Voyage dans le monde des bouquinistes japonais d’hier et d’aujourd’hui

L’histoire du « wahon » : une plongée dans les livres anciens japonais

Culture Histoire Livre

Wahon est le mot utilisé en japonais pour désigner tous les écrits nés depuis les débuts de l’histoire japonaise jusqu’au commencement de l’ère Meiji (1868). Dans le monde des livres anciens, les wahon existent toujours. Encore aujourd’hui, on vend dans le quartier des bouquinistes de Jinbôchô à Tokyo des ouvrages vieux de plusieurs siècles et même des rouleaux de sutras de l’époque de Nara, c’est-à-dire datant d’il y a 1 300 ans. Avec Hashiguchi Matsunosuke, spécialiste des wahon et directeur d’une librairie réputée du quartier, nous remontons l’histoire japonaise de l’édition.

La lutte contre les éditions pirates et le développement des sôshi

À l’époque d’Edo, il existait deux sortes de librairies-maison d’édition, celles qui fabriquaient des livres sérieux, ouvrages scientifiques ou religieux, et celles qui offraient des livres bon marché destiné au public populaire. On appelait ces dernières sôshiya. À Kyoto, elles publiaient un grand nombre de pièces de jôruri, mais à Osaka, le public préférait les œuvres d’Ihara Saikaku.

L’édition commerciale rencontra un tel succès à Kyoto et Osaka que des éditions pirates ou des « copies » (des livres qui imitaient ceux qui existaient déjà) inondaient le marché. Les libraires-éditeurs allèrent voir en groupe les autorités pour leur demander de réprimer ces éditions pirates, et s’engagèrent en contrepartie à ne pas publier des écrits interdits comme ceux liés au christianisme, ou la littérature érotique. Les autorités d’Osaka et de Kyoto acceptèrent et les honya-nakama [sorte de corporations de libraires-éditeurs] furent créées. Ceux qui y entraient obtenaient le droit d’éditer et de profiter des circuits existants. Le droit de xylographier était appelé itakabu, ou action de publication, et il pouvait être acheté et vendu entre les librairies. Une bourse destinée à son commercer existait.

Les sôshiya d’Edo, appelés jibonya, se lancèrent dans l’édition commerciale plus tard, mais elles évoluèrent ensuite d’une manière qui leur était propre. À l’origine, elles publiaient beaucoup d’akabon, ou « livres rouges » destinés aux enfants, et de kurobon, « livres noirs » destinés aux adolescents, mais au milieu du XVIIIe siècle lorsque se forma aussi des honya-nakama à Edo, les œuvres destinées expressément aux adultes devinrent la norme, un genre appelé kibyôshi, ou « couverture jaune ». Ces livres ressemblaient aux mangas d’aujourd’hui : les images jouaient un rôle central, des dialogues apparaissaient autour de celles des personnages, complétés par des didascalies. Ces kibyôshi coûtaient, semble-t-il, l’équivalent de quelques centaines de yens de nos jours.

« À l’époque d’Edo, ces sôshiya se développèrent, et il y eut énormément de livres très drôles, utilisant la parodie et les jeux de mots. Tsutaya Jūzaburô joua un rôle central dans ce domaine. Il découvrit des artistes célèbres comme Kitagawa Utamarô ou Tôshūsai Sharaku, et des auteurs de théâtre comme Santô Kyôden. Tsutaya fit carrière pendant la seconde partie du XVIIIe siècle, qui est l’époque de l’apogée de l’édition à l’époque d’Edo. »

Kan'nin bukuro ojime no zendama, un kibyôshi de Santô Kyôden publié par Tsutaya. On voit sur cette page à droite Tsutaya Jûsaburô venu rendre visite à Kyôden (à gauche) pour chercher un manuscrit. (Bibliothèque nationale de la Diète)
Kan’nin bukuro ojime no zendama, un kibyôshi de Santô Kyôden publié par Tsutaya. On voit sur cette page à droite Tsutaya Jûsaburô venu rendre visite à Kyôden (à gauche) pour chercher un manuscrit. (Bibliothèque nationale de la Diète)

« Si ces sôshi rencontrèrent un tel succès, c’est parce que la maîtrise de la lecture et de l’écriture avait beaucoup progressé, essentiellement grâce aux terakoya. Plus on avançait dans l’ère d’Edo, plus le public de lecteurs grandissait. »

Hashiguchi explique aussi que les librairies-maisons d’édition ne se contentaient pas de publier et de vendre de nouveaux livres, mais qu’elles faisaient aussi commerce de livres d’occasion, une activité, qui d’après ses recherches, était celle qui comptait le plus pour eux à l’époque d’Edo. Il ajoute : « Il y avait parmi les daimyô et les hauts dignitaires du shogunat des collectionneurs amateurs de livres. Les livres anciens étant plus rares et plus chers que les nouveaux, c’était donc un commerce lucratif. La bourse aux itakabu devint aussi un marché de livres anciens. »

Comme on le voit, le domaine de l’édition était devenu très divers. Les livres sôshi étant très populaires, il y eut aussi de plus en plus de libraires qui les prêtaient aux lecteurs. D’après Hashiguchi, 1808 a été l’année où elles ont atteint un nombre jamais surpassé ensuite, avec 656.

La disparition des libraires-éditeurs d’Edo

Lorsque cette époque se termina en 1868, les hauts dignitaires du shogunat et les daimyô se séparèrent de beaucoup de livres, et le prix des ouvrages d’occasion s’effondra. Les étrangers qui s’étaient établis au Japon entre la fin d’Edo et le début de l’ère Meiji, qui comprenaient le pays, s’en aperçurent. Les oyatoi gaijin, ou conseillers étrangers, à l’image d’Ernest Mason Satow, un diplomate et interprète britannique, ou de Basil Hall Chamberlain, professeur à l’université impériale de Tokyo, des hommes fascinés par les livres anciens, en achetèrent d’énormes quantités.

Le gouvernement de Meiji décida que les vieux livres appartenaient à la catégorie des « produits d’occasion », celle des vêtements d’occasion ou des objets des prêteurs sur gages, établissant ainsi une distinction entre nouveaux et vieux livres. Il créa aussi un système de dépôt légal auprès du ministère de l’intérieur, et le système des itakabu fut aboli. Le monde des libraires-éditeurs qui avait réalisé une évolution qui lui était complètement propre, comme la faune et la flore des Îles Galapagos, fut contraint de changer.

« Les nouveaux livres étaient contrôlés par le ministère de l’Intérieur, et les anciens par la police. Il était possible de faire commerce des deux, à condition de respecter les formalités nécessaires. Mais le gouvernement intensifia graduellement la censure, la police lutta davantage contre le recel des livres volés, et renforça son contrôle sur les activités des bouquinistes. Vendre à la fois des anciens et des nouveaux livres devint difficile.

« Avec la généralisation de l’imprimerie à caractères mobiles, la forme des imprimés passa de celle de fascicules japonais à celle des livres à l’occidentale, et le papier du papier japonais au papier occidental. Le nombre de wahon xylographiés baissa très vite, et à partir de 1887 ceux imprimés à l’aide de caractères mobiles les dépassèrent. Presque tous les libraires-éditeurs qui existaient depuis l’époque d’Edo fermèrent. »

Un réseau de distribution au niveau national pour les manuels scolaires et les magazines se créa, et les activités liées à l’édition et à la vente de livres se diversifièrent en plusieurs segments, édition, librairies, commissionnaires et bouquinistes. Cela continue de nos jours.

« La spécialisation est la stratégie choisie par les bouquinistes d’aujourd’hui pour survivre. Dans le quartier de Jinbôchô où il y en actuellement 130, ils sont tous spécialisés, des textes classiques à la littérature contemporaine, en passant par les mangas, le sport, à la manière de rayons d’une bibliothèque. D’une certaine façon, le quartier tout entier est une grande bibliothèque. »

Hashiguchi dit que l’histoire des wahon est un condensé du goût pour les livres des Japonais.

La librairie d'occasion Seishindô Shoten, qui a ouvert ses portes en 1930. Elle a aussi servi de décor au film de Hou Hsiao-Hsien, Café lumière. (Photo : Nippon.com)
La librairie d’occasion Seishindô Shoten, qui a ouvert ses portes en 1930. Elle a aussi servi de décor au film de Hou Hsiao-Hsien, Café lumière. (Photo : Nippon.com)

« Pour prendre le Dit du Genji comme exemple, Murasaki Shikibu l’a présenté sous la forme de fascicules dont elle a choisi le papier avec le plus grand soin, car elle voulait que son récit soit lu par tous. Ce roman s’est diffusé parce que les gens qui voulaient le lire l’ont copié, si bien qu’à l’époque d’Edo, il était chéri comme un classique, et on en a fait des copies magnifiquement reliées ou des éditions illustrées en xylogravure. Dans le même temps, les sôshi remplis d’imagination ont gagné une énorme popularité. Certains étaient proches des mangas actuels. On dit qu’aujourd’hui de moins en moins de gens lisent, mais il y a aussi de nouveaux modes de lecture, par exemple les éditions électroniques sur smartphone. Il y a des livres qu’on ne veut pas garder, et d’autres qu’on veut garder longtemps. C’était vrai hier, et ça n’a probablement pas changé. Je suis convaincu que le goût des Japonais pour les livres, qui est plus que millénaire, n’a pas fondamentalement changé. »

(Article rédigé par Itakura Kimie, de Nippon.com. Photo de titre : un extrait de Atariyashitajihondoi-ya de Jippensha Ikku, publié en 1802. On y voit une librairie remplie de personnes venues acheter de nouveaux livres. Bibliothèque nationale de la Diète.)

Tags

histoire édition littérature livre Dit du Genji

Autres articles de ce dossier