ouvrage couronné par le prestigieux Prix Naoki. Aujourd’hui, un nouveau long métrage, Ainu Mosir, promet de mettre encore davantage les Aïnous sur le devant de la scène. Il ne s’agit pas d’un documentaire, mais d’un portrait romancé de la vie des Aïnous d’aujourd’hui. Le film se déroule dans le Kotan (la colonie) aïnou du lac Akan de la ville de Kushiro, un site très apprécié des touristes et proche d’une station thermale. Le réalisateur tenait absolument à ce que les personnages de son film soient joués par des gens qui vivaient sur place.
Le héros est Shimokura Kanto, un collégien de 14 ans. Il vit chez sa mère, qui tient un magasin d’artisanat traditionnel aïnou fréquenté par les touristes qui visitent la colonie. À la mort de son père, survenue un an plus tôt, Kanto a cessé de participer aux cérémonies et aux danses traditionnelles aïnoues. Il préfère désormais jouer dans un orchestre de rock avec ses amis, et envisage de quitter le village pour faire des études secondaires.
Debo, un ami de son père, qui ne peut se résoudre au départ de Kanto, l’emmène camper en pleine nature, pour lui faire partager les aspects de la spiritualité et de la culture aïnoues liés à la nature. Au plus profond de la forêt s’ouvre une grotte reliée au monde où vivent les âmes des disparus ; non loin de là, Debo élève secrètement un ourson. Debo souhaite confier la responsabilité de l’ourson à Kanto ; mais son véritable objectif est de redonner vie à une cérémonie depuis longtemps négligée, l’iomante, au cours de laquelle un ourson est sacrifié et expédié dans le monde des dieux.
Peaufiner son nouveau film en France
Après avoir obtenu son diplôme de fin d’études secondaires, Fukunaga Takeshi est parti aux États-Unis pour étudier le cinéma à New York. C’est là, en 2015, qu’il s’est lancé dans le tournage de son premier film, Out of My Hand, qui raconte l’histoire d’un Libérien qui émigre à New York en quête d’une vie meilleure. Le film a reçu un accueil chaleureux dans des festivals aux quatre coins du monde. Mais avant même de l’avoir fini, Fukunaga avait déjà décidé que son œuvre suivante parlerait des Aïnous.
« Je suis né et j’ai grandi à Hokkaidô, mais c’est seulement après mon départ en Amérique que j’ai pris pleinement conscience des Aïnous. Ce n’est plus du tout pareil aujourd’hui, mais jusqu’à la fin de mes études secondaires, il y avait peu d’opportunités d’entendre parler des Aïnous, et c’était en quelque sorte un sujet tabou. Après mon départ en Amérique, j’ai commencé à m’intéresser aux Amérindiens et aux questions qui se posent à leur sujet. Tout cela fait débat, et la conscience qu’on leur a volé leur territoire est largement partagée. Bien que le Japon ait lui aussi son peuple indigène, les Aïnous, j’ai grandi sans rien connaître d’eux. J’en ai éprouvé de la honte. »
Il se lança dans l’écriture d’un scénario qui parlait des Aïnous, mais dans un premier temps l’accueil resta tiède, même aux États-Unis, malgré tout l’intérêt que les questions liées aux peuples indigènes semblaient y susciter. Le film avait certes un point commun avec le précédent, consacré aux émigrants, dans la mesure où l’un comme l’autre portaient sur des minorités, mais l’intérêt a décliné quand il s’est avéré que l’histoire se passait sur une île d’Asie de l’Est.
« Suite à l’accueil positif qu’a reçu ma première œuvre, les producteurs ont commencé à me demander ce que serait mon prochain film. Mais leur intérêt s’est évanoui quand je leur ai dit qu’il parlerait des indigènes du japon. Cela a été une déception pour moi, car le succès de mon premier film m’incitait à penser que celui-ci s’envolerait encore plus haut. »
Son scénario n’en fut pas moins sélectionné par la Résidence de la Cinéfondation, un organisme de soutien aux nouveaux réalisateurs sous le patronage du Festival du cinéma de Cannes. Fukunaga fut invité à séjourner en France pendant quatre mois et demi, pour y peaufiner son travail avec l’assistance de conseillers scénaristes et de producteurs européens.
« Il en a résulté des modifications significatives de mon scénario originel. Je pense qu’il s’agit désormais d’une histoire plus universelle, apte à toucher tous les spectateurs, même ceux qui n’ont jamais entendu parler des Aïnous. Elle est plus équilibrée, dans la mesure où elle évite et l’excès de détails et le déficit d’informations qui rendrait le spectateur incapable de suivre. Ceci grâce à l’apport de tierces parties dépourvues de connaissances de base des Aïnous. »
Mettre en scène des Aïnous dans leur propre village
Il mit la dernière main au scénario, le rendit plus convaincant, et prit contact avec le réseau européen des producteurs de films, mais peina à trouver un sponsor. La distribution des rôles lui donna aussi du fil à retordre.
« Il y a déjà eu des films avec des personnages aïnous, mais ils étaient joués par des Wajin – des Japonais non aïnous –, ce qui leur donnait un côté artificiel. Depuis le début, je voulais créer quelque chose de différent, et j’étais donc bien résolu à faire jouer des Aïnous. Cela a rendu plus difficile la collecte de fonds. Si j’avais confié les rôles principaux à des acteurs célèbres, j’aurais eu moins de mal à obtenir le soutien des producteurs et des sponsors. »
En fin de compte, la consistance du projet de Fukunaga lui a permis de trouver un financement. Grâce à ses visites répétées à Akan à l’époque où il écrivait le scénario, il a pu obtenir d’excellents résultats dans la mise en scène du kotan aïnou.
« La forte dépendance du Kotan aïnou du lac Akan vis-à-vis de l’industrie du tourisme est simplement due au fait que ses habitants sont des Aïnous. Les modes de vie et les coutumes ne sont plus ce qu’ils étaient jadis mais, bien qu’ils se soient écartés de leurs traditions, les gens gagnent leur vie en proposant une vitrine de la culture aïnoue. En réalité, leurs conditions de vie constituent un microcosme des questions auxquelles Ils sont confrontés quotidiennement en tant que communauté. Je ne pouvais pas trouver meilleur endroit pour faire un portrait des Aïnous d’aujourd’hui. »
Les personnages du film sont inspirés de personnes réelles qui vivent sur place. Plutôt que de partir d’une histoire et d’y intégrer des personnages, Fukunaga a choisi délibérément de partir des gens et d’écrire une histoire qui leur soit le plus proche possible. Pour faire table rase des préjugés dont souffrent les Aïnous, il avait le sentiment qu’il fallait les représenter tels qu’ils sont, plutôt que de produire une image idéalisée.
« Bien entendu, il y a des passages qui sont romancés, afin de créer une histoire, mais je voulais que les gens jouent le plus naturellement possible, de façon à mettre en valeur l’humanité et le charme de chaque individu. Telle a été ma priorité à l’heure de prendre des décisions. Malgré leur manque d’expérience professionnelle, la grande familiarité qui existait entre les acteurs leur permettait d’improviser en conformité avec leur interaction habituelle. »
L’iomante, une cérémonie négligée depuis longtemps
L’une des scènes les plus remarquables du film représente un débat entre adultes à propos de l’iomante, qui constitue le thème central de l’histoire. L’iomante est un rite au cours duquel un ourson est élevé dans le village, puis sacrifié et envoyé chez les dieux. Il y a des décennies qu’il n’est plus pratiqué, du fait, entre autres raisons, des valeurs sociales modernes.
« L’iomante est une cérémonie qui englobe une grande partie de la culture spirituelle aïnoue », explique Fukunaga. « Il s’insère dans une vision naturelle du monde totalement étrangère au concept moderne de bien-être animal. C’est quelque chose qu’il est facile de juger de l’extérieur. L’idée d’intégrer l’iomante dans mon film m’est venue dès le début, mais en fin de compte, je n’étais pas très sûr de vouloir en parler. Et ce n’est pas pour son impact que je l’ai retenu. En interrogeant les Aïnous, je me suis aperçu que leurs opinions variaient, certains étant pour et d’autres contre. Je ne pouvais pas imaginer un meilleur sujet pour illustrer la modernité et la diversité des Aïnous. »
C’est ce qui explique que, en regardant la scène où les villageois débattent à propos de l’iomante, on a le sentiment qu’ils parlent du fond du cœur, avec des mots qui leur appartiennent en propre.
« Bien entendu, il y avait une mise en scène, mais à mesure que la caméra se déplaçait et que ces gens commençaient à aborder la question, l’échange est devenu vif. Il y a même eu quelques débordements, et cela n’a pas facilité le montage [rires]. Dans les séquences qui ont été retenues, ils parlent sincèrement, et une bonne moitié de leurs propos est improvisée. »
À travers les yeux d’un garçon
La distance naturelle entre les personnages apparaît de façon particulièrement évidente dans l’interaction entre le héros Kanto et sa mère Emi – fils et mère dans la vie réelle. La profondeur de leur affection se lit dans les regards qu’ils échangent et dans leurs façons de s’exprimer, qu’un acteur serait bien en peine de reproduire.
« À l’origine j’ai conçu le scénario comme l’histoire d’un jeune homme, mais j’ai eu du mal à trouver un acteur pour ce rôle. Il n’y a pas d’école secondaire à proximité, si bien que la majorité des habitants d’Akan sont soit des élèves du premier cycle, soit plus jeunes, soit âgés de plus de 40 ans. C’est ce qui m’a donné l’idée de prendre pour héros un jeune garçon. Pendant la puberté tout le monde change, et se trouve confronté à d’incessants conflits entre ses choix personnels et ses obligations. L’intégration dans mon histoire de thèmes liés à l’identité et à la recherche des racines m’a permis de lui donner une plus vaste portée. »
Le film parle des Aïnous, mais il parle aussi d’un adolescent en train de se faire une place au sein de la société, et cette perspective lui donne davantage de profondeur et d’universalité. Fruit de cinq années d’efforts indéfectibles de Fukunaga, Ainu Mosir transcende les questions de différences raciales pour dépeindre des sentiments ordinaires, qui ne manqueront pas de trouver un puissant écho dans le public.
« La pandémie de Covid-19 a mis en lumière le rejet de l’autre et la mentalité de village qui sont communs au Japon. Si les choses continuent ainsi, nous irons à reculons tandis que la mondialisation avance autour de nous. Si les Japonais d’aujourd’hui existent, c’est grâce au brassage qui s’est opéré entre les indigènes et les immigrés en provenance du continent. Nos racines n’ont pas fait l’objet d’un enseignement ou d’un débat adéquat. Connaître les Aïnous c’est connaître le Japon. Je crois qu’il est important pour nous de saisir que, depuis que le pays existe, il est le théâtre d’une diversité plus grande qu’on ne l’admet en général. Ainu Mosir est l’histoire d’un jeune garçon qui se confronte directement à ses racines, les reconnaît et les prend à bras le corps pour pouvoir continuer à progresser. J’espère que le film encouragera les gens à créer un monde qui leur permettra de surmonter les obstacles et de faire montre d’une plus grande compréhension à l’égard de la diversité. »
(Texte et interview de Fukunaga Takeshi par Matsumoto Takuya, de Nippon.com. Photos de Hanai Tomoko, sauf mention contraire)
Le film
- Casting : Shimura Kanto, Akibe Debo, Shimokura Emi, Oki, Yûki Kôji, Miura Tôko, Lily Franky
- Réalisateur : Fukunaga Takeshi
- Production : Eric Nayri, Miyake Harue
- Année de production : 2020
- Site officiel (en japonais)