Le périple d'un photographe au sein de la société hyper-vieillissante du Japon

Un visage joyeux pour l’éternel : un photographe japonais égaie les portraits funéraires

Société Famille

Ônishi Naruaki [Profil]

Un photographe japonais s’est donné pour mission d’égayer les portraits funéraires et de changer la façon de voir ce concept, afin que les vivants gardent auprès d’eux une image pleine de vie du proche disparu. Et les personnes immortalisées dans l’objectif de Nozu Kiyofusa semblent satisfaites.

Le même couple au fil des ans

Saitô Takashi et sa femme Kaoruko se sont fait photographier au studio Sugao-kan peu de temps après son ouverture en 2008. Depuis, ils y sont retournés en 2013, et encore une fois en 2024, pour des « mises à jour ». Pour eux, c’est une façon de réfléchir au fait qu’ils sont toujours là, ensemble.

Takashi, 82 ans, est vétérinaire, mais il joue aussi de la contrebasse dans un orchestre de musique hawaïenne. Kaoruko a dix ans de moins que lui. Elle s’occupe du côté administratif de la clinique, et fait de la lecture et transcription pour malvoyants en bénévolat.

Kaoruko apprécie particulièrement le maquillage, qui lui donne la sensation d’être choyée comme une princesse.

Kaoruko apprécie particulièrement le maquillage, qui lui donne la sensation d’être choyée comme une princesse.

« Dans le cadre de mon travail, j’ai pu me rendre compte à quel point la fin peut être rapide, et c’est important de préparer le iei à l’avance », dit Takashi.

« Dans le cadre de mon travail, j’ai pu me rendre compte à quel point la fin peut être rapide, et c’est important de préparer le iei à l’avance », dit Takashi.

Cette fois-ci, le couple a même amené Luna, leur chatte adorée.

Takashi : Je stresse un peu

Nozu : Vous êtes trop loin l’un de l’autre, Rapprochez-vous !

Takashi : Je laisse mes véritables sentiments transparaître...

Nozu : Vous voulez bien vous tenir par la main ? Il faut donner la bonne impression à vos petits-enfants ! Voilà, c’est parfait !

Kaoruko : Mais arrête de soupirer !

Takashi : Je ne soupire pas !

Nozu : Du calme… On en fait une dernière avec Luna ?

Les deux photos en bas à droite ont été réalisées il y a 16 ans, et celles de gauche il y a 11 ans. Les dernières « mises à jour » sont affichées sur l’écran derrière.

Les deux photos en bas à droite ont été réalisées il y a 16 ans, et celles de gauche il y a 11 ans. Les dernières « mises à jour » sont affichées sur l’écran derrière.

« Ces photos... c’est un peu comme si je me rendais chez le médecin et qu’il me demande de me déshabiller. On se sent assez gêné », explique Takashi.

« Je me sentais assez troublée les deux premières fois», rajoute Kaoruko. « Mais cette-fois-ci, j’ai regardé droit dans l’objectif sans hésitation. Je suis sans doute devenue un peu effrontée avec l’âge ! Cela me ferait vraiment plaisir si cette photo était la dernière image que les gens auront de moi. »

Nozu raccompagne ses clients après la séance photos, en espérant les revoir dans quelques années.

Nozu raccompagne ses clients après la séance photos, en espérant les revoir dans quelques années.

À l’accueil du studio est disposée la poupée d’un garçon en uniforme scolaire que Nozu avait reçue des années auparavant dans le cadre de son travail. Il explique en riant : « Le hasard fait bien les choses. Cette poupée me ressemble tellement quand j’étais enfant ! » Quand les clients arrivent chez lui, cette poupée souriante ainsi que la voix et l’accueil chaleureux de Nozu les met tout de suite à l’aise.

À côté de la poupée se trouve une calligraphie qui souhaite plein de bonheur à la clientèle.

À côté de la poupée se trouve une calligraphie qui souhaite plein de bonheur à la clientèle.

Les défunts nous parlent

Vers la mi-juillet, j’ai rendu visite à Mochizuki Kimiko, 84 ans, qui habite tout près du studio de Nozu. Elle a perdu son mari il y a six ans. Son portrait funéraire avait été réalisée à Sugao-kan 15 ans auparavant.

S’adresser au portrait de son mari fait partie de la routine quotidienne de Kimiko.

S’adresser au portrait de son mari fait partie de la routine quotidienne de Kimiko.

« Quand je suis face au portrait de mon mari, j’ai l’impression qu’il est encore plus vivant que quand il était là en chair et en os. Cette impression de l’avoir encore plus près de moi après son décès, c’est grâce à cette photographie. Je lui dis bonjour tous les matins. »

C’est le premier jour de l’O-bon, le rituel bouddhiste qui honore l’esprit des défunts, et Nozu se recueille devant le portrait funéraire du mari : Regardez ! Il a l’air tellement heureux ! J’ai l’impression d’entendre sa voix. »

« La photo est si belle... C’est un vrai réconfort pour les vivants, et ça nous aide à relativiser cette sensation de perte », répond Kimiko.

Kimiko a aussi demandé son propre portrait en même temps que son mari. Ils dégagent le même air de sérénité, deux vrais amoureux.

Kimiko a aussi demandé son propre portrait en même temps que son mari. Ils dégagent le même air de sérénité, deux vrais amoureux.

Si de plus en plus de personnes, comme Kimiko, se sentent apaisées par les portraits funéraires, beaucoup d’autres restent dubitatifs. Nozu essaye de pousser ses confrères à réaliser davantage de photographies de ce genre, et il met aussi en place des séances d’information dans les entreprises de pompes funèbres afin de les encourager à préparer leur iei à l’avance.

« Notre association de quartier offre un cadeau aux résidents à l’occasion de leurs 80 ans », dit-il. « Parmi ces cadeaux, j’ai réussi à leur faire ajouter une séance dans mon studio. Mais pour l’instant, moins de 10 % font le choix d’un portrait funéraire. »

« Ceci étant, on remarque depuis quelques temps une plus grande prise de conscience des “activités de fin de vie”, et les gens saisissent mieux l’importance de préparer leur portrait funéraire. »

C’est vrai que je ressens moi-même cette tendance en tant que photographe...

Garder les visages en mémoire

Simples portraits, ces photographies au mur du Sugao-kan se transforment en iei au moment du décès.oment de leur décès.

Simples portraits, ces photographies au mur du Sugao-kan se transforment en iei au moment du décès.oment de leur décès.

Les figures humaines changent avec les années qui défilent. Les « visages de convenance » commencent à s’estomper, et les gens retrouvent leurs vrais visages, façonnés par la génétique et la vie.

Le terme omokage (面影) en japonais peut entre autres signifier « traces », et se réfère aux vestiges de choses qui ne sont plus visibles, comme les visages et les souvenirs de ceux qui sont partis. Il faudrait que ces portraits funéraires iei renferment toutes ces traces et nous permettent d’exprimer une reconnaissance envers les diverses expériences qui ont fait de nous ce que nous sommes.

(Photo de titre : le photographe Nozu Kiyofusa avec les portraits funéraires de ses parents. Toutes les photos : © Ônishi Naruaki, sauf mentions contraires)

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Ônishi NaruakiArticles de l'auteur

Photographe, professeur à l’université Tokyo Zôkei. Ses œuvres photographiques sur les grandes étapes de la vie ont été récompensées par le prix ADC New York, le prix Kôdansha de la publication culturelle, le prix Tadahiko Hayashi et le grand prix Waseda du journalisme, entre autres. En 2004, ses photographies de fleuves et rivières, prises sur une vingtaine d’années, ont été rassemblées dans un livre : 100 cours d’eau du Japon (Pie Books).

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