Ozu Yasujirô — à la redécouverte d’un maître du cinéma

Un regard derrière la caméra : Ozu Yasujirô et sa famille

Cinéma

Carmen Grau Vila [Profil]

Ozu Yasujirô, réalisateur du Voyage à Tokyo, un chef-d’œuvre sorti sur les écrans en 1953, est né cinquante ans plus tôt dans cette capitale qu’il a tant aimé décrire au fil de sa filmographie. Le cinéaste a accompagné le changement radical de la société japonaise de son temps et a joué un rôle majeur dans l’âge d’or du cinéma nippon. Quels souvenirs a-t-il laissés à ses proches ? Ses neveu et nièce, Nagai Hideyuki et Ozu Akiko, nous éclairent sur sa vie privée.

Les muses d’Ozu

« Je pense qu’il n’aurait pas pu faire tout ce qu’il a accompli s’il n’avait pas été célibataire. » Voilà la réponse de Nagai aux médias qui le taraudent, en lui demandant pourquoi le réalisateur ne s’est jamais marié. Mais cela ne signifie pas qu’il n’ait pas eu de liaisons. Plusieurs femmes ont aussi joué un rôle fondamental dans sa vie et dans son œuvre.

Sa mère Asae a joué un rôle crucial dans son existence, ils sont restés étroitement liés jusqu’à leurs derniers jours. La mère et le fils ont la plupart du temps vécu sous le même toit et ils sont morts à à peine un an d’intervalle.

Le contexte familial est aussi à prendre en compte. Après le mariage de son frère aîné, Ozu a rapidement vu combien la relation entre la belle-mère et sa bru était épineuse. Dans le Japon traditionnel, c’est à l’aîné qu’il revient de s’occuper des parents, mais dans les faits c’est plutôt Yasujirô qui a veillé sur sa mère.

À trois ans, quand une méningite met gravement en danger la vie d’Ozu, Asae se dévoue corps et âme pour sa guérison. Jusqu’à la fin de sa vie, le cinéaste lui en sera profondément reconnaissant. Akiko trouve certes que son oncle aimait à être entouré, mais elle précise qu’il était très timide dans l’âme. Pour ce qu’elle en sait, le réalisateur serait tombé amoureux d’au moins trois femmes, « mais il était incapable de déclarer son amour et dans l’intervalle d’autres le devançaient ».

D’un point de vue professionnel, « Ozu n’aimait pas se rapprocher de ses actrices », explique Nagai. À l’automne de sa vie, il aurait entretenu une liaison avec Murakami Shigeko, l’accordéoniste dont la musique a accompagné une scène de Voyage à Tokyo. « Elle lui était très chère », dit le neveu en parlant de cet amour tardif.

Aux côtés de Yamashita Kazuko, une autre nièce d’Ozu, Akiko parle de son oncle à l’occasion de la rétrospective Ozu qui a eu lieu à Tateshina en 2023. (© Kodera Kei)
Aux côtés de Yamashita Kazuko, une autre nièce d’Ozu, Akiko parle de son oncle à l’occasion de la rétrospective Ozu qui a eu lieu à Tateshina en 2023. (© Kodera Kei)

Hara Setsuko est la figure féminine qu’on associe le plus à Ozu. L’actrice a joué dans la trilogie de l’ingouvernable Noriko — Printemps tardif (1949), Été précoce (1951) et Voyage à Tokyo (1953). Leur couple à l’écran reste emblématique de la relation d’un pygmalion à sa muse. Des rumeurs ont pu circuler sur une potentielle liaison amoureuse mais « il la respectait beaucoup et n’a jamais eu l’intention de l’épouser. Ils se comportaient en professionnels », explique Nagai.

Hara Setsuko ne s’est jamais mariée elle non plus et quand à la surprise générale, elle a choisi de prendre sa retraite à la mort d’Ozu en 1963, les rumeurs ont alors repris alimentant un mystère que personne ne pourra jamais élucider. Elle s’est tenue à l’écart des projecteurs et a refusé toute interview, y compris à son biographe, qui a tenté pourtant pendant des années de lui extorquer ses secrets.

Pour Nagai, l’explication est simple : « Hara aimait travailler avec Ozu parce qu’il lui permettait de donner le meilleur d’elle-même. » Ils avaient 12 ans d’écart et à sa mort, elle avait déjà un certain âge. « Malheureusement, elle était peut-être déjà trop âgée pour l’industrie du film », précise-t-il. « Elle avait largement dépassé la quarantaine et si elle s’est retirée c’est qu’elle ne voulait pas se voir cantonnée à des films médiocres. Sa carrière avait déjà atteint son pinacle. »

Nagai pense que l’actrice était en avance sur son temps et qu’elle a eu une influence majeure dans cette industrie encore très patriarcale. « Le mérite en revient à Ozu, mais elle était une excellente actrice et son talent était indéniable. » Nagai n’est pas tendre avec l’industrie du film d’hier et d’aujourd’hui. Quand l’actrice est décédée en 2015 à l’âge de 95 ans, il a déploré que la couverture médiatique dont elle a bénéficié au Japon ait été si faible en comparaison des hommages qui lui ont été rendus à l’étranger.

Les derniers souvenirs

Pour finir, Nagai nous confie quelques anecdotes au sujet d’autres grands cinéastes de la période. « Kurosawa Akira éprouvait de la sympathie pour Ozu, il lui avait confié avoir beaucoup aimé Le Voyage à Tokyo. Le film a également trouvé un écho favorable auprès de Yamada Yôji. Le réalisateur se rendait souvent chez Kurosawa pour qu’ils revoient ensemble ce Voyage à Tokyo dont Yamada a proposé en 2013 un remake intitulé Tokyo Kazoku. »

Le neveu aimerait que l’on se souvienne d’Ozu comme d’un être « humble qui n’était jamais prétentieux, mais toujours prévenant et gentil », « …même s’il aimait aussi les plaisanteries grivoises », s’amuse-t-il.

Ozu était un homme frugal et plein de vie. Les nombreux prix qu’il a remportés au Japon n’ont jamais affecté sa façon de tourner. Selon Nagai, ses dernières années passées à écrire des scénarios au milieu de la forêt à Tateshina ont sans doute été un excellent moment de son existence. « C’était un homme de son époque, souvent dur mais qui ne rechignait pas à la taĉhe et ne regimbait pas face à la rudesse de la vie. »

L’hiver, il trouvait des idées, qu’il filmait en été. Pendant près d’une décennie, lui et son collègue et scénariste, Noda Kôgo, ont cheminé. Ils alternaient phases créatives et repos, installés dans cette villa au creux des montagnes de Nagano qui existe de nos jours encore. Certes il n’a jamais porté ces paysages à l’écran, mais « il a toujours porté Tateshina dans son cœur ».

À la rétrospective Ozu qui a lieu tous les ans depuis 1998 à Chino (préfecture de Nagano), Nagai Hideyuki relate ses souvenirs et parle de son oncle. (© Kodera Kei)
À la rétrospective Ozu qui a lieu tous les ans depuis 1998 à Chino (préfecture de Nagano), Nagai Hideyuki relate ses souvenirs et parle de son oncle. (© Kodera Kei)

Le dernier souvenir de Nagai avec son oncle remonte à 1963, on venait d’installer pour la première fois un poste de télévision à Unko-sô, la villa voisine appartenant à Noda, l’ami et scénariste. « Nous regardions tous ensemble les émissions de la chaîne publique sur ce petit téléviseur. »

Higan-bana, fleurs d’équinoxe

Ozu Akiko participe aussi au festival du film de Tateshina qui tous les ans rend hommage au cinéaste. L’automne 2023 n’a pas fait exception et à l’occasion de la rétrospective, elle s’est rendue à Mugei-sô, la dernière villa de travail du réalisateur. Dans le jardin, fleurissent de superbes higan-bana, ces beaux lys araignée rouges que le cinéaste affectionnait tant, pour leur couleur notamment.

On retrouvait le rouge intense de ces lys dans ses films en couleur et il a même choisi d’en faire le titre de l’un de ses films, Fleurs d’équinoxe est sorti en 1958. Comment voyait-il ces fleurs, qu’étaient-elles pour lui ? Sa nièce Akiko pense que la clef de cette énigme se trouve dans un passage de son journal intime daté du 25 septembre 1927. Ce jour-là, Ozu allait de chez sa grand-mère à la gare de Hisai, à Tsu, une ville où il avait passé une partie de sa jeunesse dans la préfecture de Mie. À mesure que le train s’éloignait du quai, Ozu a vu défiler ces fleurs rouges, sur les bas-côtés de la voie ferrée.

Au Japon, on dit que cette « fleur d’équinoxe » symbolise les souvenirs perdus. C’est Akiko qui a eu l’idée de planter des higan-bana dans le dernier havre de créativité d’Ozu, afin que tous les automnes, elles exultent de leur rouge délicat.

On distingue Nagai Hideyuki (deuxième rang, au centre) et Ozu Akiko (au premier rang, la deuxième à partir de la droite) sur la photo commémorative regroupant les participants de la rétrospective Ozu, prise à Tateshina en septembre 2023. (© Kodera Kei)
On distingue Nagai Hideyuki (deuxième rang, au centre) et Ozu Akiko (au premier rang, la deuxième à partir de la droite) sur la photo commémorative regroupant les participants de la rétrospective Ozu, prise à Tateshina en septembre 2023. (© Kodera Kei)

(Photo de titre : Nagai Hideyuki et Ozu Akiko, neveu et nièce d’Ozu Yasujirô. © Kodera Kei)

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Carmen Grau VilaArticles de l'auteur

Journaliste spécialiste de l’Asie de l’Est ; traductrice et interprète. Titulaire d’un doctorat d’histoire de l’université Computense de Madrid. Chercheuse associée à l’Institut de la collectivité durable et de la gestion des risques de l’université Waseda et correspondante pour le Japon du site internet d’information Equal Times. Lauréate du prix 2019 de la Global Media Competition sur les migrations liées au travail. Écrit aujourd’hui pour de nombreux organes des médias et groupes de réflexion en Espagne et en Amérique latine.

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