Le périple d'un photographe au sein de la société hyper-vieillissante du Japon

Vieillir oui, mais avec lui : vivre dans une maison de retraite avec des animaux de compagnie

Société

Faire face à la fin de vie peut être terriblement éprouvant, surtout lorsque l’on vit en maison de retraite, loin de son environnement familier. Une résidence de la ville de Yokosuka, près de Tokyo, a donc proposé à ses pensionnaires et à son personnel soignant d’égayer le quotidien de l’établissement en accueillant les compagnons à quatre pattes.

Vieillir oui, mais avec un animal de compagnie

Ikkyû est mon compagnon de tous les instants, c’est un chien de race Shiba. Je l’ai appelé comme ça car son nom veut dire « faire une petite pause ». Grâce à lui, je peux vivre des moments de paix et de tranquillité au soir de ma vie. Sentir sa petite truffe humide dans ma main tous les matins au réveil suffit à me remplir de joie et me donner envie de vivre. Mais il a déjà 15 ans et, depuis l’année dernière, il commence à vieillir lui aussi. Ses pattes ne le portent plus aussi bien qu’autrefois et des problèmes d’incontinence surviennent. Il gémit aussi parfois sans raison apparente, comme s’il avait des accès de démence sénile.

J’ai toujours pensé que nous serions ensemble jusqu’à la fin, mais aujourd’hui, je n’en suis plus aussi sûre. Je ne supporterais pas d’être sans lui. Je pense que j’en perdrais la tête.

Les humains ne sont pas les seuls à sombrer dans la vieillesse. Les animaux partagent le même sort. Comment faire pour que les humains et leurs compagnons à quatre pattes s’apportent du réconfort et se soutiennent au crépuscule de leur vie ? La question se pose d’autant plus quand vient le moment de partir en maison de retraite. À ce titre, « Sakura no Sato Yamashina », un établissement situé à Yokosuka, dans la préfecture de Kanagawa, fait figure de pionnier.

La maison de retraite baptisée Sakura no Sato Yamashina, « Village aux fleurs de cerisier », est un îlot plein de soleil et de verdure.

La maison de retraite baptisée Sakura no Sato Yamashina, « Village aux fleurs de cerisier », est un îlot plein de soleil et de verdure.

« Sakura no Sato Yamashina » (ci-après, « Sakura ») a été construit en 2012 et dispose de 100 lits. Les chambres individuelles sont réparties sur quatre étages. Dans les deux unités spéciales disposant chacune de 10 chambres, les seniors peuvent vivre avec un animal de compagnie.

Une personne âgée nouvellement arrivée dans la résidence est accueillie par Bunpuku, un chien vivant dans la maison de retraite.

Une personne âgée nouvellement arrivée dans la résidence est accueillie par Bunpuku, un chien vivant dans la maison de retraite.

Deux unités peuvent accueillir des seniors qui souhaitent emménager avec leur animal de compagnie, ou qui voudraient pouvoir vivre en aux côtés d’animaux. En effet, l’établissement accueille également des chiens et des chats sauvés de refuges et leur offre un dernier asile pour qu’ils soient aux côtés des résidents.

La notion de « protection des animaux de compagnie » n’est pas une idée encore largement répandue au Japon. L’enjeu est de prendre soin des humains mais aussi des animaux et de reconnaître que les chiens et les chats jouent un rôle au sein de la communauté et qu’ils y ont leur place. Pour Wakayama Michihiko, le directeur de « Sakura », ce modèle de soins aux seniors et personnes en situation de handicap est révolutionnaire.

La douceur et le bonheur en partage

Mme Nozawa (97 ans) profite d’un moment de calme avec Mick pendant que le personnel soignant vaque à son travail.

Mme Nozawa (97 ans) profite d’un moment de calme avec Mick pendant que le personnel soignant vaque à son travail.

Mme Sawada (79 ans) avait emménagé dans la maison de retraite avec son chat. Mais après sa mort survenue il y a trois ans, elle apprécie la compagnie de Yurikko, l’un des chats hébergés dans l’établissement qui vient lui rendre visite de temps à autre.

Mme Sawada (79 ans) avait emménagé dans la maison de retraite avec son chat. Mais après sa mort survenue il y a trois ans, elle apprécie la compagnie de Yurikko, l’un des chats hébergés dans l’établissement qui vient lui rendre visite de temps à autre.

L’enseignant devenu aide-soignant

Après des études supérieures, Wakayama Michihiko a travaillé comme professeur dans un lycée de la préfecture d’Ibaraki réputé pour son taux de réussite aux examens d’entrée à l’université les plus difficiles. Il était déjà à ce poste depuis huit ans, quand ses parents lui ont annoncé leur intention de créer une maison de repos.

Élevé dans un foyer ordinaire, son père avait jusqu’alors travaillé en entreprise et sa mère était femme au foyer. Mais ses parents non contents de tenter une reconversion ont demandé à leur fils de les aider dans leur projet. Réticent au début car il aimait enseigner et trouvait son travail gratifiant, il finit par accepter à la suite d’un événement tragique. En effet, une de ses élèves, une jeune fille brillante qui rêvait de devenir scientifique, trouve la mort dans un accident de la route alors qu’elle se rendait au lycée à vélo. Après avoir aidé ses camarades à surmonter le traumatisme et réussi à leur avoir fait passer leur examen d’entrée à l’université, Wakayama décide d’interrompre sa carrière et de s’impliquer dans le projet familial. En 1999, la famille fonde donc un centre d’aide sociale qu’ils baptisent « Kokoro no Kai » (L’Association du Cœur) et qu’ils complètent l’année suivante d’un service d’aide à la personne pour seniors mais aussi d’un service d’aide à l’embauche accompagnant les jeunes déscolarisés dans leur recherche d’emploi.

Wakayama Michihiko porte Aoi, un chat de race Bleu russe vivant dans l’établissement.

Wakayama Michihiko porte Aoi, un chat de race Bleu russe vivant dans l’établissement.

Rendre les choses possibles

Les soignants professionnels disent souvent prendre soin de leurs patients sans « jamais baisser les bras ». Pour Wakayama, il était important que cette phrase prenne tout son sens. Il voulait faire tout ce qui était en son pouvoir pour que cet idéal devienne réalité. Ce principe l’a guidé à modeler le système de soin de son établissement.

Or l’histoire de ce senior contraint de se résoudre à euthanasier son chien bien-aimé pour pouvoir trouver une place en maison de retraite l’avait marqué. L’homme ne s’était jamais pardonné cet acte. S’accusant les larmes aux yeux d’avoir « tué un membre de sa famille de ses propres mains », il meurt de désespoir en six mois. Wakayama est horrifié par ce drame. Comment peut-on infliger une telle détresse à une personne en fin de vie ? Il envisage alors l’idée d’une maison de retraite permettant aux résidents d’emménager avec leurs animaux de compagnie.

Peu après son ouverture, l’établissement Sakura accueille donc entre ses murs un senior qui jusqu’alors vivait avec son chien et bénéficiait d’une aide publique à domicile. Il souffrait de démence sévère et son état se détériorait. Pourtant il refusait de vivre en établissement de soins s’il devait se séparer de son chien. Son cas était un casse-tête pour les autorités locales, mais Sakura acceptant de le prendre en charge, le senior a pu prendre ses quartiers, avec son fidèle compagnon. L’homme s’est finalement éteint paisiblement, six mois après son chien.

Bunpuku, le « chien miracle » qui veille sur les mourants

Une bénévole accompagne Bunpuku, toujours enthousiaste, quand il s’agit de faire une promenade.

Une bénévole accompagne Bunpuku, toujours enthousiaste, quand il s’agit de faire une promenade.

Bunpuku est un des résidents les plus populaires. Ce Shiba mixte âgé d’une quinzaine d’années, semble avoir une étrange capacité à sentir approcher la mort. Est-ce grâce à son odorat ? Le personnel avait remarqué que le chien veillait devant la chambre d’un pensionnaire qui, quelques jours plus tard, allait passer de vie à trépas. Quand il a eu le pressentiment que la fin était proche, Bunpuku a sauté sur le lit pour lécher tendrement le visage du mourant, comme s’il ne voulait pas le laisser partir. Or ce comportement s’est par la suite répété plusieurs fois. Wakayama est convaincu que le chien a à cœur d’apporter du réconfort aux agonisants. Mais ces dernières années, Bunpuku semble être moins réactif. Avec l’âge son odorat lui ferait-il défaut ? En 2019, Wakayama a publié un livre sur le « chien miracle » et on a pu entendre parler de Bunpuku à la télévision et dans de nombreux magazines.

Bunpuku veille attentivement sur sa famille humaine.

Bunpuku veille attentivement sur sa famille humaine.

Et il se repose dans son fauteuil préféré.

Et il se repose dans son fauteuil préféré.

En fait, Bunpuku a frôlé la mort. C’était juste avant son arrivée dans l’établissement. Il a été retiré de justesse d’une clinique vétérinaire de la préfecture de Chiba par un groupe de protection des animaux alors qu’on s’apprêtait à l’abattre. Quand on a vu la mort de si près, cela rend peut-être sensible à l’imminence du trépas.

Bunpuku photographié quelques minutes avant sa mise à mort programmée, alors qu’il avait 1 ou 2 ans (avec l’aimable autorisation du groupe de protection des animaux de Chiba-wan).

Bunpuku photographié quelques minutes avant sa mise à mort programmée, alors qu’il avait 1 ou 2 ans (avec l’aimable autorisation du groupe de protection des animaux de Chiba-wan).

Daiki est un autre pensionnaire à quatre pattes. Lui aussi de race Shiba, il est de ceux qui ont été sauvés et ont pu trouver refuge dans l’établissement de Wakayama Michihiko. La première fois que je l’ai rencontré, il était déjà impotent et Izuta Keiko, l’une des soignantes, s’occupait de lui avec amour.

Izuta a suivi une formation pour s’occuper des chiens âgés. La dévotion dont elle fait preuve force l’admiration. « S’occuper de Daiki n’a jamais été un fardeau, pas un seul instant », déclare-t-elle sans l’ombre d’une hésitation.

Daiki aime sentir le vent passer sur son échine. Avec l’aide de sa soignante, il rassemble ses dernières forces, campe sur ses pattes sans tomber et tente une petite marche.

Daiki aime sentir le vent passer sur son échine. Avec l’aide de sa soignante, il rassemble ses dernières forces, campe sur ses pattes sans tomber et tente une petite marche.

Passer de l’autre côté de l’arc-en-ciel

Daiki est mort le 27 mars 2024. Sur le blog de Sakura on a pu lire :

Daiki est passé de l’autre côté de l’arc-en-ciel. Pour son dernier voyage, il est parti paisible, comme s’il s’endormait. Ce matin, je l’ai vu partir pour sa toute dernière promenade. Le ciel était azur. Izuta-san le portrait dans ses bras.

Je me suis souvenu d’une photo que j’avais prise lors d’une précédente visite. Mme Izuta portait Daiki dans ses bras. La lumière passant par la fenêtre se reflétait sur le mur et on voyait danser l’ombre des feuillages, comme un arc-en-ciel d’ombre et de lumière à enjamber les mondes.

L’ombre portée des arbres semble danser sur le mur et dessiner un pont vers un autre monde.

L’ombre portée des arbres semble danser sur le mur et dessiner un pont vers un autre monde.

Dans son grand âge, quel réconfort de vivre en compagnie d’animaux

Il ne fait aucun doute que les amoureux des animaux souhaiteraient voir se multiplier les établissements comme Sakura. Wakayama Michihiko regrette que malgré les nombreuses visites reçues, il soit l’un des seuls à proposer cet environnement de vie.

Les obstacles sont certes nombreux, mais pas insurmontables. Il faut pouvoir nourrir les animaux, assurer leurs frais médicaux et embaucher du personnel supplémentaire pour les promener. Il faut par ailleurs respecter les mesures d’hygiène et s’acquitter de formalités administratives. La question de l’hygiène n’est pas le problème le plus ardu. La présence d’animaux ne change pas foncièrement la donne, puisqu’il existe déjà un cahier des charges très détaillé pour l’accueil de seniors. En outre, la présence animale a un tel effet sur le moral que les avantages l’emportent largement sur les quelques inconvénients. La bonne humeur est palpable, à chacune de mes visites j’ai entendu l’établissement résonner de rires. Par leur seule présence, les animaux de compagnie brisent les routines et apportent de l’entrain. Wakayama Michihiko sait combien ils stimulent et responsabilisent les résidents, les symptômes de la démence s’estompent et articulations engluées d’arthrose retrouvent un peu de leur souplesse.

La mort fait partie de la vie

Les résidents admirent les cerisiers en fleurs dans le jardin en bas de la maison de repos. L’énergie et le bon caractère de Bunpuku font fleurir les sourires sur tous les visages.

Les résidents admirent les cerisiers en fleurs dans le jardin en bas de la maison de repos. L’énergie et le bon caractère de Bunpuku font fleurir les sourires sur tous les visages.

Ce qui m’a particulièrement marqué, c’est que les chiens et les chats n’« appartiennent » à personne. Désormais chéris de tous, ils sont sauvés de l’abandon, de la solitude et de la peur de la mort ont trouvé un nouveau foyer. Aujourd’hui, ils redonnent toute la joie, l’espoir dont ils sont capables pour illuminer la vie des seniors et de leurs soignants.

« La mort n’a rien d’extraordinaire. Elle fait partie de la vie dont elle est le dernier volet. C’est quelque chose de naturel qui arrive à tout le monde », m’a un jour expliqué Wakayama. Ses paroles continuent de résonner en moi. Et plus j’y pense, plus je trouve qu’elles tombent sous le sens.

Comme chaque année, le printemps et ses fleurs reviennent à Sakura no Sato Yamashina.

(Toutes les photos : © Ônishi Naruaki, sauf mention contraire)

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