Réfléchir à la guerre

L’ère de l’arme nucléaire n’est pas terminée : « Notes de Hiroshima », d’Ôé Kenzaburô

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La tragédie du 6 août 1945, le prix Nobel japonais de littérature Ôé Kenzaburô en a parlé durant toute sa vie, et l’auteur décédé en mars 2023 nous a légué son précieux essai Notes de Hiroshima. Ce livre, bien que paru en 1965, tient lieu de sonnette d’alarme pour nous encore aujourd’hui, à l’heure où la menace nucléaire continue d’être brandie.

« Hiroshima est la plaie la plus vive jamais infligée à l’humanité toute entière »

L’autre jour, dans une grande librairie à Hiroshima, je suis tombé sur un « classique » publié il y a près de 60 ans. Rangés verticalement, couverture visible, les volumes trônaient sur une étagère afin d’attirer l’attention de ceux qui entreraient dans le magasin. Ce livre, c’est Notes de Hiroshima, un essai composé de reportages écrits par Ôé Kenzaburô. L’écrivain japonais, prix Nobel de littérature est décédé en mars 2023 à l’âge de 88 ans.

C’est en 1963 qu’Ôé se rend pour la première fois à Hiroshima pour un reportage. Il va sans dire qu’en 60 ans, beaucoup de choses ont changé, le contexte social et international mais aussi et surtout la condition des hibakusha, ces irradiés ayant survécu au bombardement atomique de Hiroshima. Selon le ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales, fin mars 2023 le Japon comptait environ 110 000 hibakusha, 110 000 survivants aux deux explosions de Hiroshima et de Nagasaki. La moyenne d’âge des victimes est maintenant supérieure à 85 ans.

Dans son ouvrage, Ôé décrit le quotidien à Hiroshima, dans cette ville où vingt ans plus tôt, la bombe atomique est venue brusquement et de manière si atroce faucher la santé de ces jeunes alors si bien portants. Pour l’écrivain, « Hiroshima est la plaie la plus vive jamais infligée à l’humanité toute entière ». Mais à Hiroshima aujourd’hui, la plaie ne serait-elle pas comme recouverte de croûtes ?

La menace de l’arme nucléaire a-t-elle disparu ? Non, bien évidemment. Heureusement, les bombes atomiques n’ont pour l’instant jamais été utilisées durant des conflits depuis Hiroshima et Nagasaki, pourtant le risque perdure, incontestablement. Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie au printemps 2022, menée dans le mépris du droit international, les menaces répétées de ne pas exclure le recours à l’arme nucléaire en est une preuve éclatante.

Dans ce livre, Ôé se montre très sévère à l’égard de cas concrets d’« insensibilité » ou de « décadence » et cite l’exemple du chef du bureau de l’agence de presse américaine à Tokyo qui avait interpellé des irradiés sur la question de la réutilisation de l’arme nucléaire lors la guerre de Corée. Comme l’écrit si bien l’auteur, l’idée est de « garder l’arme nucléaire comme moyen de préserver la paix », en d’autres termes, qu’elle subsiste dans le cadre de la dissuasion nucléaire comme un argument des grandes puissances.

L’ère nucléaire n’est pas terminée. C’est justement parce que tout ce tragique acerbe semble émoussé, invisibilisé qu’il pourrait finir relégué dans l’oubli si nous ne réagissons pas qu’Ôé couche par écrit dans ce livre ses avertissements et ses espoirs.

Vivre et mourir dans la dignité à l’ère nucléaire

Mais Ôé ne traite pas seulement de cette époque tragique qu’est « l’enfer atomique ». L’auteur ouvre le premier chapitre intitulé « Premier voyage à Hiroshima » qui fait office de prologue, en racontant la mort ou plutôt le suicide d’un atomisé, un poète de Nagasaki, un individu ayant un nom et une histoire. « Tous les irradiés doivent-ils avoir une fin tragique et mourir des séquelles de la bombe ? », lui lançait un médecin dans une lettre. Ce suicide du poète « n’est pas une mort impersonnelle d’un sous-homme après les effets d’une bombe atomique, au contraire, c’est celle d’un individu qui a vécu sa vie et qui a choisi sa fin, une mort humaine qui n’est pas sous la coupe de la bombe. » Voilà ce qu’Ôé a osé mentionner.

L’écrivain décrit de nombreux autres cas de suicide, mais jamais il ne les désavoue, au contraire il y voit des individus agissant et reprenant la main pour préserver et retrouver leur « dignité » (en français dans le texte original).

En miroir, il parle également de la mort de cette « jeune femme » décédée dans un hôpital dédié aux victimes de la bombe A un matin d’août, lors de ce « Premier voyage à Hiroshima ». Ôé raconte avoir été témoin du « transfert » de ce corps sans vie au bâtiment de l’Atomic Bomb Casualty Commission (ABCC), une agence gouvernementale américaine située à Hijiyama. Il décrit comment cette dépouille est traitée comme une donnée parmi d’autres dans un centre de recherche sans âme et aux lumières crues.

Car c’est là que réside l’inhumanité fondamentale de l’arme nucléaire, elle prive ses victimes du droit à une mort digne. Ces êtres humains qui avaient un nom et une dignité, même cela leur était volé. Le contraste est frappant et pourtant, au moment où Ôé écrit, vingt années ont déjà passé depuis la bombe.

Un classique qui tient lieu de sonnette d’alarme pour nos contemporains

Quel abîme entre l’écrasante inhumanité de la bombe atomique, de l’arme nucléaire et l’incurable apathie politique. Ôé a fait le pari de voir dans le sens moral, l’humanisme de « ceux qui ne se suicident pourtant pas », la preuve que, « même quand il est impossible de nier le plus extrême de la tragédie humaine dans ces temps nucléaires, l’espoir humain est encore possible ». Cette façon de penser n’est pas sans rapport avec la manière dont la société civile contemporaine s’est positionnée, permettant une meilleure prise de conscience sur la scène internationale de l’inhumanité des armes nucléaires, leur donnant le statut « d’armes à ne pas utiliser » et poussant à l’adoption d’une Convention sur les armes nucléaires.

Certaines parties du livre peuvent paraître dépassées, une grande partie de l’ouvrage est consacrée aux divisions politiques ayant émaillé la campagne contre la bombe H, citons également la façon dont sont abordés les essais nucléaires chinois. Néanmoins, sur plusieurs points, les écrits d’Ôé vont à l’essentiel quand il s’agit des armes nucléaires et la bombe atomique, ces pages restent pertinentes de nos jours encore.

Les irradiés actifs au sein mouvement pacifiste n’ont qu’une envie : « Puissent les autres êtres humains ne jamais connaître les souffrances que nous avons endurées ! ».

Le livre se clôt sur le message d’Ôé qui se déclare solidaire de « ceux qui relèvent du drame de Hiroshima », ces « vrais Hiroshima ». L’écrivain n’est plus de ce monde et la génération de ces « vrais Hiroshima » n’est presque plus que du passé. Mais l’idée défendue dans son livre, elle, n’est pas une vestige du passé. Ainsi la question qui se pose à nous, nous qui vivons aujourd’hui à l’ère nucléaire, est de savoir si nous sommes capables de remonter dans le temps, pouvons-nous réussir à imaginer ce qui a pu se passer il y a 60 ou même 78 ans et parvenir à nous en sentir solidaires ? Car oui, ce livre est un classique, mais tient aussi lieu de sonnette d’alarme pour nos contemporains.

(Photo de titre : Notes de Hiroshima d’Ôé Kenzaburô, traduit en français par Dominique Palmé. Gallimard-Folio, 1996)

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