« Sortie parc, gare d’Ueno » : le best-seller japonais de Yû Miri en hommage à ceux qui ont tout perdu
Culture Livre- English
- 日本語
- 简体字
- 繁體字
- Français
- Español
- العربية
- Русский
Si le roman Sortie parc, gare d’Ueno (JR Ueno-eki kôen-guchi) est paru pour la première fois au Japon en 2014 et l’année suivante en traduction française (aux Éditions Actes Sud, traduction de Sophie Refle), il faudra toutefois attendre 2020 pour le voir publié en anglais aux États-Unis.
L’ouvrage rencontre un grand succès et se retrouve sélectionné dans la catégorie « littérature traduite » du National Book Award, l’un des plus prestigieux prix littéraire au monde. Puis, le 18 novembre 2020, c’est annoncé : il remporte le prix. (Voir article lié)
À peine apprend-on la nouvelle au Japon que c’est la ruée vers les librairies. Victime de sa notoriété, le livre est immédiatement en rupture de stock. 270 000 exemplaires supplémentaires pour le format poche et 17 000 pour le format relié sont imprimés en toute hâte. À la fin de l’année, plus de 300 000 exemplaires du livre auront été vendus. C’est ainsi que Sortie parc, gare d’Ueno qui se trouvait depuis six ans sur les étagères de nombreuses libraires, est devenu du jour au lendemain un véritable best-seller.
Toutefois, le fait que le livre ait remporté le National Book Award n’explique sûrement pas à lui seul son succès dans le monde entier. Lors d’un événement organisé par le Club des correspondants étrangers du Japon en décembre 2020, l’auteure Yû Miri a elle-même commenté son ouvrage : « Ce n’est assurément pas un livre qui redonne le moral. Mais c’est dans cet état d’esprit que se trouvent un grand nombre de personnes maintenant. Beaucoup voient la situation actuelle de façon pessimiste. C’est peut-être en cela que l’histoire a su trouver écho auprès des lecteurs ».
Pendant la pandémie de Covid-19, « Restez chez vous » est devenu un leitmotiv. Mais combien ont eu une pensée pour ceux qui n’ont pas de chez eux ? Sortie parc, gare d’Ueno est dédié à toutes celles et ceux qui n’ont nulle part où être, ni aller.
Un personnage principal meurtri de douleurs
Kazu, le personnage principal de l’histoire, est né à Fukushima le même jour que l’empereur retiré Akihito, le père du souverain actuel Naruhito. Autre coïncidence, Kôichi, l’un de ses deux enfants, est né le même jour que Naruhito. Mais les ressemblances avec la vie des membres de la famille impériale s’arrêtent là. En 1963, un an avant les Jeux olympiques de Tokyo de 1964, Kazu vient tenter sa chance dans la capitale à la recherche d’un travail, pour subvenir aux besoins de sa famille.
Il parvient à se faire embaucher comme ouvrier dans le bâtiment. Il participe ainsi à la construction des sites qui accueilleront le grand événement sportif et les installations nécessaires à la compétition. Il fait des heures supplémentaires tous les jours, évite l’alcool, les jeux de hasard et les femmes, ce qui lui permet d’économiser suffisamment pour envoyer chaque mois une somme mensuelle équivalente à ce que gagnait à l’époque un salarié ayant fait des études supérieures. Il ne rentre chez lui que deux fois par an pour la période de l’O-bon et le Nouvel An, si bien que ses deux enfants ont fini par oublier à quoi il ressemble. Lorsque son fils Kôichi meurt de façon soudaine et inattendue à l’âge de 21 ans, tout espoir de se rapprocher à nouveau avec sa progéniture est définitivement perdu.
Kazu rentre enfin chez lui, à Fukushima, à l’âge de 60 ans. Il s’apprête alors à profiter avec sa femme de sa retraite bien méritée. Mais quelques années plus tard, elle aussi décède, à l’âge de 65 ans. Refusant de le laisser vivre seul, sa petite-fille décide d’habiter avec lui. Mais il ne peut supporter le fait d’être un fardeau pour elle et de priver une jeune femme de 21 ans encore célibataire de sa liberté. Il laisse alors une note lui demandant de ne pas chercher à le revoir et repart à Tokyo.
Kazu descend au terminus du train, la gare d’Ueno, par la sortie qui donne sur le parc. C’est là qu’il passe sa première nuit. Il dort dans la rue et rejoint bientôt un groupe de sans-abris dans le parc.
À la fin du roman, l’auteure décrit une vision de la ville natale de Kazu et de sa petite-fille emportée par le tsunami du 11 mars 2011. Le personnage principal n’a désormais nulle part où aller. Le lecteur le suit alors qu’il rentre dans la gare d’Ueno et s’approche lentement de la bordure du quai du train...
Pour Yû Miri, le roman essaie de définir ce qu’est l’isolement : une situation qui s’installe lorsque tout lien avec autrui a été rompu, un état bien plus profond que la simple solitude.
La force du roman
Yû Miri a eu l’idée de ce roman en 2006, alors qu’elle faisait un sujet sur le « nettoyage spécial », une opération qui se tient dans le parc d’Ueno lorsque les membres de la famille impériale se rendent au musée et à la galerie d’art qui s’y trouvent. Les sans-abris appellent ce nettoyage le yamagari (« un coup de balai dans la montagne »). Elles ont pour but d’éloigner les SDF et de rendre difficile leur réinstallation.
Yû Miri est allée à la rencontre de ces personnes et a appris que beaucoup d’entre elles venaient de la région du Tôhoku, le nord-est du pays. Elles avaient rejoint la capitale en groupe pour chercher du travail, dans l’espoir d’envoyer de quoi subvenir aux besoins de leur famille restée dans leur région natale. Pourquoi se sont-elles retrouvées dans la rue ? Si les raisons diffèrent, un point commun ressort de chacune de leur histoire.
« Lorsque je suis arrivé à Tokyo, je suis descendu à la gare d’Ueno. Je n’ai plus de maison maintenant, mais il est simple pour moi de franchir les portiques à billets dans l’autre sens et monter dans le train qui me ramènerait dans ma ville natale », disent-ils tous.
Cinq ans plus tard, le Grand tremblement de terre de l’Est du Japon du 11 mars 2011 a dévasté la région du Tôhoku. Yû Miri s’est rendue dans les environs des réacteurs nucléaires un jour tout juste avant que la zone située dans un périmètre de 20 kilomètres ne soit déclarée interdite d’accès. En mars 2012, elle a commencé à animer une émission de radio pour la station de diffusion d’urgence de la mairie de Minami-Sôma, une des principales villes sinistrées. En tant que présentatrice, une grande partie de son travail consistait à simplement écouter en silence des résidents locaux raconter leurs histoires. La station a fermé en mars 2018, après avoir recueilli près de 600 témoignages. Yû Miri explique qu’elle s’est sentie comme noyée dans la tristesse et la souffrance de ses interlocuteurs.
Des milliers de gens avaient ainsi perdu leur foyer, et se retrouvaient d’une certaine manière un peu comme les sans-abris du parc d’Ueno.
« Ceux qui ont une maison ne comprendront jamais ce que ressentent ceux qui n’en ont plus. » Les paroles des SDF du parc étaient venus se planter dans le cœur de Yû Miri, comme des épines. Mais avec son livre, elle avait l’impression que ces aiguilles s’enlevaient une à une.
« En effet, ceux qui ont une maison ne peuvent pas se mettre à la place de ceux qui n’en ont pas » reconnaît Yû Miri. « Mais un lecteur peut entrer dans le cœur des personnages qu’il rencontre tout au long d’une histoire. Lorsque j’écris un roman, je raconte l’histoire de mes personnages, non pas de l’extérieur, mais au contraire de l’intérieur, un peu à la manière d’un endoscope. Je montre les sentiment renfermés dans leur cœur, quels qu’ils soient, y compris de désespoir ou de tristesse. Voici la force du roman. ».
Le livre Sortie parc, gare d’Ueno est donc devenu une sorte de charnière, relayant les douleurs de chacun, qu’ils aient dû quitter leur maison en raison du passage du tsunami ou qu’ils soient venus tenter leur chance à Tokyo pour travailler à Tokyo, pour finalement se retrouver sans un espace de vie à eux.
Les « Jeux olympiques de la reconstruction » : pas pour tout le monde
Par effet de miroir, la période où Kazu est un sans-abri dans le parc d’Ueno correspond à la période de candidature de Tokyo à l’organisation des Jeux olympiques de 2020. Dans le roman, Kazu remarque deux « nouveaux grands panneaux » à l’entrée du parc. « Futur site du patrimoine mondial : le bâtiment principal du Musée national de l’Art occidental a été recommandé comme site du patrimoine mondial de l’Unesco » peut-on lire. « Plus que jamais, le Japon a besoin du pouvoir des rêves. Pour les Jeux olympiques et paralympiques de 2020 au Japon ! »
C’est alors que le parc est rendu plus « propre » que jamais. Rien à avoir avec ce qu’il était avant. Les SDF sont contraints de rester dans les zones désignées, loin des regards. Kazu se demande alors si « la note de Tokyo sera moins bonne lorsque les commissaires étrangers en charge de l’inscription sur la liste des sites du patrimoine mondial et les comités de sélection olympique auront vu les tentes des sans-abris ».
La version japonaise du livre a été publiée six mois après l’attribution officielle des Jeux olympiques et paralympiques 2020 à Tokyo. Yû Miri écrit dans son épilogue : « Beaucoup voient cet événement à travers une lentille d’espoir. C’est exactement pourquoi, lorsque j’observe à travers cette même lentille, je décèle quelque chose qui n’est pas net, quelque chose qui va au-delà de l’émotion et de la passion. »
On peut dire que Yû Miri avait vu juste. Le début de la construction des sites des futurs Jeux olympiques de Tokyo a entraîné une flambée les prix des matériaux de construction, et la main-d'œuvre jusqu’alors affairée à reconstruire les zones sinistrées a dû également se mettre à l’œuvre. Certains survivants du séisme et du tsunami ont même été contraints de retarder la reconstruction de leur maison. Les « Jeux olympiques de la reconstruction » ont mis un sérieux coup de frein à la reconstruction en elle-même.
Un prochain ouvrage en préparation ?
En 2015, Yû Miri quitte Kamakura pour s’installer à Minami-Sôma, où elle dirige actuellement un café littéraire, tout en poursuivant sa carrière de journaliste et d’écrivain.
Le 30 novembre 2020, le nombre d’habitants à Odaka, Minami-Sôma, où vit Yû Miri, était de 7 053 habitants. Avant l’accident à la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, la ville comptait 12 834 personnes. Près la moitié des résidents qui sont revenus après la catastrophe sont âgés de 65 ans, et il est à craindre que le vieillissement de la ville ne s’accélère. Par ailleurs, en raison de la pandémie de Covid-19, un nombre accru de personnes âgées meurent seules chez elles, sans personne à leurs côtés.
Les travaux de décontamination et de démolition des habitations à proximité des réacteurs nucléaires finissent par être principalement confiés à des travailleurs d’Okinawa, au salaire minimum peu élevé, et à des journaliers originaires d’Osaka. Victimes de licenciements abusifs, certains deviennent eux-mêmes des sans-abris. Certains travailleurs qui meurent de maladie ou d’accident n’ont pas de parents proches ou travaillent sous des pseudonymes. Leur véritable nom est inconnu. Les urnes funéraires contenant des cendres que personne ne vient réclamer finissent par être conservées au temple bouddhiste local par le prêtre principal.
Les multiples efforts déployés pour remporter les Jeux olympiques, puis la pandémie de Covid-19, ont déchiré le voile qui recouvrait toutes ces personnes, analyse Yû Miri. Elle dit espérer évoquer cet aspect dans un ouvrage complémentaire à Sortie parc, gare d’Ueno. Il pourrait s’intituler « Gare de Yonomori, ligne Jôban » (Yonomori se trouve dans la ville de Tomioka, lourdement touchée par la catastrophe).
« Au fur et mesure de notre vie, nous sommes forcément confrontés à la notion de perte, quelle qu’elle soit » explique l’auteure. « Et à la fin, tout le monde perd sa propre vie. Mais je ne pense pas que les choses que nous perdons disparaissent dans le néant. L’existence d’une personne, les événements qu’elle a vécus, tout cela résonne bien après son départ. Tendre l’oreille pour écouter ces échos est précisément le devoir d’un romancier ».
(Photo de titre : Yû Miri lors d’un événement organisé par le Club des correspondants étrangers du Japon. Avec l’aimable autorisation de Kawade Shobô Shinsha).
Yû Miri
Née à Yokohama en 1968 de parents coréens. Elle abandonne le lycée et se consacre à l’écriture de pièces de théâtre et à des mises en scène. Elle sort son premier roman en 1994 intitulé Poissons nageant contre les pierres (paru en France en 2015 aux éditions Actes Sud). En 1997, elle remporte la plus importante récompense littéraire japonaise, le prix Akutagawa, pour son livre Kazoku cinema (non paru en français). Son best-seller Sortie parc, gard d’Ueno est sorti en 2014 au Japon et en 2015 en français (aux Éditions Actes Sud). Depuis 2015, elle vit à Minami-Sôma, dans le nord-est du pays, une ville qui a été durement touchée par le séisme meurtrier, le tsunami et l’accident nucléaire de Fukushima.