Quoi de neuf en cuisine ? Les Japonais et leur amour pour le gibier
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Le chasseur-écrivain et son appétit pour le gibier
La langue japonaise a emprunté au français, le terme de « gibier » (jibie). En Europe, le gibier était un mets de choix de la noblesse. Au Japon , la culture de la chasse a une longue histoire, notamment chez les chasseurs de montagne (matagi) du nord-est du pays.
Kitao Toro est né en 1958. Ce chasseur-écrivain qui a choisi la « non-fiction » est titulaire d’un permis de chasser depuis 2013, il se définit comme un « gastrolâtre de gibier » (jibie no tabemakuri).
Il chasse le gibier à plumes, du faisan cuivré (un must), au tétras-lyre en passant par le colvert, le faisan vulgaire, la corneille, la tourterelle, le cormoran ou la gélinotte. Mais il traque aussi le cerf, le sanglier, les chiens viverrins, les renards, les civettes, les lièvres ou même les ratons laveurs. Parfois, il dépèce et cuisine lui-même ses prises, il a gouté à plus de 30 espèces différentes (oiseaux compris). Dans son livre magnifiquement illustré de photographies en couleur, il narre ses nombreux exploits.
Les meilleures adresses de restaurateurs-chasseurs
« Le matin, je tire des oiseaux à la carabine et le soir, je suis chef dans un restaurant français. » Dans son livre, Kitao Toro nous présente Kobayashi Masakazu, qui tient le restaurant appelé RESTRO RIN à Matsumoto (dans la préfecture de Nagano) et le qualifie de « restaurateur-chasseur ». Penchons-nous sur sa routine quotidienne.
Il se réveille avant 6 heures et se rend sur le terrain vers 7 heures. Il chasse jusqu’à 9 heures, puis rentre chez lui. Après le petit-déjeuner, il se rend aux cuisines du restaurant pour les préparatifs du déjeuner. Pendant la pause, il fait une sieste dans son établissement puis commence à préparer le service du soir. Après la fermeture, il nettoie et rentre chez lui vers minuit. Il n’est pas couché avant 2 heures du matin. De bien longues journées. Dans sa folle passion, il va même à la chasse pendant ses congés.
Ces derniers temps, le nombre de restaurants japonais proposant du gibier sauvage est en augmentation. Dans ses pages, l’auteur nous livre quelques unes de ses bonnes adresses ; citons « Raku Raku » (dans la commune de Kokonoe, préfecture d’Oita) ou encore « La bonne chair de Suzukiya » (Niku no Suzukiya, à Iida, dans la préfecture de Nagano).
Autre témoin de cet engouement, le « Guide du gibier pour chefs et gourmets » (Chef to bishokuka no tame no jibie-guide, édité par Gibier Marché et paru en avril 2024 chez Asahiya Shuppan une maison d’édition spécialisée dans la cuisine), qui répertorie 147 nouveaux et anciens restaurants de gibier à travers le pays. Dans sa sélection figurent notamment « des restaurants établis de longue date qui proposent du gibier depuis plus de 20 ans. Les établissements proposant du gibier connaissent une vogue certaine depuis cinq ans ». On y retrouve les adresses célèbres de chefs-chasseurs de Tokyo ou de Chiba.
Mais Kitao Toro ne livre pas tous ses secrets, car il préfère garder pour lui certains de ses restaurants préférés. Le critique est allé de son côté aux délicieux « Palais céleste du fauconnier» (Takajô Kotobuki, dans le quartier d’Asakusa, à Tokyo) et « Yanagi-ya » (à Mizunami, préfecture de Gifu). Mais l’adresse la plus originale reste « Au Faisan cuivré » (Yamadori, à Nagoya), un restaurant tenu par un couple de « chefs chasseurs » accompagnés de leur fidèle chien de chasse.
La patte d’ours, un mets délicat jadis prisé à la cour impériale chinoise
La « patte d’ours » est le plat phare du livre. Ce mets délicat prisé à la cour impériale de la Chine des Qing, figurait dans les festins de la cuisine mandchoue et han.
Miyazawa Yukio tient à Nagano le restaurant de râmen appelé « Hacchin », mais il est surtout celui qui a appris à Kitao à tirer le gibier à plume. Le cuisinier qui a commencé très jeune sa formation, chasse depuis plus de 40 ans ; il a obtenu le titre de « Shinshû Gibier Meister ». Sa patte d’ours (noir) est délicieuse. Un ami chasseur lui a procuré sa prise. À la dégustation, l’auteur décrit ainsi ses sensations :
Les griffes et les os ont été enlevés mais la pièce a été bouillie de manière à ce que la patte reste intacte. Dans l’assiette, on distingue très bien la forme originale. La sauce à base de sauce soja est légère, elle permet d’apprécier la saveur de la viande d’ours. Quand on la coupe, on sent sous la lame du couteau des parties gélatineuses mais aussi une viande ferme, si on les déguste ensemble, la combinaison des textures flatte le palais et la touche d’anis vient merveilleusement relever les saveurs. Pourtant, décrire ce goût insolite reste un défi, c’était pour moi une découverte, je ne connais rien d’approchant.
La lutte contre les nuisibles se révèle être un atout
Mais le relatif succès du gibier tient aussi de l’accroissement du problème des nuisibles. Selon le ministère de l’Agriculture, des Forêts et de la Pêche, les dommages causés aux récoltes par les cerfs, sangliers, singes ou autres corbeaux ont représenté en 2022 pas moins de 15,6 milliards de yens (environ 100 millions d’euros). Près de 5 000 hectares de forêt par an sont touchés sur tout le territoire. Et les cormorans font des ravages chez les populations de poissons appelés ayu.
En réaction, on voit maintenant fleurir sur les étals et dans les assiettes la viande de ces animaux. Ces prises sont consommées au lieu d’être gaspillées. L’auteur explique : « Autant mettre cette viande à la vente, cela permet de redynamiser les économies locales et de faire des bénéfices. Si elle s’avère de bonne qualité et qu’elle acquiert une bonne réputation, cela permettra de redorer l’image de la région. On voit émerger l’idée que la faune sauvage n’est pas nuisible, qu’il faut y regarder de plus près et que c’est potentiellement une ressource. »
Pour l’auteur, le succès du gibier est plus qu’un effet de mode. En effet, la lutte contre les nuisibles reste nécessaire et « les mesures d’extermination doivent être maintenues ». En 1975, le Japon comptait 500 000 détenteurs de permis de chasser, mais en 2019 ce chiffre a diminué de moitié pour passer à 210 000. De plus, le Japon vieillit, 60 % de la population a plus de 60 ans.
Selon les données du ministère de l’Environnement, 720 000 cerfs (dont 150 000 issus de la chasse) et 590 000 sangliers (dont 100 000 chassés) ont été capturés en 2022. Pourtant, à peine 10 % de ces prises sont consommées, une grande majorité a purement et simplement été éliminée.
Chasser la faune sauvage, c’est prendre des vies qui sont autant de cadeaux de la nature. Pour respecter les objectifs de développement durable des Nations unies, il faudrait que le gibier ne serve pas seulement à alimenter l’industrie de l’alimentaire notamment destinée aux animaux domestiques. Citons l’exemple de l’entreprise de maroquinerie « Les Chasseresses » (Karijo no Kai) que dirige « Gibier Fujiko » (de son vrai nom Fukuoka Fujiko ), une chasseuse certifiée qui tanne les peaux de sangliers et de cerfs en faire des sacs ou des portefeuilles.
Un nouvel horizon se dessine. Une nouvelle page est en train de se tourner dans l’histoire du gibier au Japon. Qui sait, les nombreux touristes à venir sur l’Archipel depuis la fin de la pandémie vont peut-être, eux aussi, aimer goûter aux charmes nombreux du gibier à la japonaise.
« Je veux manger une patte d’ours ! » (Tsukinowa-guma no te o tabetai !)
Par Kitao Toro
Editions Yamakei
(Photos de l’article © Izumi Nobumichi)