À la rencontre de l’art bouddhique

Capter les secrets de l’ombre et de la lumière : Muda Tomohiro, photographe

Images Art

Muda Tomohiro a promené son objectif dans les temples du Japon, les églises d’Europe, mais aussi sur les hauteurs de l’Himalaya ou le long des côtes du nord-est de l’Archipel ravagées par le tsunami de 2011. Partout, les yeux et le cœur grand ouverts, il a capté l’ombre et la lumière de ses sujets, pour en immortaliser le motif.

Muda Tomohiro MUDA Tomohiro

Photographe. Né à Nara en 1956, il sort diplômé de l’université Waseda en 1980. Il axe son travail sur les liens qui nous relie à la nature et au cosmos, et s’intéresse autant aux portraits qu’aux paysages, sans oublier l’architecture ou les conséquences de la catastrophe du 11 mars 2011. Ses photographies qui magnifient l’art et la statuaire bouddhique de tout le continent asiatique sont renommées dans le monde entier. Site web : www.muda-photo.com

Capter l’aura des grands classiques de la statuaire japonaise

L’une de ses photos les plus renommées représente le bodhisattva Asanga, le Mujaku debout du temple Kôfuku-ji à Nara. Cette statue qui est l’un des chefs-d’œuvre de l’art bouddhique japonais, a été classée Trésor national. Difficile de croire qu’il s’agit d’une statue en bois sculptée au XIIe siècle, tant sur la photo de Muda Tomohiro, on voit ressortir les veines sur les tempes ou les rides autour de la bouche, son regard est si prenant, le bodhisattva semble si paisible et résolu... On en a le souffle coupé, sur ce cliché, le saint homme semble si vivant, comme s’il était de chair et de sang à se dresser devant nous.

Statue du bodhisattva Asanga (Mujaku) debout
Statue du bodhisattva Asanga (Mujaku) debout

La photo de la statue d’Asanga trône sur la couverture du livre intitulé « L’univers des Bouddha vu par Tomohiro Muda » paru en 2020. Cet album permet de découvrir les plus grands chefs-d’œuvre de l’art bouddhique tels que Muda sait si bien les saisir dans son objectif.
La photo de la statue d’Asanga trône sur la couverture du livre intitulé « L’univers des Bouddha vu par Tomohiro Muda » paru en 2020. Cet album permet de découvrir les plus grands chefs-d’œuvre de l’art bouddhique tels que Muda sait si bien les saisir dans son objectif.

Muda se souvient très bien du jour où il a vu pour la première fois cette statue, ce visage. Une dizaine de minutes lui aura suffit pour les prendre en photo. Il était à Nara pour préparer sa grande exposition prévue pour l’automne 2017 au Musée national, à Tokyo, sur le sculpteur Unkei. Il travaillait avec une délégation du temple mais aussi avec des représentants du musée, l’équipe faisait près de 20 personnes en comptant ses assistants. En fin de matinée, le photographe était allé déjeuner satisfait de son shooting.

Puis, vérifiant ses notifications, il voit qu’un ancien camarade d’université a essayé de le contacter. Quand il rappelle, c’est un choc. Son ami lui explique : « On vient de m’amputer de la jambe droite. Toute la jambe. » Abasourdi, Muda à la tête ailleurs quand ses assistants lui détaillent le déroulé de l’après-midi. Impossible de retenir quoi que ce soit.

De retour au Hokuen-dô, la salle ronde dans la partie nord du temple, il remarque qu’une porte, fermée le matin même, est maintenant ouverte. La lumière du soleil d’automne s’engouffre et scintille sur le sol faisant ressortir les contours de la statue dans ses moindres détails.

« Mais oui ! », se prend-il à penser.

Le reste de l’équipe est encore en train de s’affairer aux préparatifs à l’extérieur de la salle, il est seul, en tête-à-tête avec la statue. Avec son téléobjectif, il enchaîne les prises sans réfléchir, ni hésiter. C’est un moment volé, rien n’avait été prévu et encore moins planifié. Pendant une dizaine de minutes, il se laisse aller, sans chercher à garder le contrôle. Dans un éclair d’inspiration, il est totalement à l’écoute des secrets que cette statue est prête à lui livrer.

Cet instant où le photographe se sent appelé

Muda nous parle de cet instant où il sent que ce qu’il photographie va livrer ses secrets, « C’est comme si le sujet me donnait la permission de le prendre en photo. Comme si je l’entendais me dire “ Vas-y, maintenant photographie-moi ”. Quand on entend ce genre de voix, il faut obéir. »

« Rien de conscient. Comme si le sujet avait quelque chose de profond à révéler. À moi de recevoir ce qui m’est offert, capter le message qui m’est transmis. »

On passe alors à un autre mode, cet état d’esprit est très éloigné du ressenti quotidien. Il faut imaginer être complètement plongé « dans l’instant », comme « en épochè », cet état que connaissent tous ceux qui font de la méditation zen ou pratiquent les arts martiaux. Il faut mettre son cerveau au point mort. « On abaisse son niveau de conscience, sans ego ni habitudes de pensée », explique-t-il. Muda essaie toujours d’être en phase avec le sujet qu’il veut photographier et s’efforce de rester aussi ouvert et réceptif que possible. Statuaire bouddhique, art, architecture... Muda s’est spécialisé dans la photographie d’objets inanimés, pourtant étrangement porteurs d’une âme, d’une aura. Oui, ces objets ont quelque chose à transmettre, le travail du photographe consiste à utiliser son objectif pour saisir ce qu’ils ont à nous dire. Quels que soient les sujets sur lesquels il a pu travailler, le photographe les a toujours abordés dans le même esprit.

Que ressent-il donc quand il est ainsi à l’état d’ « antenne réceptrice » ? Muda explique qu’il a l’impression de percevoir ce qui est à l’intérieur du sujet, il en décèle toutes « ces bribes de prière et de temps suspendu » qui ne demande qu’à être entendues. Pour l’un de ses projets artistiques, il s’est rendu dans le Tôhoku (le nord-est), alors dévasté par le séisme du 11 mars 2011 pour photographier ces objets du quotidien que les disparus ont laissés derrière eux après la catastrophe. Muda raconte avoir fortement senti la tragédie qu’ont pu vivre les victimes mais aussi compris combien ces reliques étaient parlantes et avaient à nous raconter sur ces heures terribles ayant suivi le tsunami.

Chausson emporté par le tsunami et transfiguré après le retrait des eaux. Photo tirée de « Ces icônes de temps suspendu : souvenirs du grand séisme de 2011 » (Toki no ikon : Higashi Nihon daishinsai no kioku ), album des vestiges saisis sur le vif par Muda après le Grand tremblement de terre de l’Est du Japon.
Chausson emporté par le tsunami et transfiguré après le retrait des eaux. Photo tirée de « Ces icônes de temps suspendu : souvenirs du grand séisme de 2011 » (Toki no ikon : Higashi Nihon daishinsai no kioku ), album des vestiges saisis sur le vif par Muda après le Grand tremblement de terre de l’Est du Japon.

Le poids de cette mémoire est encore plus fort dans le cas d’une statue bouddhique ayant plus d’un millénaire. En effet, dans le cas du Mujaku debout dont nous parlions en début d’article, la statue porte non seulement en elle tous ces souvenirs datant de l’époque où elle a été sculptée par Unkei (1150-1223) qui l’a modelée à l’image de sa foi, mais l’imposante figure est aussi la gardienne du souvenir de tous ceux qui l’ont contemplée depuis, les mains jointes en prière. Le poids et la force des siècles recèlent une fabuleuse énergie : Muda explique que son travail consiste à se mettre en phase et à accueillir cette énergie quand elle fuse.

Suite > On ne photographie pas pour parler de soi

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