Le pouvoir du « kawaii », une obsession japonaise ?

Culture Le japonais

Tony McNicol [Profil]

Le terme « mignon » se dit kawaii en japonais. Que cache une telle obsession de ce concept au Japon ? Un philosophe anglais aborde ce sujet en proposant des pistes de réflexions particulièrement intéressantes.

Simon May Simon MAY

Professeur invité de philosophie au King’s College London. Parmis ses ouvrages publiés Love: A New Understanding of an Ancient Emotion, Love: A History, Nietzsche’s Ethics and his War on “Morality”, The Power of Cute, et Thinking Aloud, un recueil de ses aphorismes. Ses livres ont été traduits dans 10 langues et figurent régulièrement dans des grands journaux du monde entier. (Photo par Stephen Barber)

Le « mignon » serait-il le contraire du « sincère » ?

Il est clair que quelque chose à propos du concept de kawaii résonne avec la culture japonaise dans sa globalité. Mais comment expliquer la montée irrésistible de la culture du mignon ailleurs ? Dans son livre, le professeur May propose quelques raisons qui expliquent pourquoi l’esthétique du mignon est si bien adaptée à notre temps.

L’une d’entre elles remonte au XVIIIe siècle et Jean-Jacques Rousseau, à l’origine de ce que May appelle le « culte de la sincérité », qui est l’idée que nous devons nous efforcer d’exprimer sincèrement nos sentiments intérieurs. On retrouve cette idée partout, que ce soit dans les œuvres des poètes de l’ère romantique aux réseaux sociaux d’aujourd’hui qui sont inondés de confessions personnelles.

Les choses mignonnes, au contraire, se distinguent par leur manque de sentiments intérieurs, ou du moins par l’impénétrabilité de ses sentiments. « Le point important, c’est qu’il est extrêmement difficile de regarder ces objets et de se demander ce qu’ils pensent vraiment. Ce n’est pas leur but ».

Ce courant contraire à la tendance à la sincérité est particulièrement visible dans la sphère politique. Les électeurs pensent-ils connaître les véritables convictions de Donald Trump ou de Boris Johnson? Pensent-ils même qu’il est important de les connaître ? Ce qui est intéressant selon May, c’est que ni le culte de la sincérité ni les réactions qu’elle engendre ne s’appliquent au Japon. L’obligation sociale de dissimuler ses sentiments sincères (les véritables sentiments honne cachés derrière la manière de se conduire tatemae) y est plus forte que jamais.

Un autre facteur qui s’applique également au Japon est la capacité du mignon à éroder les relations de pouvoir. Pour May, le mignon est une esthétique qui affaiblit les positions de force avec ambiguïté. L’objet mignon semble impuissant, mais en quelque sorte attire et détient le pouvoir sur la personne qui l’observe. Dans le même temps, un objet mignon peut sembler vulnérable mais il donne la sensation d’apporter de la force.

« C’est comme si le mignon a du pouvoir précisément grâce à son impuissance, dit May. Pourquoi l’US Navy, dont le but même est la projection de sa puissance, a-t-elle choisi l’un des animaux les plus faibles, à savoir la chèvre, comme mascotte ? » Il cite également Kumamon, l’ours mascotte de la préfecture de Kumamoto qui s’est rendu dans de nombreux lieux de la région du Kyûshû, au sud-ouest du Japon, après la série de séismes destructeurs de 2016, apportant réconfort et courage aux victimes.

Dans la sphère géopolitique, la montée en puissance d’après-guerre du mignon a coïncidé avec le développement de structures comme les Nations unies et l’Union européenne.

« Pour la première fois, les relations internationales étaient déterminées par la négociation et l’entente, plutôt que par la projection du pouvoir. Le Japon a été à l’avant-garde de cette dynamique globale, qui cherche depuis la Seconde Guerre mondiale à réduire le rôle du pouvoir dans la structuration des relations humaines et, surtout, des relations internationales. »

Une tendance éphémère ou pérenne ?

Quel est l’avenir du mignon ? Ne serait-il qu’une tendance passagère ? May estime que cette esthétique est probablement là pour rester.

« La tendance à long terme en Occident est de redéfinir les relations humaines de manière moins délétère, moins motivée par le pouvoir, et plus ludique. Les objets mignons remettent en question les distinctions prétendument définitives et figées entre puissants et impuissants. Cela fait partie de la fascination qui les entoure. »

Les recherches de May sur cette esthétique globale peuvent avoir des implications intéressantes pour le Japon et son rôle dans le monde. Le Japon est généralement considéré comme un pays devenant de plus en plus occidental depuis les débuts de sa modernisation qui remonte au XIXe siècle. Mais quant à l’esthétique très influente du mignon, le monde occident ne deviendrait-il pas de plus en japonais ?

(Article rédigé en anglais. Photo de titre : l’ours mascotte Kumamon et Hello Kitty, des personnes à l’avant-garde du mouvement kawaii japonais qui s’est répandu dans le monde entier. Jiji press)

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Tony McNicolArticles de l'auteur

Écrivain, photographe et traducteur. Tony McNicol vient de rentrer en Grande Bretagne après avoir vécu quinze ans au Japon. Il réside à présent dans la ville de Bath où il goûte aux joies de la campagne anglaise. Mais le riz japonais lui manque.

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