Les grandes figures historiques du Japon
Shiba Ryôtarô : l’héritage littéraire du géant des fictions d’époque
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Un monument de livres
Le musée mémorial Shiba Ryôtarô se niche dans un bosquet d’un quartier résidentiel situé à 10 minutes de marche de la gare Yaenosato (sur la ligne Kintetsu Nara), dans la ville de Higashi-Osaka. Le site inclut l’ancienne résidence de l’écrivain ainsi qu’un musée conçu par le célèbre architecte Andô Tadao. S’il était encore en vie, Shiba Ryôtarô (1923-1996) fêterait cette année ses 100 ans.
Le lieu propose un catalogue commémoratif dont l’un des passages est signé par le directeur du musée, Uemura Yôkô, qui présente l’établissement : « Le musée est niché au cœur de la nature, parmi les camphriers, les châtaigniers du Japon et les plantes à fleurs telles que les jacinthes et les colzas, recréant ainsi l’atmosphère d’une de ces forêts mixtes japonaises que Shiba Ryôtarô appréciait tant. »
« Conçu par Andô Tadao, le bâtiment principal, doté d’une longue façade en verre légèrement courbée et contenant en son sein de gigantesques rangées d’étagères pleines de livres, offre un espace idéal pour étudier l’auteur et ses œuvres. »
« À peine le portail principal du musée franchi, nous découvrons l’ancienne résidence de Shiba. Un chemin passe par le bureau de l’écrivain, qui donne sur un petit jardin baigné de lumière. La pièce où il écrivait peut être observée à travers les larges fenêtres, permettant aux visiteurs de contempler son environnement de travail ainsi que ses effets personnels, dont ses outils préférés : son stylo-plume et sa loupe. »
« Au-delà de sa résidence, à l’extrémité boisée des terrains, se dresse le bâtiment courbé du musée. Cette structure vitrée de trois étages dispose d’un plafond voûté et d’une imposante bibliothèque s’étirant le long d’un mur. De 11 mètres de hauteur, les étagères géantes abritent environ 20 000 volumes. Le reste de la bibliothèque personnelle de Shiba, soit une stupéfiante collection de 60 000 ouvrages, est conservé dans sa maison d’origine. »
Un écrivain au lectorat varié
Le musée mémorial Shiba Ryôtarô accueille annuellement plus de 26 000 visiteurs depuis son ouverture en 2001. Une baisse significative du nombre de visiteurs a eu lieu pendant la pandémie de Covid-19, mais Uemura note que la fréquentation est aujourd’hui remontée à environ 80 % de son niveau d’avant la crise sanitaire. Il souligne que les visiteurs étrangers représentent une part importante des ventes de billets. « Au début, la plupart d’entre eux étaient attirés par l’architecture d’Andô Tadao », explique-t-il. « Puis avec la publication des traductions des œuvres de Shiba en Amérique du Nord, en Europe, en Chine, à Taïwan et en Corée du Sud, nous avons vu affluer davantage de lecteurs étrangers venus en apprendre plus sur lui. »
Le musée propose actuellement une exposition spéciale dans sa galerie souterraine, jusqu’à mi-février 2024, pour célébrer le centenaire de sa naissance. Cet événement retrace le parcours de l’écrivain, de sa carrière dans l’armée à son travail dans la presse puis en tant qu’auteur de romans. Dans le cadre de ces célébrations, Uemura a animé une conférence mettant en lumière la carrière de l’écrivain.
De la guerre au monde du journalisme
Shiba étudiait le mongol à l’Université des études étrangères d’Osaka (aujourd’hui École des études étrangères de l’Université d’Osaka) quand, en 1943, il a été mobilisé pour la Seconde Guerre mondiale par le gouvernement japonais. Il a tout d’abord servi dans la division blindée de la Mandchourie, accédant au rang de sous-lieutenant, avant d’être affecté à la préfecture de Tochigi en 1945, en prévision de l’invasion du Japon par les alliés. Il y restera jusqu’à la fin du conflit. Après avoir quitté l’armée, il rejoint le bureau de Kyoto du Sankei Shimbun et dirige le club de presse des journalistes couvrant les affaires religieuses, qui, à cette époque, était situé au sein du célèbre complexe de temple de l’école Jôdo Shinshû, le Hongan-ji.
Uemura souligne que le service militaire de Shiba est ce qui l’a motivé à devenir journaliste. « Il tentait de comprendre ce qui avait pu conduire le Japon à succomber à la folie de la guerre », déclare-t-il. Ses recherches journalistiques sur la religion l’ont également incité à enquêter sur le rôle du bouddhisme et des autres croyances dans l’évolution de l’histoire japonaise. Uemura désigne toutefois le thème central des réflexions variées de Shiba en ces termes : « En tant qu’écrivain, il cherchait à profondément pénétrer le cœur du Japon en tant que nation et des Japonais en tant que peuple. »
Uemura dit que Shiba avait tout juste 20 ans quand il a débuté sa carrière dans le journal Sankei Shimbun. Il a ensuite décidé de passer dix années de sa vie à travailler en tant que reporter. Ce n’est qu’après avoir peu à peu compris les choses de la vie à travers toutes ses expériences qu’il s’est décidé à œuvrer à son premier roman. En tant que journaliste, il a également contribué à la parution religieuse Buddhist Magazine, depuis renommée Daijô (et publiée par le temple Nishi Hongan-ji), écrivant de courtes histoires sous son vrai nom, Fukuda Teiichi. « Dans ses premiers travaux, note Uemura, nous pouvons voir le style distinctif de Shiba prendre forme. »
Un dévouement à l’écriture
Shiba continuait encore à écrire sous son nom de naissance lorsqu’il a sorti son premier livre, « Citations Notables et Essais sur les Salarymen » (Meigen zuihitsu : salarymen, 1955), une exploration de la vie des employés en entreprise au Japon. L’année suivante, il publie le roman « Le Magicien Persan » (Persia no genjutsushi), son premier ouvrage signé de son célèbre nom de plume. Ce roman lui a valu une large reconnaissance après qu’il ait remporté le prix décerné par le célèbre magazine littéraire Kôdan Club édité par Kôdansha.
Uemura, alors élève en école élémentaire, se souvient vivement de cette période. « Shiba venait souvent chez mes parents », raconte-t-il. « Un jour, il m’a dit qu’il allait dessiner un tableau pour moi. Nous avions du beau papier, alors je lui en ai donné, ainsi que quelques pastels. » Shiba s’est ensuite mis à dessiner une scène abstraite de nuit, avec un arbre solitaire situé sur une colline baignée par la lumière de la lune. « Ma mère l’a encadré, puis a fini par le ranger dans un tiroir, mais j’aimais y jeter un coup d'œil de temps en temps. »
Après la mort de Shiba, Uemura a ressorti le tableau de son cadre, et il a été surpris de trouver un message écrit par l’auteur au dos. « J’ai dessiné un arbre solitaire se dressant dans l’obscurité avant l’aube. Qu’il te serve de signe pour que tu sois prêt à relever les défis que la vie te réserve. » « Le message était daté du 14 novembre 1955 », se souvient Uemura. « C’était à peu près à l’époque où Shiba écrivait “Le Magicien Persan”. Cela montre qu’il était en train d’accepter sa décision de devenir écrivain, ce qui constitue, selon moi, un véritable tournant dans sa vie. » Le tableau fait partie de l’exposition commémorative actuellement présentée au musée.
Un autre événement de la vie de Shiba dont Uemura se rappelle a trait au choix de son nom de plume, qu’il a choisi en hommage à l’historien chinois de la dynastie Han, Sima Qian, en utilisant la lecture japonaise des caractères pour Sima (司馬), et le kanji 遼, prononcé ryô ou haruka, et signifiant « lointain ». « De passage à la maison, il nous a fait part de ses réflexions : il se demandait s’il devait utiliser le caractère unique Haruka pour son prénom de plume, ou la suite de trois kanji 遼太郎, pour Ryôtarô. Ma mère lui a alors dit que Ryôtarô sonnait plus naturel. »
Uemura admet que Shiba penchait probablement déjà dans cette direction, mais il pense tout de même que sa mère l’a aidé à prendre sa décision finale. « C’est un moment que je n’oublierai jamais. »
Donner une voix à l’histoire
Uemura souligne l’importance de Kindai Setsuwa, un dôjin-shi (magazine autopublié), dans les débuts de la carrière de Shiba en tant qu’écrivain. Celui-ci a lancé cette publication en 1957 avec son collègue écrivain Terauchi Daikichi. « Ils avaient alors entrepris de créer un dôjin-shi vraiment unique », explique Uemura. « Il n’y avait pas de réunions pour discuter du contenu, ni de critiques envers les autres auteurs. L’accent était uniquement mis sur le plaisir de raconter des histoires. »
En 1958, le premier roman complet de Shiba, « Le Château des Hiboux » (Fukurô no shiro), a été publié en feuilleton dans le journal bouddhiste de Kyoto intitulé Chûgai Nippô, avant de paraître en livre en 1960, remportant le prix Naoki de la même année. Terauchi, ainsi que d’autres contributeurs de Kindai Setsuwa tels que Kuroiwa Jûgo, Nagai Michiko, Itô Keiichi et Kurumizawa Kôshi, ont eux aussi remporté des prix littéraires prestigieux.
L’année suivant l’obtention de sa récompense, Shiba a décidé de quitter le journal Sankei Shimbun pour entamer sa carrière d’écrivain. Il s’est ensuite montré très prolifique dans sa production littéraire, publiant en feuilleton la série en plusieurs volumes Ryôma ga yuku qui s’est penchée sur une figure historique du XIXe siècle, Sakamoto Ryôma (un guerrier ayant tenté de renverser le shogunat Tokugawa), entre 1962 et 1966. Au même moment, il écrit « Brûle, Ô Épée » (Moeyo ken) en 1964, une vision dramatique des événements ayant marqué la fin du shogunat Tokugawa. Ces œuvres solidifièrent sa réputation dans le domaine de la fiction historique et furent suivies par son immense roman fleuve intitulé « Les nuages au-dessus de la colline » (Saka no ue no kumo), qui fut publiée en feuilleton dans le Sankei Shimbun entre 1968 et 1972.
À cette époque, Shiba, la quarantaine bien passée, avait vraiment perfectionné son approche du genre de la fiction historique. « Il prenait plaisir à contempler l’histoire selon son propre point de vue » , souligne Uemura. Toutefois, au lieu de se pencher sur des personnalités récentes, à l’héritage encore mal défini, il aimait porter sa réflexion sur des personnages ayant vécu plus d’un siècle auparavant. « Il disait qu’il aimait imaginer les pensées et les sentiments d’une personne à partir des événements ayant marqué sa vie. »
Shiba était exigeant dans ses réflexions. « Il était attiré par les figures ayant vécu à des périodes tumultueuses de notre histoire », souligne Uemura, citant des sujets comme Sakamoto Ryôma, Hijikata Toshizô et Kawai Tsuginosuke. « Il examinait soigneusement l’individu et les événements marquants de sa vie, et adoptait ensuite une véritable perspective panoramique sur son sujet, utilisant de nombreux documents historiques afin de façonner ses personnages. C’était presque comme s’il pouvait communier avec les célèbres figures du passé. »
Plusieurs générations de lecteurs
Uemura explique que Shiba considérait l’écriture de romans historiques comme une activité pour jeunes, allant même jusqu’à déclarer que les auteurs dans la soixantaine n’avaient plus l’énergie nécessaire pour effectuer des recherches minutieuses sur leurs sujets, ce qui entraînait une baisse drastique de la qualité de leurs œuvres. En joignant l’action à la parole, Shiba a plus tard décidé de changer l’orientation de sa carrière. Il s’est donc mis à écrire des essais sur la culture japonaise et l’histoire des voyages.
Mais malgré les préoccupations de l’écrivain concernant l’inexorable perte d’énergie qui accompagne le vieillissement d’un auteur, c’est la vitalité de la narration de Shiba qui attire tant de lecteurs vers ses romans. En tant que directeur du musée depuis deux décennies, Uemura a pu converser avec des fans de tous horizons, et a remarqué un point commun entre eux. « Les gens reviennent sans cesse aux œuvres de Shiba » , dit-il. « Il n’est pas rare qu’une personne me dise qu’en relisant un de ses livres à différents moments de sa vie, elle découvre des éléments qu’elle avait précédemment manqués. Et nombreux sont ceux qui trouvent du réconfort dans les romans de Shiba pendant des périodes difficiles de leur vie. » Souvent, on trouve plusieurs générations de fans dans une même famille.
En 2022, le musée a mené une enquête auprès d’environ 1 600 personnes pour leur demander quel était leur roman préféré de Shiba. Uemura explique que la grande majorité d’entre elles a donné des raisons détaillées à leur choix, ce qui illustre bien la passion que suscite encore l’auteur. En tête de liste se trouvait « Les nuages au-dessus de la colline », suivi de « Ryôma ! » et de « Brûle, Ô Sabre ». « Mon souhait le plus cher est que Shiba continue d’être lu pendant de nombreuses années », déclare Uemura.
Une atmosphère tranquille imprègne le musée, offrant un environnement idéal pour parcourir les œuvres contenues dans les immenses étagères et pour méditer silencieusement sur l’héritage littéraire et culturel de Shiba, dont l’impact perdure encore aujourd’hui.
(Photo de titre : Shiba Ryôtarô s’adresse à la presse à Tokyo à l’occasion de l’obtention de son prix de personne de mérite culturel le 25 octobre 1991. Jiji)