
Le bouddhisme ésotérique au Japon : la rivalité des écoles Tendai et Shingon
Histoire Culture- English
- 日本語
- 简体字
- 繁體字
- Français
- Español
- العربية
- Русский
Il manquait au Japon une vision d’ensemble du bouddhisme
Comme nous l’avons vu dans l’article précédent, le Japon du VIIIe siècle avait réussi à importer les trois éléments (les images bouddhiques, le « dharma » ou loi, et le « sangha » ou la communauté de moines) dont il avait besoin pour devenir un pays bouddhiste. Malgré cela, la forme japonaise de cette religion est restée bien différente des doctrines et des disciplines établies par le Bouddha historique Shakyamuni en Inde des siècles auparavant. L’avènement des nouveaux écrits Mahayana avait donné naissance à une multitude de différents bouddhas et boddhisatvas dans l’archipel.
Ils étaient traités comme de véritables objets d’adoration et imprégnés de mystérieux pouvoirs similaires à ceux des kami des traditions indigènes shintô du Japon. Les prêtres bouddhistes étaient révérés comme des personnalités puissantes, capables de lancer des invocations et des rituels pour invoquer les pouvoirs magiques des bouddhas. Dans le clergé japonais, il n’y avait que peu de traces de la communauté des moines telle qu’elle avait été envisagée dans le bouddhisme des origines : le sangha, dont les membres dévoueraient leur vie aux pratiques spirituelles pour échapper à leurs désirs illusoires et se libérer de leurs souffrances.
Depuis Nara, la capitale impériale, la cour avait fait construire des écoles et demandé à des moines d’étudier les doctrines bouddhiques afin de diffuser les enseignements dans tout le pays, mais également dans l’objectif de capitaliser sur les pouvoirs « magiques » de cette religion pour protéger l’État. Les philosophies et les lois du bouddhisme étaient divisées en six domaines et enseignées séparément. On croyait alors que les étudiants capables de maîtriser certaines doctrines obscures possédaient les habiletés nécessaires pour devenir prêtre bouddhiste. Les six domaines d’étude étaient connus sous le nom de Sanron, Jôjitsu, Hossô, Kusha, Kegon and Ritsu.
Chacun d’entre eux révélait un aspect secret des enseignements de Bouddha. Ces doctrines seront plus tard connues comme les Six écoles du sud. Les académies offraient un curriculum conçu pour former les prêtres et pour leur permettre de recevoir des qualifications reconnues par l’État, ce n’était donc pas des systèmes philosophiques complets qui auraient permis aux fidèles de comprendre l’univers bouddhique dans sa globalité. À cette période, le Japon manquait toujours d’un cadre philosophique permettant de réfléchir à l’essence de la religion, et d’avoir une véritable vision d’ensemble du bouddhisme.
L’école Tendai et le sutra du lotus
Cette situation a perduré de la fin du VIIIe siècle jusqu’au début du IXe, époque autour de laquelle la capitale impériale a été déplacée vers Kyoto. Autour de cette période, deux nouvelles philosophies qui semblaient encapsuler les enseignements bouddhiques avaient été introduites au Japon par des moines. Ces derniers avaient voyagé avec des ambassades vers la Chine des Tang pour étudier les derniers enseignements continentaux. L’un était le bouddhisme Tendai (« Tientai » en chinois), initié par Saichô (762-822). L’autre était l’école Shingon, amené par Kûkai (774-835). Ces deux courants allaient former le noyau du bouddhisme japonais pour les siècles à venir.
L’école Tendai représentait la forme la plus avancée de la philosophie religieuse de l’époque. Elle incorporait toutes les diverses formes de pensées bouddhiques qui avaient été importées depuis l’Inde vers la Chine dans une longue série d’échanges depuis le premier siècle de l’ère chrétienne. Contrairement aux écoles précédentes, l’école Tendai a établi des relations logiques compliquées entre ses différentes doctrines, et a cherché à atteindre une compréhension plus complète de l’univers bouddhique dans sa globalité.
Bien sûr, puisque ces doctrines avaient été créées par diverses personnes vivant en Inde à différentes époques, il n’y avait pas de façon claire de les combiner pour en faire un tout cohérent. Une fois mises ensemble, elles ne faisaient plus vraiment sens. Mais cela n’a pas empêché l’école Tendai d’utiliser toute la logique et les arguments à sa disposition pour tenter de les unir, et le sutra du lotus se trouvait au sommet de la compréhension du bouddhisme, selon ce courant de pensée. Tendai était une école chinoise née en dehors de l’histoire distincte de la religion en Asie de l’est. Il incorporait tous les différents sutras dans une hiérarchie ordonnée des textes, et le sutra du lotus était le plus vénérable de tous.
Ces nouveaux enseignements ont été adoptés dès leur introduction, et enseignés de manière systématique par Saichô. Le vaste cosmos bouddhique, que les Japonais n’en avaient eu alors qu’un aperçu, se révélait enfin dans toute sa gloire, dans une forme qui pouvait être comprise comme un seul système cohérent.
L’enseignement suprême
Peu après ces événements, Kûkai est rentré au Japon depuis la Chine avec un nouvel ensemble de doctrines qui a formé les bases de l’école Shingon (mantra). Contrairement aux enseignements Tendai, le Shingon n’était pas une compilation des précédentes doctrines, c’était une nouvelle interprétation de la religion, connue sous le nom de bouddhisme ésotérique (mikkyô, ou « enseignement secret » en japonais).
Bâtie sur un nouvel ensemble d’écrits tantriques, cet école représentait la dernière étape de l’évolution du bouddhisme en Inde. Son apparition a marqué le point culminant d’un procédé historique durant lequel la religion s’est développée et a changé en incorporant et en surpassant les enseignements précédents. En tant que résultat final de ce procédé, le bouddhisme ésotérique s’est présenté comme une forme possédant le pouvoir spirituel suprême. Il a par conséquent pris place au sommet de toute la pensée bouddhique qui existait jusqu’alors.
Le bouddhisme original du Bouddha historique Shakyamuni enseigne qu’une personne doit se regarder de l’intérieur, et changer sa vie et sa destinée par ses propres efforts. Dans un monde dans lequel nul sauveur extérieur n’existe, il n’y a aucune autre solution. Mais durant les siècles qui ont suivi sa création, le bouddhisme Mahayana a commencé à être mis au premier plan, et des croyances mystiques et magiques sont venues s’ajouter aux enseignements originaux. Dans la forme ésotérique de cette religion, qui représente l’étape finale de cette évolution, les enseignements étaient si transformés qu’ils disaient désormais que l’on pouvait devenir Bouddha simplement en étant conscient de sa propre connexion avec l’énergie fondamentale de l’univers. Cette philosophie était presque impossible à différencier de l’hindouisme.
Les doctrines étaient devenues obscures et mystiques, et leurs secrets les plus profonds ne pouvaient être divulgués qu’aux individus qui avaient complété certains tests ou passé certains rites d’initiation. Et on croyait alors que cette expérience de l’union avec l’énergie de l’univers était quelque chose qui ne pouvait être exprimé ou expliqué avec des mots.
Kûkai avait apporté le bouddhisme ésotérique au Japon en tant que tout intégré, un système de pensée robuste et unique. Jusqu’alors, la forme japonaise de la religion avait été un mélange de pratiques et de rituels importés, appréciés en particulier pour leurs pouvoirs spirituels, presque magiques. Le bouddhisme ésotérique a donc été une révélation : c’était la version la plus profonde et la plus puissante de ces enseignements que quiconque avait encore connu au Japon. Cela semblait également plus cohérent que les doctrines de l’école Tendai, qui essayaient de combiner différents enseignements et de les présenter comme un tout unifié. Les fidèles de Saichô avaient également senti cela, et ils avaient commencé à ajouter ces éléments à leurs propres doctrines, dans le but de teinter de manière graduelle les enseignements de Tendai par l’ésotérisme.
C’est ainsi que deux formes différentes du bouddhisme ésotérique ont commencé à exister côte à côte au Japon : l’école Tendai, qui avait ajouté un peu d’ésotérisme à une fusion de différentes doctrines issues des écoles précédentes, et l’école Shingon, qui avait apporté les enseignements ésotériques au Japon en tant que tout unifié.
Fondateur | Temple principal | Enseignements |
---|---|---|
Tendai | ||
Saichô | Enryaku-ji, mont Hiei (entre Kyoto et Ôtsu, dans la préfecture de Shiga) | Tous les sutras sont arrangés par hiérarchie, avec le sutra du lotus au sommet. |
Shingon | ||
Kûkai | Kongôbu-ji, Kôyasan (préfecture de Wakayama) | Le dernier stage de l’évolution historique du bouddhisme en Inde. Les fidèles cherchent à ne faire qu’un avec l’énergie de l’univers. |