Ozu Yasujirô — à la redécouverte d’un maître du cinéma

Ozu Yasujirô et Noda Kôgo : l’histoire d’une amitié profonde à l’origine de chefs-d’œuvre du cinéma

Cinéma

Carmen Grau Vila [Profil]

Une forêt de la préfecture de Nagano constitue aujourd’hui le décor où se déroulait le scénario original du chef-d'œuvre du cinéma Voyage à Tokyo, d’Ozu Yasujirô. Elle est aussi le théâtre d’une autre histoire : celle de l’amité profonde qui unissait, au cinéma comme dans la vie, le grand réalisateur japonais et son scénariste, Noda Kôgo.

Faire équipe pour produire des chefs-d’œuvre

Ozu Yasujirô (1903-1963) est connu comme l’un des plus grands réalisateurs de films du Japon et du monde. Mais peu de gens ont conscience du rôle fondamental joué par le scénariste Noda Kôgo (1893-1968) dans sa carrière. Un voyage effectué dans les montagnes du centre du Japon 120 ans après la naissance d’Ozu et 60 ans après son décès met en lumière l’héritage de l’écrivain qui a toujours collaboré avec le célèbre cinéaste, avec à la clef la production d’une archive personnelle et documentaire. Celle-ci raconte une partie de l’histoire du cinéma japonais construite autour de l’amitié étroite entre les deux personnages.

Pendant tout le temps qu’ils ont passé ensemble, Ozu et Noda ont réalisé une suite d'œuvres unique en son genre, dont l’impact a perduré jusqu’à nos jours. Au stade ultime de leurs carrières, dans les premières décennies de l’après-guerre, les deux artistes se sont repliés à Tateshina, une lointaire région montagneuse de la préfecture de Nagano. Là, ils ont nourri leur inspiration et forgé une routine partagée de longues heures de travail, de conversations, de promenades, le tout abondamment arrosé de saké. Jusqu’à la fin de leurs jours, Tateshina est resté pour eux un hâvre de création, mais aussi de célébration de la vie.

Né en 1893, Noda Kôgo était donc de dix ans plus âgé que l’inventeur du « tatami shot » (plan tatami). Il a partagé les débuts d’Ozu dans le cinéma muet, et ils ont fait ensemble leur entrée dans le cinéma en couleur. Il était non seulement un créateur et un contributeur prolifique dans le domaine de l’art au Japon, mais aussi un bon ami d’Ozu.

Le tournage les a réunis à Tokyo dans les années 1920, quand Ozu a fait ses débuts en tant que réalisateur avec Le sabre de pénitence, sorti en 1927 d’après un scénario de Noda. À partir de là, ils ont tourné ensemble 27 films, en dépit d’une interruption de plus de dix ans entre Une jeune fille pure, sorti en 1935, et Printemps tardif, sorti en 1949.

Dans les années 1930, l’essor du militarisme japonais et le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale ont fait bifurquer leurs chemins, à mesure que le contrôle étatique et la propagande renforçaient leur emprise sur le secteur du cinéma. Ozu a été envoyé en Chine en 1937 et à Singapour en 1943 pour y tourner des séquences documentaires au cœur des conflits, tandis que Noda s’est rendu dans le centre de la Chine en 1940 pour rédiger le scénario d’un film de guerre basé sur la biographie de l’écrivain Kikuchi Kan.

Une escapade dans une villa isolée en montagne

La réunion d’Ozu et de Noda dans les années qui ont suivi la guerre a donné le coup d’envoi à une série de films qu’on allait appeler la « trilogie de Noriko », du nom du personnage principal, incarné par Hara Setsuko. Ces films allaient tous devenir célèbres, qu’il s’agisse de Printemps tardif (1949), de Été précoce (1951) ou de Voyage à Tokyo (1953). Le dernier de ces films, notamment, a constitué une apogée dans la carrière artistique des deux cinéastes.

Quand le tournage était fini, ils passaient le plus gros de leur temps dans la capitale ou dans les environs, particulièrement à Kamakura. Les deux cinéastes travaillaient dans une auberge de la plage de Chigasaki, située à proximité et à une distance raisonnable des studios de cinéma Shôchiku, installés à Ôfuna. Là, ils ont conçu les intrigues, écrit les dialogues et élaboré les génériques de chacun de leurs films. Ils ont toutefois fini par se sentir épuisés, en raison des rythmes frénétiques imposés par l’industrie cinématographique et la vie à l’auberge, qui, à l’époque, accueillait un gand nombre de cinéastes et d’écrivains, et les exposait aux regards du public.

Ils ont donc décidé de faire une escapade en quête d’inspiration. Noda connaissait l’endroit idéal : une villa de montagne isolée au beau milieu de la forêt, où la seule visite qu’on pouvait attendre était celle des nuages. Ils sont donc allés sur les Hauteurs de Tateshina, un site volcanique faisant partie de l’impressionnante chaîne de montagnes Yatsugatake, dans la préfecture de Nagano, site qui allait devenir la dernière résidence des deux cinéastes.

Noda Kôgo (à gauche) et Ozu Yasujirô (au centre) jouissent de l'environnement naturel à Tateshina. (Avec l'aimable autorisation de l'Institut de recherche des écrivains de Tateshina du mémorial Noda Kôgo)
Noda Kôgo (à gauche) et Ozu Yasujirô (au centre) jouissent de l’environnement naturel à Tateshina. (Avec l’aimable autorisation de l’Institut de recherche des écrivains de Tateshina du mémorial Noda Kôgo)

Cap au nord

Yamanouchi Michiko, exécuteur testamentaire de la villa de montagne Shin-Unko-sô, qui abrite aujourd’hui les archives personnelles de Noda, signale que le scénariste s’est rendu à Tateshina à l’été 1951. Là, le frère de Noda avait fait l’acquisition d’une petite villa constituée d’une unique pièce à tatami qui servait de salle de séjour dans la journée et de chambre à coucher la nuit. Noda, devenu propriétaire de la villa, a été époustouflé par son calme et sa beauté, et ne s’en est jamais séparé.

Yamanouchi Michiko est l'exécuteur testamentaire du Shin-Unkosô, où les archives personnelles de Noda Kôgo sont conservées.
Yamanouchi Michiko est l’exécuteur testamentaire du Shin-Unko-sô, où les archives personnelles de Noda Kôgo sont conservées.

Le rustique Shin-Unkosô
Le rustique Shin-Unko-sô

« Les montagnes font monter leur appel vers les nuages, comme les nuages font descendre leur appel vers les gens », a dit Noda en donnant son nom au Unkosô, la « villa qui appelle les nuages ». Elle était fréquentée par des parents, des amis et des artistes de l’époque, au nombre desquels figuraient des acteurs comme Sada Keiji et Ryû Chishû. En été, les visiteurs se promenaient dans les bois où se rassemblaient la nuit autour du feu. La résidence de Noda se trouvait à Kamakura, mais il effectuait de longs séjours à Tateshina en compagnie de son épouse Shizu et de leur fille Reiko. C’est là qu’il a décidé de laisser son héritage.

Reiko, qui a grandi entouré de cinéastes, est devenue le bras droit de son père, tapant à la machine les copies finales des scénarios écrits par Noda. Ozu et Noda demandaient tous les deux sa participation lorsqu’ils étaient en phase de création, et il n’est donc pas surprenant qu’elle soit devenue elle aussi scénariste, sous le pseudonyme de Tachihara Ryû. En dépit de la forte opposition initiale de son père, Reiko a fini par épouser un autre scénariste, Yamanouchi Hisashi — une histoire de famille qui a inspiré le scénario de Fleurs d’équinoxe (1958), le premier film d’Ozu tourné en couleur.

À partir de la gauche : Osu Yasujirô, Noda Kôgo, son épouse Shizu et leur fille Reiko. (Avec l'aimable autorisation de l'Institut de recherche des écrivains de Tateshina du mémorial Noda Kôgo)
À partir de la gauche : Osu Yasujirô, Noda Kôgo, son épouse Shizu et leur fille Reiko. (Avec l’aimable autorisation de l’Institut de recherche des écrivains de Tateshina du mémorial Noda Kôgo)

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Carmen Grau VilaArticles de l'auteur

Journaliste spécialiste de l’Asie de l’Est ; traductrice et interprète. Titulaire d’un doctorat d’histoire de l’université Computense de Madrid. Chercheuse associée à l’Institut de la collectivité durable et de la gestion des risques de l’université Waseda et correspondante pour le Japon du site internet d’information Equal Times. Lauréate du prix 2019 de la Global Media Competition sur les migrations liées au travail. Écrit aujourd’hui pour de nombreux organes des médias et groupes de réflexion en Espagne et en Amérique latine.

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