Yamashita Rin : peindre des icônes à travers un voyage artistique et religieux
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Un désir ardent de faire de l’art
« Si je dois mourir, alors je mourrai. Mais si je dois vivre, alors je vivrai ma vie. » Ce sont ces mots de Yamashita Rin, la première peintre japonaise d’icônes de l’Église orthodoxe, qui sont restés gravés dans le cœur et la mémoire de la romancière Asai Macate. En les lisant dans un journal que la peintre avait rédigé au cours d’un voyage en bateau vers la Russie, Asai a été émue par la puissante détermination qui en émanait.
Yamashita Rin est née en 1857 dans une famille de samouraïs de Kasama, dans l’actuelle préfecture d’Ibaraki. Elle est passionnée d’art dès son plus jeune âge et, vers ses 15 ans, elle s’enfuit de chez elle pour devenir peintre, désireuse d’intégrer le monde créatif dynamique de l’ère Meiji (1868-1912), une époque où affluent les nouvelles influences en provenance de l’étranger. Mais elle est ramenée chez elle. Plus tard, elle parvient avec succès à s’installer à Tokyo pour étudier des formes d’art traditionnelles comme l’ukiyo-e et le nihonga, ainsi que la peinture occidentale.
En 1877, elle est admise dans la première classe d’étudiantes de la la toute première université d’art du Japon, Kôbu Bijutsu Gakkô. L’année suivante, à l’invitation d’un ami, elle visite une église orthodoxe russe dans le quartier de Kanda, où elle rencontre le missionnaire Nicolas, une figure importante de la foi orthodoxe, qui sera plus tard canonisé. Peu de temps après cette rencontre, Yamashita est baptisée et en 1880, le missionnaire l’envoie étudier la peinture d’icônes à Saint-Pétersbourg.
Dans le cadre de ses recherches approfondies pour son roman sur Yamashita Rin, « Lumière blanche » (Byakkô), Asai a visité Saint-Pétersbourg, et notamment le couvent où l’artiste a appris à peindre des icônes. « Rin avait rédigé un journal très détaillé de son séjour en Russie, explique-t-elle, mais elle était parfois si déprimée qu’elle notait simplement “me sens mal”. Je devais imaginer ce qui s’était passé et ce qu’elle ressentait à l’époque. »
Une rebelle au couvent
Yamashita s’est rebellée contre le fait de devoir reproduire des icônes grecques anciennes jour après jour dans l’atelier du couvent. Elle avait jeté son dévolu sur l’art occidental moderne et aspirait à en étudier les techniques, de sorte que les icônes anciennes lui semblaient monotones et enfantines. En fin de compte, elle a été obligée d’écourter son séjour, qui devait durer initialement cinq ans, à un an et demi.
« Les icônes avaient été créées avant la maturation des techniques artistiques, c’est pourquoi elle ne voulait pas les étudier, commente Asai. Elle était si naturellement douée qu’elle détestait les peintures mal exécutées. Malgré son russe limité, elle a protesté contre les religieuses qui lui enseignaient la peinture, avec une assurance totale en elle-même. Les femmes de l’époque Meiji avaient vraiment du caractère. Elle a donc naturellement été considérée comme une élève difficile. Finalement, le stress a affecté sa santé physique et elle est retournée au Japon, désespérée. Ses rapports avec les religieuses ont souvent été considérés comme conflictuels, mais je n’en suis pas si sûr, et je m’interroge aussi sur l’influence de la révolution russe. Avec la suppression des églises et des communautés religieuses, le couvent a dû faire face à des persécutions terribles. Qu’en a pensé Rin, qui avait soixante ans au moment de la révolution ? Il n’y a pas de documents aujourd’hui qui permette de répondre à cette question, mais elle m’est restée en tête tout au long de mon voyage en Russie. »
Asai explique qu’il n’existe pas non plus de sources écrites détaillées sur son amitié avec Nicolas, ce qui laisse planer le mystère sur sa relation avec l’église.
« Après son retour au Japon, elle devient la première peintre d’icônes du pays, mais elle quitte l’Église orthodoxe, qui lui avait pourtant financé ses études à l’étranger. Puis très vite après, elle la rejoint à nouveau. Je ne sais pas pourquoi. »
À l’époque, il était difficile pour les femmes qui avaient étudié à l’étranger de se faire comprendre de la société, et presque impossible d’être indépendantes financièrement. Mais Yamashita Rin, une artiste talentueuse, a pu trouver du travail dans le Japon de l’ère Meiji en produisant des illustrations et des portraits pour des livres traduits, ainsi que des croquis pour des lithographies. Asai suppose qu’elle n’a pas été contrainte de retourner à l’église pour des raisons financières.
« Lorsque Rin a quitté l’église, il y avait des frictions entre le missionnaire Nicolas et les croyants de longue date au sujet de la construction d’une cathédrale à Kanda, note Asai. Ils l’ont exhorté à soutenir financièrement les églises locales qui aidaient des croyants vivant dans la misère, au lieu de consacrer d’énormes sommes à la construction d’une cathédrale. » Yamashita est peut-être revenue pour soutenir son mentor spirituel.
Sa confiance et son respect se sont approfondis pour Nicolas, qui avait appris à parler japonais avec un accent du Tôhoku (le nord-est du Japon) et qui insistait sur la nécessité pour les artistes japonais de produire des peintures d’icônes pour les croyants du pays.
« Il respectait les anciennes coutumes et expressions japonaises, ainsi que ‘l’esprit du peuple japonais’. Il n’a jamais nié la valeur du shintoïsme, du bouddhisme ou du confucianisme, s’efforçant à les étudier et les comprendre. Il n’y a pas eu d’autre Russe qui ait autant aimé les Japonais. Croire en l’existence de dieux dans la nature, comme les forêts ou le vent, est le point d’origine de toutes sortes de différentes croyances, et de telles croyances russes locales ont été absorbées par le christianisme orthodoxe. Nicolas a peut-être ressenti de la nostalgie en rencontrant des coutumes similaires au Japon. »
« Il a consacré sa vie à traduire en japonais la Bible et de nombreux textes cérémoniaux. Il était assisté dans cette tâche par Paul Nakai Tsugumaro, qui fréquentait le Kaitokudô, une école de kangaku (études chinoises) à Osaka. Pendant l’époque d’Edo (1603–1868), le kangaku était la colonne vertébrale de l’éducation littéraire au Japon. La culture d’Edo subsiste dans la langue utilisée dans les versions japonaises de la Bible orthodoxe russe et des écrits cérémoniaux. L’ère Meiji était une période qui a brassé et assimilé la culture de d’Edo et des pays étrangers, permettant le fait qu’elles ne nous soient transmises aujourd’hui, et Nicolas a joué un rôle important dans ce processus. »
L’anonymat des icônes
Yamashita a gagné sa vie grâce à l’art, sans jamais se marier.
« Pendant l’ère Meiji, le Japon a établi un système étatique avec l’empereur à son sommet, poursuit Asai, et les ménages ordinaires étaient aussi basés sur le patriarcat, les autorités mettant l’accent sur l’image de la “bonne épouse et mère avisée”. Mais Rin avait choisi très tôt de poursuivre une vie d’artiste. Elle ne voulait rien faire d’autre que de peindre des tableaux. Il est remarquable que sa famille d’Ibaraki lui ait permis de choisir ce style de vie. Cela donne une idée de qui étaient son frère aîné et sa mère. »
« C’était une femme avec une vision très moderne d’elle-même, et je pense qu’elle a choisi de se faire baptiser en raison de sa fascination pour la culture occidentale, dont faisait partie l’Église orthodoxe. Puis elle est partie étudier à l’étranger avec un désir sincère d’approfondir ses connaissances artistiques. En revanche, les peintures d’icônes étaient essentiellement anonymes, et les artistes devaient effacer leur individualité. Au fur et à mesure que j’écrivais mon roman, toutes sortes de questions me sont venues : quand sa foi s’est-elle manifestée pour la première fois ? Et quand est-elle vraiment devenue peintre d’icônes ? »
Un tableau perdu, puis retrouvé
La cathédrale de la Sainte Résurrection (Nikolaidô) qui apparaît dans le roman Et puis de Natsume Sôseki et les poèmes de Yosano Akiko, a été détruite lors du séisme du Kantô de 1923. Les quatre peintures d’icônes créées par Yamashita Rin qui se trouvaient dans l’édifice ont apparemment brûlé au cours de l’incendie provoqué par le tremblement de terre. En 1929, la cathédrale a été reconstruite, en reproduisant autant que possible l’architecture originale de style byzantin.
Il reste cependant plusieurs centaines de tableaux de Yamashita Rin dans diverses églises, comme l’église orthodoxe de Hakodate à Hokkaidô. Bien qu’ils n’aient pas été signées par l’artiste, des années de recherches menées par des spécialistes ont permis d’établir qu’ils étaient bien les siens. Yamashita Rin représentait Jésus-Christ et la Vierge Marie avec des traits du visage quelque peu japonais, conférant une sensation générale de chaleur à ses sujets.
Il y a aussi une œuvre de Yamashita Rin qui est conservée en Russie. En 1891, le futur empereur Nicolas II de Russie, alors prince héritier, s’est vu présenter un tableau de La Résurrection lors d’une visite au Japon. Après la révolution russe, l'œuvre a disparu pendant de nombreuses années, mais après la Seconde Guerre mondiale, elle a été retrouvée dans le musée de l’Ermitage, qui avait gardé dans ses archives des objets laissés par Nicolas II. Bien avant cela, pendant son séjour à Saint-Pétersbourg, Yamashita Rin avait visité le musée pour faire des copies d'œuvres d’art occidentales. Il est émouvant de penser que sa peinture est aujourd’hui conservée dans un lieu qu’elle aimait et admirait tant.
Atteinte par la cataracte, Yamashita est retournée à Kasama à l’âge de 62 ans. Elle n’a ensuite plus produit d'œuvres, consacrant son temps à son potager et buvant deux gô (environ 360 ml) de saké chaque jour jusqu’à sa mort, à l’âge de 82 ans.
(Texte d’Itakura Kimie, de Nippon.com. Photo de titre : une partie de La Résurrection de Yamashita Rin [1891], actuellement au Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg)