Le périple d'un photographe au sein de la société hyper-vieillissante du Japon

Inori Orchestra : l’artisanat du bois au service d’objets commémoratifs innovants

Société Art

La façon dont nous abordons la mort est fortement liée à nos traditions et aux croyances religieuses ancestrales. Cette pensée connaît toutefois une certaine évolution au Japon, comme en témoignent les objets commémoratifs modernes que proposent certaines entreprises. Sobres, avec des lignes épurées, ils sont très loin des autels somptueux traditionnels.

Que faire des cendres du proche défunt

Avec l’âge, j’entends parfois un son que j’avais jusque lors plus ou moins ignoré : les pas furtifs de la mort. Dans ces moments, je me demande comment je devrais me faire incinérer et comment je voudrais que mes restes soient conservés. Ou dans le cas où ma compagne partirait la première, je me demande ce que je devrais faire de ses restes.

Je suis né dans une maison traditionnelle, au toit de chaume dans les montagnes de Nara. Je me souviens vaguement de la façon dont je priais mes ancêtres et les divinités devant le butsudan et le kamidana (respectivement autels bouddhistes et shintoïstes familiaux pour particuliers), où je déposais un verre d’eau fraîche, des fleurs de saison et de la nourriture en guise d’offrande, où je brûlais de l’encens et où je récitais des sutras. Maintenant, c’est mon frère aîné qui s’occupe de la tombe familiale et des autels que nous avons à la maison, et je dois admettre que mes liens émotionnels avec mes parents ou encore mes proches, qui ne sont aujourd’hui plus de ce monde, se sont affaiblis au fil des années. Et je pense que cela a probablement un lien avec le fait que je n’ai maintenant plus que peu de contact avec le butsudan familial au quotidien.

Le butsudan, paradis de la Terre pure en miniature

Un autel butsudan doré, datant de l’ère Meiji, témoignage de la quintessence de l’artisanat bouddhiste. (Avec l’aimable autorisation de la galerie Hasegawa Ginza)

Un autel butsudan doré, datant de l’ère Meiji, témoignage de la quintessence de l’artisanat bouddhiste. (Avec l’aimable autorisation de la galerie Hasegawa Ginza)

Un autel familial est une représentation miniature du paradis bouddhique de la Terre pure. Son design a évolué au fil des époques jusqu’à se fondre dans l’intérieur de chacun, pour prendre autrefois des allures de meubles de salon et plus récemment une touche plus contemporaine. Toutefois, malgré cette modernisation, le nombre de ménages possédant un butsudan a diminué, les familles nucléaires devenant de plus en plus nombreuses, déconnectées des générations précédentes jadis souvent réunies sous un même toit.

Dans le même temps, ce phénomène s’est accompagné d’une augmentation du nombre de personnes conservant chez elles les restes de leurs proches, une partie des os et des cendres de la personne défunte. Certaines ont adopté une approche plus personnelle pour conserver le souvenir de l’être cher, ressentant moins le besoin d’avoir chez soi un butsudan ou de se rendre sur sa tombe.

Beaucoup se pose toutefois la question de l’objet qui accueillera les restes de la personne défunte.

Autels et accessoires modernes tout en élégance

En cherchant des meubles de style bouddhique en harmonie avec mon style de vie, j’ai découvert par hasard un site internet qui proposait une impressionnante gamme de butsudan et autres accessoires modernes et plutôt élégants. Enthousiaste, j’ai immédiatement contacté la société qui fabrique ces objets, Inblooms, pour prendre un rendez-vous et aller visiter ses bureaux à Shizuoka.

Leur gamme d’articles « Inori » (qui signifie littéralement « prière » en japonais) est très simple, sans artifices, sans prétention. Et pourtant, elle porte indéniablement en elle une présence. Contrairement au caractère solennel religieux des butsudan traditionnels, les autels de l’entreprise Inblooms sont tout en légèreté. Il s’agit de simples cadres en bois, une conception sans entraves qui laisse passer le vent et permet de faire tinter la cloche de l’autel.

Le butsudan A4 : un cadre en bois conçu pour accueillir une urne et une tablette ihai.

Le butsudan A4 : un cadre en bois conçu pour accueillir une urne et une tablette ihai.

Inblooms a considérablement transformé les autels traditionnels, pour un style plus adapté à notre mode de vie moderne. L’un des produits phares de l’entreprise, comme il est présenté sur sa galerie en ligne « Inori Orchestra », est le butsudan A4, dont les dimensions sont littéralement celles d’une feuille de papier A4.

On est tout de suite frappé par la douceur du bois utilisé ; c’était comme si le bois naturel assimilait rapidement la chaleur de mes mains. Il n’y a pas d’autre mot pour décrire ce que j’ai ressenti. J’ai été littéralement fasciné par le potentiel sans limites des articles devant moi. Ils ont éveillé mes sens si bien que j’ai fini par prendre en photo chaque objet un à un, en tant que photographe.

Les chaises de la salle d'exposition d'Inblooms ont été créées par le designer danois Hans J. Wegner.

Les chaises de la salle d’exposition d’Inblooms ont été créées par le designer danois Hans J. Wegner.

La série Tenshi no Ouchi (maison d’anges) renferme à l’intérieur de petites urnes funéraires.

La série Tenshi no Ouchi (maison d’anges) renferme à l’intérieur de petites urnes funéraires.

Une forêt de tablettes mortuaires : Mori no ihai

Un ihai est une tablette mortuaire sur laquelle sont inscrits le nom bouddhiste posthume d’une personne et la date de son décès. Ce serait également là où reposerait l’âme du défunt. Jusque lors, leur couleur était invariablement noire. Inblooms a voulu bousculer un peu les traditions, et de cette idée est née ce que l’entreprise appelle « Mori no Ihai » (ihai de la forêt), un trésor de tablettes qui, lors de leur lancement, étaient disponibles dans plus de 200 types de bois naturels. Pour ma mère qui aimait les fruits, par exemple, j’ai opté pour une tablette en bois de pommier, un ihai unique en son genre, grâce auquel je peux me connecter émotionnellement avec elle lorsque je prie.

Les tablettes de la série Mori no Ihai disponibles dans plus de 100 types de bois naturel.

Les tablettes de la série Mori no Ihai disponibles dans plus de 100 types de bois naturel.

La série innovante de tablettes ihai s’est vue recevoir le prix Google Design Award par l’Institut japonais de promotion du design en 2018. Les membres du jury ont souligné que cette gamme de produits élargissait le nombre d’options offertes pour exprimer la personnalité du défunt à travers le type de bois choisi. Moderne et au design innovant, la gamme Inori Orchestra a été citée pour la même récompense à pas moins de sept reprises au total.

De nombreux produits Inori s’inspirent du design des meubles scandinaves, explique Kikuchi Naoto, président d’Inblooms. « Les chaises de notre salle d’exposition sont l’œuvre d’artisans travaillant avec le plus grand soin et d’excellents matériaux (…) Si elles se cassent, elles sont réparées, et non remplacées. C’est ce qui se faisait autrefois au Japon, et nous cherchons à atteindre le même niveau de qualité. Plus le design est simple, plus ce qui est essentiel apparaît comme une évidence.

Transmettre l’artisanat du bois

Si Kikuchi Naoto aime autant le bois, c’est grâce à son oncle, ancien charpentier au sanctuaire Shizuoka Sengen et à ce qu’il lui a appris. Au début des années 1800, le shogunat Tokugawa a rassemblé les meilleurs charpentiers venus des quatre coins du pays pour construire des bâtiments qui se dressent encore aujourd’hui et qui font partie de l’architecture de ce sanctuaire. Les descendants de ces charpentiers miya-daiku, spécialisés dans la construction et la réparation d’édifices de sanctuaires et de temples, qui sont restés, se sont mis à utiliser les techniques de jointure pour assembler ce qui deviendra plus tard le sashimono de Suruga : des meubles, des butsudan et d’autres objets réalisés sans avoir à utiliser un seul clou.

Aujourd’hui, même ces objets sont de plus en plus fabriqués par des fournisseurs étrangers, qui pratiquent des prix plus abordables. « En lançant Inori Orchestra, l’un de mes objectifs a été de donner à des ébénistes et menuisiers locaux des opportunités de perfectionner leur savoir-faire (…) Yasuda Masahiro est l’un de ces artisans aguerris, à qui je suis allé rendre visite à son atelier » explique Kikuchi Naoto. « Les commandes que je reçois pour la gamme de produits Inori sont plutôt exigeantes » admet-il. « Il arrive même que les exigences soient telles que je me pose vraiment des questions. Mais bien sûr, je suis impatient de relever le défi qui s’offre à moi. En surmontant les obstacles techniques, je peux élargir mes compétences, et m’ouvrir de nouvelles portes. Et le président Kikuchi me dit ce que les clients souhaitent, ce qui me permet de toujours rester attentif et vigilant. »

Pour le président d’Inblooms, la clef est de déléguer l’assemblage de ses produits qu’il aime tant à ceux qui partagent vraiment son enthousiasme, une description qui correspond bien à Yasuda Masahiro.

Yasuda met un point d'honneur à « lire » et à « écouter » chaque morceau de bois qui passe entre ses mains.

Yasuda met un point d’honneur à « lire » et à « écouter » chaque morceau de bois qui passe entre ses mains.

Les produits Inori passent entre les mains de nombreux artisans pour y être polis avec le plus grand soin.

Les produits Inori passent entre les mains de nombreux artisans pour y être polis avec le plus grand soin.

Yasuda Masahiro espère que la relève sera assurée par la nouvelle génération.

Yasuda Masahiro espère que la relève sera assurée par la nouvelle génération.

La genèse d’Inori Orchestra

Après avoir obtenu un diplôme d’arpenteur-géomètre à Nagoya, Kikuchi Naoto a travaillé pour une entreprise de construction, où il a été chargé de la conception et de la construction de cimetières de jardins. Cette expérience l’a amené à réfléchir à des approches plus modernes de l’inhumation et de la commémoration des défunts. Il est ensuite retourné à Shizuoka, où il est devenu vendeur pour Volkswagen. Après quatre années dans l’entreprise, il est devenu le meilleur concessionnaire du constructeur allemand, son préféré au Japon.

À peu près à la même époque, une entreprise suisse qui fabriquait des « diamants commémoratifs » à partir des cendres de la personne défunte a ouvert à Shizuoka. Impressionné par cette idée novatrice, Kikuchi Naoto s’est dit qu’il pouvait trouver une solution au nombre insuffisant de cimetières au Japon. Il a donc créé sa propre entreprise, et de là est née la gamme de pendentifs Ash in Jewelry entre autres accessoires, écrin des cendres de la personne défunte. Cette gamme a connu un grand succès.

Un bracelet avec une capsule abritant les cendres de la personne chère.

Un bracelet avec une capsule abritant les cendres de la personne chère.

Aujourd’hui, 18 ans plus tard, le président d’Inblooms travaille avec une petite équipe en qui il a toute confiance, toujours impliqué personnellement dans tout ce qui a trait au développement des produits, à la photographie, à la conception et à l’emballage. « Beaucoup de clients nous envoient des lettres de remerciements » confie-t-il. « C’est grâce à eux que nous sommes arrivés là où nous sommes aujourd’hui. Quand je regarde autour de moi, je vois de nombreuses autres entreprises qui proposent des produits qui ressemblent à notre gamme Inori Orchestra. Cela signifie que le nouveau genre d’objets commémoratifs que nous avons développé s’est fait une place sur le marché. »

« J’ai pour ambition de devenir l’Apple de l’industrie du butsudan, une source constante d’innovation. Un jour peut-être, avant que je ne quitte ce monde, les formes de nos produits deviendront aussi universelles que des cintres pour pendre des vêtements, et les gens se diront « Mais qui est le concepteur de cet objet ? ».

L'urne miniature Yurikago, pour le repos des cendres de nourrissons. Elle évoque un nouveau-né couché dans un yurikago, ou berceau.

L’urne miniature Yurikago, pour le repos des cendres de nourrissons. Elle évoque un nouveau-né couché dans un yurikago, ou berceau.

L'urne en verre Art Glass est fabriquée par des souffleurs de verre.

L’urne en verre Art Glass est fabriquée par des souffleurs de verre.

Résonnance d’un ossuaire d’âmes et de lumière

Fasciné par le travail des souffleurs de verre, le président d’Inblooms a lancé une ligne d’urnes fabriquées avec cette technique. Kimiya Kôshi, prêtre en chef au temple bouddhiste Ryôun-ji de la ville de Hamamatsu (Shizuoka) qui abrite la plus grande version au monde du Sutra du cœur, écrit par la calligraphe Kanazawa Shôko, affectionne particulièrement ces magnifiques urnes. J’ai décidé moi aussi de me rendre au temple.

Le prêtre principal du Ryôun-ji, Kimiya Kôshi, assis devant le Sutra du cœur, par la calligraphe Kanazawa Shôko, atteinte du syndrome de Down.

Le prêtre principal du Ryôun-ji, Kimiya Kôshi, assis devant le Sutra du cœur, par la calligraphe Kanazawa Shôko, atteinte du syndrome de Down.

À l’autre bout de la salle se trouve un ossuaire composé de 266 urnes en verre illuminées, le nombre de personnages du Sutra du cœur. J’ai été stupéfié lorsque j’ai vu un visiteur rester très longtemps devant une urne. Il était arrivé à la tombée de la nuit.

Les urnes qui baignent de lumière ressemblent à des étoiles dans le ciel du soir.

Les urnes qui baignent de lumière ressemblent à des étoiles dans le ciel du soir.

Une femme a longtemps prié devant l’ossuaire, du crépuscule jusqu’à la tombée de la nuit.

Une femme a longtemps prié devant l’ossuaire, du crépuscule jusqu’à la tombée de la nuit.

Ces statues Tenshi Jizô ont été fabriquées pour prier pour la fin de la pandémie de Covid-19.

Ces statues Tenshi Jizô ont été fabriquées pour prier pour la fin de la pandémie de Covid-19.

Par nos prières et nos offrandes, nous dirigeons nos pensées vers des êtres chers qui ne sont plus parmi nous. Mais nous ressentons leur présence et nous résonnons avec eux à l’unisson. Comme le soleil et la lune, la lumière rayonne de l’un et est reflétée par l’autre. De la même façon, dans une prière silencieuse, une main rencontre l’autre.

(Photo de titre : Inori Ouchi est un butsudan en bois naturel qui s’intègre parfaitement dans un environnement moderne. Toutes les photos © Ônishi Naruaki)

bouddhisme artisanat société mort bois