Centenaire de l’actrice légendaire Hara Setsuko : pourquoi la muse d’Ozu a pris si subitement sa retraite

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Hara Setsuko, la légendaire actrice japonaise, avait mis subitement fin à sa carrière et avait vécu recluse pendant plus d’un demi-siècle, jusqu’à sa mort discrète en 2015, à l’âge de 95 ans. La biographie que lui a consacrée Ishii Taeko, « La Vérité sur Hara Setsuko », fait découvrir une personne différente de l’image que le public se faisait d’elle à partir des films d’Ozu Yasujirô. Nous nous sommes entretenus avec l’auteure à l’occasion du centenaire de la naissance de l’actrice, le 17 juin 2020.

Ishii Taeko ISHII Taeko

Née en 1969, cette auteure de non-fiction titulaire d’une maîtrise de littérature de l’Université Shirayuri a écrit de nombreuses biographies de femmes influentes. Osome, celle d’une patronne de bar de Ginza qui a dominé son époque, a été très appréciée. « La Vérité sur Hara Setsuko » (Hara Setsuko no shinjitsu), paru en 2016, a reçu le quinzième prix Shinchô du documentaire.

Un travail qui a démystifié une légende

« Je vous demande de découvrir pourquoi Hara Setsuko a quitté le cinéma, pour pouvoir enfin élucider “l’énigme de l’ère Shôwa”. » Telle était la mission confiée à Ishii Taeko par un éditeur quelques années avant la mort de l’actrice qui n’avait accordé aucune interview depuis 1962, quand elle avait mis fin à sa carrière à l’âge de 42 ans.

Ishii Taeko  s’est rendu à plusieurs reprises dans la maison de Kamakura où l’actrice vivait retirée du monde, dans l’espoir qu’à plus de 90 ans, elle accepterait peut-être de parler de sa vie. À chaque occasion, le neveu de l’actrice et sa femme, qui vivaient avec elle, l’ont aimablement reçue, mais l’auteure n’a jamais pu voir Hara Setsuko. Le 17 juin 2015, jour de ses 95 ans, lorsqu’Ishii Taeko est allée apporter des fleurs et une lettre, le neveu lui a déclaré  comme il le faisait toujours que sa tante allait bien. Trois mois après, celle-ci avait quitté ce monde. « La Vérité sur Hara Setsuko » (Hara Setsuko no shinjitsu), publié l’année suivante, a demandé à son auteur trois ans et demi d’un travail intense pendant lesquels elle a lu de nombreux documents sur la période allant de l’avant-guerre à l’après-guerre, et recueilli de précieux témoignages sur l’actrice en tournage.

« Comme je n’avais de Hara Setsuko que l’image d’une belle femme juste et pure, comme celle de la professeure d’anglais qu’elle interprète dans le film La Montagne bleue (1949) et de ses rôles dans les films du cinéaste Ozu Yasujirô, j’avais peur au début de ne pas réussir à écrire une biographie critique. Mais quand j’ai commencé à travailler, j’ai découvert qu’elle n’était pas satisfaite de ces rôles qui n’étaient pas en accord avec ce qu’elle était, et je me suis laissée entraîner dans la quête de sa vraie personnalité. » Et l’auteure d’ajouter : « Les articles et les livres écrits jusque là à propos de Hara Setsuko narraient une légende qui voulait que le choc causé à l’actrice par la mort d’Ozu Yasujirō, qui aurait été l’amour de sa vie, l’aurait conduite à mettre fin à sa carrière. Les fans de l’actrice comme ceux du réalisateur avaient envie de croire qu’ils s’entendaient parfaitement. L’écriture de ce livre m’a fait aller plus loin que cette légende.

Hara Setsuko était célèbre dans le monde entier grâce aux films d’Ozu, mais en réalité, elle n’était pas satisfaite d’y être associée, et chaque fois qu’on lui demandait dans une interview quels étaient ses meilleurs films, elle s’entêtait à ne pas mentionner ceux d’Ozu. Parce les rôles qu’elle y jouait ne correspondaient pas à son image de la femme idéale. »

Un premier rôle principal dans un film de propagande germano-japonais en 1937

Hara Setsuko, de son vrai nom Aida Masae, est née le 17 juin 1920 à Yokohama. C’était la benjamine d’une fratrie de sept enfants, cinq filles et deux garçons, et son père, un riche négociant en soie brute, le quatrième de sa génération, perdit sa fortune dans la crise mondiale de 1929, suite à l’effondrement de la Bourse de New York qui entraîna la chute des exportations de soie. Poussée par son désir d’aider sa famille, elle quitta l’école pour entrer dans le monde du cinéma à l’âge de 14 ans, comme l’y encourageait son beau-frère, Kumagai Hisatora, alors un réalisateur d’avant-garde. C’était l’époque de la transition vers les films parlants, et le cinéma japonais avait besoin d’actrices parce que les rôles féminins étaient tenus par des hommes dans les films muets.

Le premier réalisateur à « découvrir » l’actrice fut Yamanaka Sadao. Attiré par la fraîcheur de lycéenne qui émanait d’elle, il la fit jouer dans le film historique Kôchi Sôshun (1936). La jeune fille qui paraissait au premier regard timide se mettait à briller dès que la caméra tournait. Le célèbre réalisateur allemand Arnold Fanck, en voyage au Japon, était en train de visiter un jour le lieu où Hara Setsuko tournait. Le pouvoir nazi qui cherchait discrètement à conclure un pacte pour renforcer les liens avec le Japon avait en effet décidé de produire un film de propagande destiné à mieux faire connaître le pays en Allemagne. Fanck avait été choisi pour le réaliser, aux côtés d’Itami Mansaku. La partie japonaise avait suggéré que Tanaka Kinuyo y tienne le premier rôle féminin, mais l’actrice n’avait pas convaincu Fanck.

Il jeta son dévolu sur Hara Setsuko après l’avoir aperçue à Kyoto. Avec sa beauté exotique et ses grands yeux, elle était différente des actrices alors en vogue au Japon, qui était sur le modèle de Tanaka Kinuyo, des femmes plus petites au charme populaire. Fanck réussit à prévaloir en affirmant qu’elle était la seule à avoir une beauté qui serait aussi perçue en Europe. Atarashiki tsuchi (sorti en Allemagne sous le titre Die Tochter des Samurai [La Fille du Samouraï] ) montrait à profusion les splendeurs du Japon comme le mont Fuji et l’île de Miyajima, mais aussi le Japon en train de se moderniser, et Hara Setsuko interprétait une femme japonaise fière qui alliait les vertus de la tradition japonaise et de la modernité.

Hara Setsuko (photo : Jiji Press)
Hara Setsuko (photo : Jiji Press)

Le film qui sortit au Japon en 1937 valut à Hara Setsuko une grande notoriété. Accompagné de son beau-frère, elle partit la même année en Europe et aux États-Unis pour promouvoir le film. Le voyage qui la mena du Mandchoukouo, à Berlin et dans plusieurs villes allemandes, puis à Paris, New York, Los Angeles et Hollywood, dura quatre mois.

Ishii Taeko estime que cette expérience, qui lui fit voir le monde entre 16 et 17 ans, c’est-à-dire à un âge où l’on est très sensible, eut une influence importante sur la formation de sa personnalité. En Allemagne, elle fut accueillie comme une invitée officielle par Goebbels, le ministre de la Propagande, et elle eut aussi l’occasion de rencontrer partout où elle allait des personnalités du cinéma, comme Jean Renoir à Paris, Joseph von Sternberg et Marlene Dietrich, sa muse, avec qui elle dîna à Hollywood.

« En Europe, les personnalités du cinéma étaient perçues comme des artistes, et les femmes avaient une grande importance. Les acteurs et les réalisateurs qu’elle rencontra là-bas étaient tous des personnes cultivées et instruites, et elle fut impressionnée par l’énorme différence avec le monde japonais du cinéma. Au Japon, les hommes étaient considérés comme supérieurs aux femmes, et le cinéma  comme un art inférieur au théâtre traditionnel ou moderne. Hara Setsuko voyait aussi les studios japonais comme des repaires de personnes sans foi ni loi, ce qu’ils étaient. Mais n’avaient-ils pas le potentiel de devenir un jour l’équivalent des studios de l’UFA à Berlin ou de ceux de Hollywood ? C’est ce qu’elle a pensé et cela a fait naître chez elle la volonté de contribuer à améliorer le monde du cinéma au Japon, une idée qu’elle exprima sans ambages dans des interviews à son retour au Japon, ce qui lui valut de vives critiques. »

Jouer dans cette coproduction germano-japonaise lui apporta la célébrité, mais pendant une période, elle ne fut guère populaire car on l’accusait d’être une mauvaise actrice arrogante.

Janvier 1937, à l'ambassade du Japon à Berlin. De gauche à droite, Ruth Eweler, l'actrice allemande de La Fille du samouraï, Goebbels, ministre de la Propagande, Hara Setsuko et Mushanokōji Kintomo, ambassadeur du Japon. (Ullstein Bild/AFURO)
Janvier 1937, à l’ambassade du Japon à Berlin. De gauche à droite, Ruth Eweler, l’actrice allemande du film « La Fille du samouraï », Goebbels, ministre de la Propagande, Hara Setsuko et Mushanokôji Kintomo, ambassadeur du Japon. (Ullstein Bild/Aflo)

Suite > Ozu, un réalisateur qui voyait Kurosawa comme son rival

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