Centenaire de l’actrice légendaire Hara Setsuko : pourquoi la muse d’Ozu a pris si subitement sa retraite

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Hara Setsuko, la légendaire actrice japonaise, avait mis subitement fin à sa carrière et avait vécu recluse pendant plus d’un demi-siècle, jusqu’à sa mort discrète en 2015, à l’âge de 95 ans. La biographie que lui a consacrée Ishii Taeko, « La Vérité sur Hara Setsuko », fait découvrir une personne différente de l’image que le public se faisait d’elle à partir des films d’Ozu Yasujirô. Nous nous sommes entretenus avec l’auteure à l’occasion du centenaire de la naissance de l’actrice, le 17 juin 2020.

Ishii Taeko ISHII Taeko

Née en 1969, cette auteure de non-fiction titulaire d’une maîtrise de littérature de l’Université Shirayuri a écrit de nombreuses biographies de femmes influentes. Osome, celle d’une patronne de bar de Ginza qui a dominé son époque, a été très appréciée. « La Vérité sur Hara Setsuko » (Hara Setsuko no shinjitsu), paru en 2016, a reçu le quinzième prix Shinchô du documentaire.

Ozu, un réalisateur qui voyait Kurosawa comme son rival

Hara Setsuko connut la gloire comme actrice à l’âge de 25 ans, après la fin de la guerre. De grands réalisateurs japonais cherchèrent à mettre en valeur son attrait. Les approches de Kurosawa Akira et Ozu Yasujirō à cet égard étaient diamétralement opposées.

« Après la guerre, le GHQ (Commandement suprême des Forces alliées au Japon) encourageait la production de films faisant la promotion de la démocratie. Kurosawa qui se distinguait par son talent voulait utiliser Hara Setsuko dans des films solides, de style hollywoodien. Il lui a donné le premier rôle dans Je ne regrette rien de ma jeunesse (1946). Son interprétation d’un personnage héroïque, animé par un fort esprit d’opposition, qui assumait jusqu’au bout son destin eut un grand retentissement, et cela plut au GHQ. Mais L’Idiot, l’autre film de Kurosawa dans lequel elle joua, basé sur le roman de Dostoïevski transplanté sur l’île Hokkaidô, sorti en 1951, ne rencontra ni le succès critique ni le succès financier. »

« Ozu pour sa part estimait que le rôle le plus difficile à jouer pour une actrice était celui d’une femme au foyer ordinaire. Il déclara que Hara Setsuko en était capable, et Printemps tardif, sorti en 1949, dans lequel elle joue le rôle de Noriko, une femme qui devient trop vieille pour se marier parce qu’elle ne veut pas laisser son père seul, lui valut l’estime du public. »

Ozu continua à lui confier le rôle de Noriko dans deux autres films, Été précoce (1951) et Voyage à Tokyo (1953), et ces trois films furent reconnus dans le monde entier. « Dans son journal, Ozu est très sévère avec Kurosawa, et il est très critique de L’Idiot dès le stade du scénario. Il le voyait probablement comme son rival. Il était plus âgé que lui, et quand il revint de la guerre pendant laquelle il avait souffert, Kurosawa qui n’avait pas été mobilisé était devenu célèbre, au point que l’on disait alors qu’Ozu était fini en tant que réalisateur. »

Mais il a réussi un retour remarquable en faisant appel à Hara Setsuko, et Kurosawa a vécu une grande défaite avec L’Idiot. Kurosawa n’a jamais plus fait jouer Hara Setsuko. Il aurait voulu qu’elle joue dans Rashōmon (1950), c’est-à-dire avant L’Idiot, mais cela ne s’était pas fait parce que son beau-frère, Kumagai, s’y était opposé, car il trouvait que le principal rôle féminin ne lui convenait pas. Ce film, avec Kyô Machiko et Mifune Toshirô, fut couronné par le Lion d’or à la Mostra de Venise en 1951.

« Setsuko elle-même devait être plus attirée par le style de Kurosawa que celui d’Ozu. En réalité, elle ne ressentait aucune sympathie pour le personnage de Noriko dans Printemps tardif, au sujet duquel elle a déclaré dans une interview que le caractère de la fille du film ne lui plaisait pas du tout. Elle préférait les films occidentaux aux films japonais, et se sentait proche des héroïnes au caractère affirmé des films occidentaux. Elle aimait particulièrement Ingrid Bergman, et sa manière de jouer l’inspirait. Je pense que depuis son voyage en Occident quand elle était encore adolescente, elle n’a cessé de rechercher le sens des valeurs occidentales dans le monde du cinéma. Si Kurosawa avait pu tourner avec elle un autre film à succès, sa vie aurait peut-être pris une autre tournure. »

Kumagai Hisatora, le beau-frère qui a eu une grande influence sur la vie de l’actrice

Selon Ishii Taeko, Kumagai a eu sur l’actrice une influence à la fois positive et négative. « Il avait été qualifié de génie avant-guerre, et ses films au style original et solide étaient appréciés. D’un côté, il encourageait Setsuko à lire, de l’autre il encourageait aussi sa jeune-belle sœur à maîtriser les tâches domestiques. Pour lui, une actrice pour lui se devait d’avoir une vie ancrée dans la réalité. Parce qu’il était près d’elle, elle ne s’est jamais écartée d’une vie sérieuse, ce qui l’a certainement protégé du scandale, mais il est aussi intervenu dans ses relations avec les hommes et les films dans lesquels elle jouait. »

Après la défaite, Kumagai fut dénoncé au GHQ par des gens du monde du cinéma comme collaborateur et il en fut de fait chassé. « Alors que pendant la guerre presque tous les réalisateurs avaient tourné des films qui l’exaltaient, je crois qu’elle en voulait au monde du cinéma qui ne s’en prenait qu’à son beau-frère. Il lui est arrivé de refuser des offres d’autres réalisateurs, si forte était sa volonté de voir son beau-frère avoir de nouveau du travail. »

L’actrice avait souvent dit qu’elle souhaitait interpréter des femmes volontaires. Une fois qu’elle avait la trentaine, elle fit souvent part de son désir, quand elle était interviewée, de jouer Hosokawa Gracia dans un film que dirigerait Kumagai. « Elle percevait probablement la force de caractère de Gracia, fille d’Akechi Mitsuhide, une femme au tempérament fougueux qui s’était suicidée pour ne pas renier sa foi. Hara Setsuko n’a jamais renoncé à ce projet qui ne s’est jamais fait. »

Aida Masae a protégé jusqu’au bout Hara Setsuko

Même si elle a eu une histoire d’amour secrète quand elle était jeune, l’actrice n’a jamais fait de déclaration sur ses sentiments. Comme elle restait célibataire, les medias s’entêtaient à lui demander si elle n’avait pas l’intention de se marier un jour. On lui prêtait un amour pur pour Ozu ou une relation amoureuse avec son beau-frère, et des rumeurs dénuées de tout fondement ont même vu en elle l’amante du général MacArthur. Elle qui a commencé à avoir des soucis de santé autour de la trentaine a commencé à désespérer tant du milieu du cinéma qui n’était prêt à investir que dans des projets destinés au public jeune, que du statut des actrices dont on attendait avant tout la jeunesse et la beauté. Ishii Taeko estime qu’une fois qu’elle avait dépassé 40 ans, il lui a semblé naturel de disparaître de l’écran sans faire de remous.

À la fin de sa vie, même ses voisins ne la voyaient plus. « Elle avait dit quand elle était jeune qu’elle aimerait voyager à l’étranger une fois qu’elle mettrait fin à sa carrière, mais elle n’a apparemment jamais voyagé, ni au Japon, ni à l’étranger. Pendant les dernières années de sa vie , elle n’allait même plus au restaurant, passant apparemment son temps à lire des livres et des journaux. Elle avait vraiment une grande force de caractère. Elle est redevenue Aida Masae et a enterré Hara Setsuko, mais on peut peut-être dire qu’elle a vécu jusqu’à la fin comme Hara Setsuko. En protégeant jusqu’au bout la belle image de l’actrice, en évitant au maximum de se montrer. »

(Interview d’Ishii Taeko effectuée par Itakura Kimie, de Nippon.com. Photo de titre : l’hommage rendu à Hara Setsuko au Cinéma Tôgeki à Tokyo, le 26 novembre 2015. Jiji Press)

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