
À la rencontre de l’art bouddhique
Capter les secrets de l’ombre et de la lumière : Muda Tomohiro, photographe
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On ne photographie pas pour parler de soi
Muda a évolué dans sa façon de concevoir la photographie. Quand il était étudiant à l’Université Waseda, il a approché Tômatsu Shômei (1930-2012) car il admirait ce photographe. Quand il lui a demandé de le prendre sous son aile, Tômatsu l’a repoussé sans ménagement. Ils sont pourtant restés en contact et son aîné commentait parfois son travail. Un jour, il lui dit : « On dirait que vous utilisez la photographie pour parler de vous. Laissez-moi vous dire qu’elle n’est pas du tout faite pour cela. »
Au départ, Muda n’a pas compris ce qu’il voulait dire. « Je trouvais que Tômatsu parlait de lui dans chacune de ses photos. À mes yeux, c’était la quintessence de son travail ! Je ne voyais pas du tout ce qu’il pouvait me reprocher. » Ces doutes ne se dissiperont que deux ans plus tard. Quand il sort de l’université son diplôme en poche, Muda passe 18 mois dans un village de sherpas de l’Himalaya, à l’est du Népal.
« Le monde qui m’entourait était tellement plus vaste et profond que tout ce que je pouvais receler en mon for intérieur. J’ai compris que réduire la photographie de ce vaste monde au récit de ma petite personne n’était que vanité. Je me devais de rester réceptif au monde et apprendre à capter tous ces messages encore non formulés pour les immortaliser dans mes photos. Là était ma mission. » Muda raconte combien le temps passé dans ce village de sherpas a été « une expérience qui a profondément ébranlé ma façon de penser et de voir le monde ».
Photo tirée de « Sherpas pieds nus dans la lumière » (Hikari no suashi Sherpa, 1990)
Enfin il saisissait ce que Tômatsu avait voulu lui dire. Oui, la photographie ne devait pas servir à parler de soi. Ces mots résonnaient et faisaient enfin sens pour lui. Il n’a cessé depuis de se le tenir pour dit, il avait trouvé son mantra.
Ne faire plus qu’un avec les grains de lumière
Ses photos du Népal font l’objet d’un album intitulé « Terres de sherpas » (« Sherpas pieds nus dans la lumière », en traduction du titre japonais?) sorti en 1990. Ce livre a été suivi de nombreux autres citons notamment celui portant sur les églises et monastères d’Europe intitulé « L’art roman et la lumière » (2007), « L’abbaye de Cîteaux, édifice de pierre et de lumière » (2012) ou encore « Art roman : tapi entre ombre et lumière »(2017). Le mot de lumière (hikari) hante les titres de nombre de ses ouvrages.
Pour Muda, rien n’est plus important que la lumière naturelle. Cette fascination remonte à l’enfance, quand son grand-père l’emmenait visiter les vieux temples de Nara. Ils restaient des heures entières à contempler les bouddhas silencieux qui se dessinaient dans la pénombre atemporelle des salles de prière. « C’était comme si je pouvais discerner ces grains de lumière, qui m’absorbaient littéralement. J’avais l’impression d’être en phase avec ce que la lumière avait à dire. »
Cette impression diffuse est devenue une conviction profonde après son séjour chez les sherpas. Dans la postface de son premier livre, Muda décrit en ces termes son ressenti de la lumière :
C’est peut-être ces jeux de lumière, tantôt discrets tantôt extrêmement concentrés qui me donnaient le vertige. Quand je regarde le monde via l’objectif de mon appareil photo, j’ai l’impression d’être sur un seuil me permettant de pénétrer dans un autre monde. Et j’ai souvent eu l’impression qu’un autre monde, un monde au-delà du monde, déborde sur le nôtre.
Peu importent les cultures et les religions, Muda sait si bien saisir la lumière qu’il a suscité l’admiration bien au-delà du Japon. À Paris, lors de son exposition sur l’art roman, de nombreux visiteurs sont venus lui dire combien ils avaient été stupéfaits par ses photos: « Vous avez réussi à immortaliser la lumière de ces lieux saints exactement comme je la ressens depuis mon enfance. », lui confia l’un des visiteurs. « Comment un étranger comme vous fait-il pour comprendre comment, nous, nous voyons cette lumière ? »
Une douce lumière crépusculaire filtre par les petites fenêtres de la nef si dépouillée de l’abbaye. Et là, quelque part entre l’ombre et la lumière, on perçoit une forme de sacré. L’accueil réservé aux photos en France prouve que Muda Tomohiro s’est tellement entraîné à être totalement réceptif, qu’il sait capter la lumière émanant de toutes les strates du temps, sentir la présence de tous ceux venus prier là depuis plus de 800 ans.
Photo tirée de l’album « L’abbaye de Cîteaux, édifice de pierre et de lumière » (Ishi to Hikari Citeaux no romanesuku seidô, 2012)
Capter les bribes du mystère de l’univers
Muda ayant fait ses débuts à l’époque de l’argentique, l’arrivée du numérique a été un grand bouleversement.
À l’époque de l’argentique, prendre beaucoup de photos signifiait d’abord investir du temps et de l’argent pour développer les négatifs. Il fallait ensuite avoir une idée précise de la photo que l’on voulait prendre et shooter avec parcimonie. Mais avec l’avènement du numérique, les contraintes ont drastiquement changé. « On pouvait alors vraiment se concentrer sur la prise de vue. Et parfois, des choses étranges se passaient, comme si des fragments du mystère de l’univers apparaissaient sur les clichés, des instantanés qu’il aurait été impossible de prendre avec une intention consciente de l’effet à produire.
La première fois qu’il a utilisé un appareil photo numérique, c’était pour photographier une statue du sculpteur Unkei. Le temple était si petit que de toute façon il aurait été impossible de travailler avec un gros appareil. À un moment donné, Muda perçoit une forme d’« aura » émanant de la statue, il braque alors son objectif et déclenche l’obturateur. Puis quand il regarde l’écran à cristaux liquides, le photographe est stupéfait de voir que l’appareil a immortalisé exactement l’état de son ressenti. Il se souvient encore aujourd’hui de cette surprise. « J’étais juste soufflé de voir ce qui était apparu dans ce cliché. »
Au sortir de ses expositions, des visiteurs lui demandent souvent s’il attend la lumière parfaite pour prendre ses photos, mais Muda ne travaille pas ainsi. « Je ne fais jamais rien de tel. Je n’ai pas de plan préétabli. En séance photo, je marche autour de l’objet à photographier et si quelque chose dans la lumière du moment attire mon attention, je photographie sans intellectualiser ». Même si l’évolution des technologies et le numérique ont ouvert le champ des possibles en photographie, Muda a gardé le style et l’élan de ses débuts.
Sans idée préconçue, le photographe se laisse guider par son ressenti de l’objet, du moment et de la luminosité. Il espère toucher le plus grand nombre avec ses clichés. Plus que jamais, il se tient disponible et réceptif, prêt à se saisir des imperceptibles signaux que le passé continue de faire fuser dans ces lieux sacrés et profanes. La photographie de Muda continuera sans aucun doute longtemps à nous inviter au voyage et à nous attirer dans le monde mystérieux de l’ombre et de la lumière.
Photo tirée de l’album « Grottes de Yungang : l’univers bouddhique », (Unkô sekkutsu Hotoke uchû, 2005)
(Interview réalisée par Kondô Hisashi, de Nippon.com. Texte de Sumii Kyôsuke, de Nippon.com. Photo de titre : Muda Tomohiro au Musée de la culture et de l’histoire zen de l’université Komazawa au cours de l’interview. Photos d’interview : © Kawamoto Seiya. Toutes les autres photos : © Muda Tomohiro)