
Voyage dans le monde des bouquinistes japonais d’hier et d’aujourd’hui
L’histoire du « wahon » : une plongée dans les livres anciens japonais
Culture Histoire Livre- English
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Le Dit du Genji, connu aujourd’hui encore dans le monde comme un classique de la littérature japonaise, était vu à l’époque de Heian (795-1185) comme une œuvre de classe inférieure. Nous nous servons de l’exemple du plus ancien roman japonais, pour présenter l’histoire de l’écrit au Japon.
Copier le récit qu’on souhaite lire
À partir de l’époque de Nara (710-795) qui a vu le florissement du bouddhisme, les textes sacrés ont été reproduits en masse. Les artisans qui les copiaient, que l’on appelait kyôji (l’équivalent de nos copistes), en sont venus plus tard à s’occuper aussi de reliure. Vers le milieu de l’époque de Heian, la qualité du papier s’est beaucoup améliorée, il est devenu plus résistant. Les textes « officiels » (textes bouddhiques, ouvrages historiques, journaux intimes des nobles de la Cour) écrits en kanbun (c’est-à-dire uniquement en caractères chinois), se présentaient sous forme de rouleaux, et ils ont été précieusement conservés pendant plusieurs siècles, voire mille ans pour certains. La xylogravure était pratiquée dans les temples et sanctuaires, ainsi que dans leur périphérie, mais cette technologie ne s’est pas largement diffusée dans la société.
Hashiguchi Matsunosuke nous explique que si les « récits » étaient transmis, ils n’étaient pas perçus comme des œuvres méritant qu’on s’y arrête :
« À l’époque de Heian, le mot mono (en japonais, « récit » se dit monogatari) avait aussi le sens de mononoke (qui signifie « fantôme »), et l’on pensait alors que parler tout haut des revenants et autres esprits avait pour effet de les apaiser. »
Hashiguchi Matsunosuke a succédé à son beau-père à la tête de Seishindô Shoten, un bouquiniste du quartier de Jinbôchô, à Tokyo, spécialisé dans les wahon et les ouvrages se rapportant à la calligraphie. Après des études d’histoire de la littérature à l’université Sophia, il a travaillé dans une maison d’édition, avant d’entrer dans la librairie d’occasion créée au début de l’ère Shôwa (1926-1989) par le père de sa femme, à qui il a succédé en 1984. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Wahon he no shôtai (« Une invitation dans le monde des wahon »), aux éditions Kadokawa, ou encore Edo no furuhon-ya — kinseishoshi no shigoto (« Bouquinistes de l’époque d’Edo — leur travail à l’époque des temps modernes »), aux éditions Heibonsha. (Photo : Nippon.com)
« L’idée de faire un livre à partir d’un monogatari est née au milieu de l’époque de Heian, c’est-à-dire au début du XIe siècle, lorsque le Dit du Genji a été achevé. Murasaki Shikibu ou Sei Shônagon ont écrit toutes les deux pour être lues par autrui. Au début, ceux qui voulaient les lire copiaient le texte, et ensuite le donnaient ou le prêtaient à d’autres. C’est de cette façon que leurs écrits se sont diffusés. »
Comme on n’exigeait pas des femmes qu’elles écrivent en caractères chinois et qu’elles pouvaient le faire en kana, les œuvres féminines comme Le Dit du Genji ou Notes de chevet étaient considérées comme des « notes » de qualité inférieure. Une autre différence avec les œuvres écrites en caractères chinois était qu’elles n’étaient pas présentées sous la forme de rouleaux, mais sur des feuilles reliés en carnets.
À en croire le journal de Murasaki Shikibu, elle avait demandé à plusieurs personnes qui écrivaient bien de recopier son texte sur des feuillets qui étaient ensuite reliés.
« Le jeune Murasaki », le carnet d’un chapitre du Dit du Genji copié qui appartenait à de Fujiwara no Teika, grand poète japonais et homme de lettres (1162-1241), qu’on a trouvé en 2019. Le volume comporte plusieurs corrections faites par lui. (Ville de Kyoto/Jiji)
« Shikibu n’a pas écrit son roman d’une seule traite, elle a dû le composer petit à petit. L'œuvre a une structure de feuilleton, ou de série, comme on dit de nos jours. Au fur et à mesure que des gens désireux de la lire la recopiaient, ils faisaient des erreurs, et il y en avait même qui modifiaient l’histoire à leur façon. Comme l'œuvre originale ne nous est pas parvenue, on ne peut pas l’établir. À l’époque de Kamakura, deux siècles après celle où avait vécu Shikibu, Fukiwara no Teika a entrepris d’en corriger les erreurs, et c’est lui qui en a fait une œuvre en 54 chapitres. »
De nouveaux lecteurs attirés par l’intérêt des récits
Il existe quelques documents sur le commerce des livres d’occasion dans la dernière partie de l’époque de Heian. Dans le dernier rouleau des poèmes de Bai Juyi qui auraient été copiés de la main de Fujiwara no Yukimasa, dont la qualité de l’écriture était reconnue, apparaît une mention écrite par Fujiwara no Sadanobu, un calligraphe de la quatrième génération après Fujiwara no Yukimasa, qui indique que ce recueil a été acquis auprès d’une femme qui l’a vendu à l’épouse du copiste. On devine que les copistes ne se contentaient pas de copier des écrits, mais se livraient aussi à leur commerce.
L’article kyôjiya, du Nippon jisho ou Vocabvulario da Linga de Iapam, le dictionnaire japonais-portugais rédigé à la fin du XVIe siècle par des missionnaires portugais, indique : « Artisan qui ouvre les sutras, les prépare, les relie. Imprimerie ou librairie. » Cela montre que ces artisans fabriquaient les textes sacrés, les imprimaient, et s’occupaient aussi de les vendre.
À partir de l’époque Muromachi (1336-1573), il y eut de moins en moins de rouleaux, et de plus en plus de livres reliés avec du fil, ceux qui prévalurent ensuite. Lorsque la ville de Kyoto qui avait été dévastée par la guerre d’Ōnin (1467-1477) se releva grâce à Toyotomi Hideyoshi, on vit apparaître dans les quartiers autour des temples et sanctuaires (où vivaient des commerçants et des artisans qui géraient en commun et de manière autonome les différents quartiers) des librairies qui proposaient principalement des livres d’occasion.
L’imprimerie à caractères mobiles a été introduite à partir de la période Azuchi Momoyama (1573-1603) jusqu’au début de l’époque d’Edo. Elle a marqué son temps et a été utilisée non seulement pour les textes sacrés des éditions des temples et sanctuaires, mais aussi pour des textes écrits en hiragana comme Ise Monogatari (Les contes d’Ise, traduit en français), mais cette technologie avait ses limites.
« En Europe, l’impression à caractères mobiles était basée sur un alphabet de vingt-six lettres, mais pour imprimer des textes japonais, il fallait disposer de milliers de caractères mobiles, pour les kana et les caractères chinois. De plus, une composition en caractères mobiles se détériorait après avoir été utilisée une centaine de fois. Au fur et à mesure que le lectorat s’élargissait, l’impression à caractères mobiles n’arrivait plus à suivre, et l’on a redécouvert les bons côtés de la xylogravure. Elle permet plus facilement d’augmenter les tirages, et les supports en bois sont solides et peuvent être utilisés pendant des siècles. La xylogravure a fait que des libraires qui ne vendaient que des livres d’occasion se sont lancés dans l’édition. »
« Le développement de la culture de la lecture est une caractéristique du XVIIe siècle. Jusque là, les moines et les nobles étaient en majorité ceux qui étudiaient. Avec l’époque d’Edo, les guerriers se mettent à étudier, et les commerçants en font autant. Tous découvrent la lecture. Ils ne la pratiquent pas que pour l’étude, mais aussi pour le plaisir de lire des fictions comme Le Dit du Genji ou des essais comme Tsurezuregusa (Les heures oisives, traduit en français) qui les passionnent.
« La littérature orale théâtrale telles que les sekkyô [ce terme, littéralement explication de sutras, désigne des contes édifiants et des légendes hagiographiques] chantés par les moines mendiants deviennent des livres imprimés. Il en a va de même pour des pièces de jôruri et de kabuki. À Edo (ancien nom de Tokyo), on préférait le second genre, tandis que dans le Kansai, c’était le premier qui avait les faveurs du public. Chikamatsu Monzaemon a écrit des pièces spécialement pour le jôruri, tout en collaborant avec les librairies qui les publiaient à temps pour la production du spectacle.
Enfin, le Dit du Genji, considéré à l’époque de Heian comme une œuvre de classe inférieure, avait fait l’objet de multiples éditions annotées, depuis celle corrigée par Fujiwara no Teika, et avait acquis un nouveau statut, celui de classique de la littérature.
Un extrait du chapitre 5, « Le jeune Murasaki », du Dit du Genji illustré, publié en 1654. (Bibliothèque numérique de l’université Sugiyama Jogakuen)
« Ce classique est aussi devenu un objet qui faisait partie de la dot des filles de commerçants ou de guerriers. Il s’agissait de copies réalisées par des calligraphes, et présentées avec de très belles couvertures. Il fallait probablement disposer d’une fortune assez considérable pour avoir une édition complète, en 54 volumes. Les gens du peuple se procuraient pour leur part des livres xylographiques qui étaient relativement moins chers. Ils étaient toujours illustrés, et il y avait une grande concurrence entre les illustrateurs. »